Irène Ansari : « La grève des ouvriers de l'industrie pétro­lière ira­nienne est une très bonne nou­velle pour le mou­ve­ment de contes­ta­tion du pouvoir »

Alors que les pro­tes­ta­tions en Iran ont enta­mé leur cin­quième semaine et avant un nou­veau ras­sem­ble­ment de sou­tien aux Iraniennes same­di à Paris, Causette s'est entre­te­nue avec Irène Ansari, coor­di­na­trice de la Ligue des femmes ira­niennes pour la démocratie.

Née en France à l'initiative de femmes ayant fui l'Iran après la révo­lu­tion isla­mique, la Ligue des femmes ira­niennes pour la démo­cra­tie (LFID) porte la voix des Iraniennes à l'international. Elle accom­pagne éga­le­ment des réfu­giées ira­niennes et afghanes (cer­taines régions d'Afghanistan parlent le far­si) vic­times de vio­lences intra­fa­mi­liales ou deman­deuses d'asile. L'association a natu­rel­le­ment été l'une des pre­mières à orga­ni­ser les mani­fes­ta­tions fran­çaises de sou­tien au mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion qui embrase le pays depuis la mort de Mahsa Amini. 

Cette jeune femme kurde – son pré­nom kurde est Jina – est décé­dée le 16 sep­tembre, trois jours après son arres­ta­tion par la police des mœurs pour port du voile non conforme à la loi isla­mique. C'était il y a plus d'un mois, et le mou­ve­ment ne fai­blit pas, mal­gré la féroce répres­sion du régime, qui a fait au moins 215 morts dont 27 enfants, selon les chiffres de l'ONG Iran Human Rights. Malgré un emploi du temps très char­gé entre son sou­tien aux femmes vic­times et l'organisation de la mobi­li­sa­tion fran­çaise, la coor­di­na­trice de LFID, Irène Ansari, nous a accor­dé un entretien. 

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Irène Ansari © DR

Causette : Quelles sont les der­nières nou­velles que vous rece­vez de l'Iran ?
Irène Ansari :
Avant toute chose, je tiens à pré­ci­ser d'emblée que si le régime ira­nien uti­lise le terme « répu­blique », ce n'en est pas une. Il s'agit d'une théo­cra­tie, un état isla­mique ver­sion chiite. De la même manière, il est impor­tant de rap­pe­ler pour com­prendre les évé­ne­ments actuels que l'Iran est un pays multi-​peuples : il y a évi­dem­ment les Perses mais les peuples turques, kurdes, arabes ou encore baloutches sont très impor­tants. Il ne s'agit pas de mino­ri­tés ou d'ethnies mais bien de peuples. Ils ont été répri­més par le régime du Shah et ont conti­nué à l'être sous la théo­cra­tie actuelle.
En ce qui concerne les nou­velles les plus récentes, c'est que le mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion ne fai­blit pas. Des ras­sem­ble­ments d'étudiants ou lycéennes ont lieu pra­ti­que­ment tous les jours à tra­vers toutes les grandes villes du pays. Certains jours, 30 uni­ver­si­tés sont mobi­li­sées, d'autres cinq mais la conti­nui­té de ces actions est cer­taine et force l'admiration. En consé­quence, les arres­ta­tions conti­nuent, et de plus en plus de per­sonnes sont tuées ou bles­sées.
Je dirais éga­le­ment que les reven­di­ca­tions dépassent désor­mais lar­ge­ment la sup­pres­sion des lois sur le port obli­ga­toire du voile ou de la police des moeurs. Nous sommes au-​delà du slo­gan « Femmes, vie liber­té ! » scan­dé juste après la mort de Jina. Les gens réclament la liber­té, l’égalité, la jus­tice sociale et crient : « On ne veut pas de la répu­blique isla­mique » ; « Ce n’est pas une répu­blique ! »
D'ailleurs à mes yeux, la nou­velle la plus impor­tante est que depuis quelques jours, les ouvriers de l’industrie gazière et pétro­chi­mique, ain­si que les camion­neurs d'une impor­tante raf­fi­ne­rie se sont mis en grève pour sou­te­nir la contes­ta­tion et dénon­cer la répression.

Lire aus­si l Un mois de contes­ta­tion en Iran : l’UE sanc­tionne la police des mœurs alors que les arres­ta­tions se poursuivent

Pourquoi est-​ce impor­tant ?
I.A. :
C’est une très bonne nou­velle pour nous parce qu’à mon avis, ce n’est mal­heu­reu­se­ment pas seule­ment avec les mani­fes­ta­tions qu’on peut ren­ver­ser ce régime. Je crois sin­cè­re­ment qu’une grève géné­rale peut le mettre à genou, si une alliance s'opère entre les dif­fé­rents mou­ve­ments. Les mani­fes­ta­tions seules, mal­gré le cou­rage inouï de ces jeunes qui agissent au prix de leur vie ou de leur liber­té ne suf­fi­ront pas. La grève de ces ouvriers de l'industrie pétro­lière donne donc un immense espoir pour une coor­di­na­tion entre eux, les ensei­gnants, les intel­lec­tuels, les écri­vains, les étu­diants. Par ailleurs, la puis­sance du régime étant fon­dée sur ces res­sources pétro­lières, cette grève peut l'affaiblir économiquement.

