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© Niko Tsviliov / Unsplash

Les femmes et le por­no – Ep 3/​4 : La culpa­bi­li­té – “Je me sens coin­cée entre mes fan­tasmes et mes convic­tions féministes” 

Excitation, culpabilité, découverte de nouveaux imaginaires érotiques… cette semaine Causette plonge dans l’intimité des femmes et leur rapport à la pornographie. Épisode 3 de notre série : le malaise ressenti par certaines femmes après avoir visionné une vidéo pornographique, bien souvent tiraillées entre excitation et culpabilité.

Lire les autres épisodes de notre série :
Ep 2 – Ce que le porno fait à la sexualité des femmes
Ep 1 – “Une fille qui regarde du porno, c’est une pute

Pour Clémentine*, la démarche est presque toujours la même. La jeune femme de 29 ans s’empare de son smartphone, s’installe dans son lit, active le mode privé sur Google et cherche une vidéo sur un “tube”, l’un de ces sites pornos gratuits qui proposent une masse de contenus pour adulte. Une fois l’orgasme rapidement atteint, elle coupe aussitôt la vidéo et balance