« De jeunes femmes chantent : "Ma chère mère, t’as plus de fille parce que ta fille est des­cen­due et va se prendre une balle" »

Malgré la répres­sion san­glante, le mou­ve­ment se pour­suit. Quel regard portez-​vous sur sa per­sis­tance ?
I.A. : Oui, la cin­quième semaine de contes­ta­tion est enta­mée et c’est très rare. Depuis l'avènement de la théo­cra­tie, il y a eu des mou­ve­ments contes­ta­taires et tous ont été vio­lem­ment répri­més, mais ils ont duré moins long­temps. Il y a vingt-​cinq ans, c'était le mou­ve­ment des étu­diants. En juin 2009, en même temps que les prin­temps arabes, le peuple s'est sou­le­vé contre la fraude élec­to­rale. Fin 2018, il y eut un sou­lè­ve­ment popu­laire en rai­son de la crise éco­no­mique et du manque de pers­pec­tives pour les jeunes diplô­més, et, le plus récent, les mani­fes­ta­tions en novembre 2019 contre la hausse du prix de l’essence. Mais ce n’était pas que contre la vie chère, parce que les gens criaient déjà « À bas le dic­ta­teur ! » Ça n’a duré que quatre jours et il y eut 1500 morts.
On voit donc bien que les ten­ta­tives de rébel­lion ne sont pas nou­velles. Mais si le mou­ve­ment actuel per­dure, je pense que c'est parce que les gens ont com­pris qu’on ne pou­vait pas réfor­mer ce régime. La mort de Jina a mis le feu à la pou­drière des injus­tices. Les Iraniens ont tout essayé, ils n’ont plus rien à perdre. Parce que de toute façon, ce n’est pas une vie, qu’ils mènent. Ils sont tout le temps en dan­ger parce qu’ils ont bu une goutte d’alcool ou osé fré­quen­ter le sexe oppo­sé. Ajoutez à cela le marasme éco­no­mique d'un régime qui ne redis­tri­bue pas ses richesses et n'offre que l'exode éco­no­mique pour les plus chan­ceux… les gens se disent on n’a pas le choix, ça doit chan­ger. J'ai reçu par mes­sages vocaux des slo­gans d'une déter­mi­na­tion abso­lue et ter­rible. Des jeunes femmes qui chantent : « Ma chère mère, tu n’as plus de fille parce que ta fille est des­cen­due et va se prendre une balle. »

« La répres­sion n'empêche pas d'incroyables actes de soli­da­ri­té : alors que cer­tains bles­sés ne vont pas dans les hôpi­taux parce qu'ils risquent d’être arrê­tés, des infir­mières et des méde­cins cou­ra­geux vont les soigner. »

Voit-​on aujourd'hui le mou­ve­ment se struc­tu­rer ?
I.A. : C'est très com­pli­qué car en Iran, se syn­di­quer ou for­mer un par­ti poli­tique est inter­dit. Cependant, ces der­nières années, on a assis­té à l'émergence de syn­di­cats – jamais recon­nus par le régime – dans les sec­teurs des trans­ports ou de l'industrie du sucre ou même, de l'éducation. Leurs lea­ders sont arrê­tés. 
Actuellement, nous rece­vons des nou­velles selon les­quelles les jeunes sont en train de s'organiser via des comi­tés de quar­tiers pour faire vivre le mou­ve­ment. Mais tout est très com­pli­qué et la clan­des­ti­ni­té est leur seule solu­tion.
En ce qui concerne les attaques du régime sur les canaux de com­mu­ni­ca­tion, qui par­ti­cipent de ces dif­fi­cul­tés à s'organiser, les per­tur­ba­tions se pour­suivent. Mais ce n'est jamais total : les images nous arrivent avec du retard mais elles nous arrivent néan­moins.
Cette répres­sion n'empêche pas d'incroyables actes de soli­da­ri­té qu'on m'a rap­por­tés : alors que cer­tains bles­sés ne vont pas dans les hôpi­taux parce qu'ils risquent d’être arrê­tés, des infir­mières et des méde­cins cou­ra­geux vont les soi­gner direc­te­ment chez eux.

Si on en revient aux débuts du mou­ve­ment, êtes-​vous éton­née que le sort ter­rible de Jina Amini ait déclen­ché une si grande vague contes­ta­taire ?
I.A. : Nous devons dire que le mou­ve­ment actuel doit sa force à la famille de Jina, qui s'est oppo­sée fron­ta­le­ment aux conclu­sions du méde­cin légiste qui a évo­qué des pro­blèmes car­diaques pour jus­ti­fier la mort de cette jeune femme de 22 ans et des Kurdes qui, les pre­miers, ont pro­tes­té mas­si­ve­ment. Le mou­ve­ment est par­ti du Kurdistan et ce qui est inédit, c'est que le pays entier s'en est mon­tré soli­daire.
Les arres­ta­tions pour port du voile non conforme sont mon­naie cou­rante et, à la LFID, nous sommes en lien avec ces réa­li­tés depuis des années, puisque nous arrivent des femmes qui ont des ennuis judi­ciaires pour ces rai­sons.
Par ailleurs, les femmes ira­niennes s'opposent depuis long­temps au régime des Mollah. En mars 1979, à peine un mois après l’arrivée au pou­voir de Khomeini, elles sont des­cen­dues par mil­liers dans les rues pour s'opposer au voile obli­ga­toire et ont été répri­mées. A ce titre, vous pou­vez voir le film Année zéro, réa­li­sé par des Iraniennes et des Françaises du MLF qui se trou­vaient à Téhéran à ce moment-là.

« Je suis oppo­sée à une inter­ven­tion mili­taire de forces étran­gères, on ne veut pas que les GI viennent nous sau­ver, on a vu ce que cela a don­né en Afghanistan et en Irak. »

Avez-​vous des infor­ma­tions sur ce qui s'est pas­sé dans la pri­son d'Evin same­di der­nier ?
I.A. : Cet incen­die de la pri­son d'Evin [dans la capi­tale Téhéran] sur­ve­nu same­di a de quoi inquié­ter. On ne sait pas exac­te­ment ce qui s'est pas­sé et ce qui a déclen­ché l'incendie et les affron­te­ments entre déte­nus et gardes mais on parle actuel­le­ment d'une dizaine de morts et de 90 bles­sés, dont cer­tains sont entre la vie et la mort. Apparemment, des pri­son­niers auraient affi­ché leur sou­tien aux contes­ta­tions.
A Evin, la plu­part des pri­son­niers sont poli­tiques. Il y a des per­son­na­li­tés, comme les deux cinéastes Jafar Panahi ou Mohammad Rasoulof, mais aus­si des syn­di­ca­listes et, d'après les infor­ma­tions qui me par­viennent, des cen­taines de jeunes arrê­tés dans le cadre de la contes­ta­tion actuelle. C'est inquié­tant car cela rap­pelle le mas­sacre des pri­son­niers d'Evin et de Gohardasht [à Téhéran] à l’été 1988. En l'espace de deux mois, le régime avait exé­cu­té plus de 5000 pri­son­niers poli­tiques. L'actuel pré­sident, Ebrahim Raïssi, était membre de la com­mis­sion de la mort qui a envoyé à la mort ces per­sonnes sur ordre direct [du guide suprême] Khomeini. Pour moi, le régime qui à l'époque avait nié ce mas­sacre, est capable de le réité­rer aujourd'hui.

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Devant la pro­lon­ga­tion du mou­ve­ment, peut-​on s’attendre à des défec­tions au sein du régime ?
I.A. : Je ne pense pas. Ce qui se joue plu­tôt, ce sont des diver­gences, de ce qu’on en com­prend, au sein du régime sur la façon d'étouffer le mou­ve­ment. Certains membres du régime sou­haitent répri­mer mas­si­ve­ment et sans attendre (car, c’est mal­heu­reux de dire ça après plus de 200 morts, mais le régime n’a pas encore épui­sé toutes ses forces de répres­sion). Une autre ten­dance est celle qui tem­po­rise, en disant le peuple va se las­ser. Quoi qu'il en soit, aucun à ce stade ne compte quit­ter le pouvoir.

Quel regard portez-​vous sur la réac­tion de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ?
I.A. : On n’a jamais vu autant de sou­tien à tra­vers le monde à l’égard des femmes ira­niennes. Il n’y a pas une grande ville dans le monde où il n’y ait eu de mani­fes­ta­tion. On a eu quelques États qui ont condam­né ouver­te­ment la répres­sion, comme le Canada ou la France. Certes, c’est au peuple ira­nien de faire le chan­ge­ment, je suis oppo­sée à une inter­ven­tion mili­taire de forces étran­gères, on ne veut pas que les GI viennent nous sau­ver, on a vu ce que cela a don­né en Afghanistan et en Irak.
Mais le sou­tien au peuple ira­nien doit conti­nuer, par exemple en fai­sant rap­pe­ler les ambas­sa­deurs. C'est aus­si pour inci­ter la France à pour­suivre son sou­tien que nous orga­ni­sons place du Trocadéro à Paris same­di 22 octobre à 13h30 un rassemblement.

Lire aus­si l « Cette liber­té, d’autres femmes au-​delà de vos fron­tières la réclament pour leurs sœurs » : lettre d'une Franco-​iranienne au régime iranien

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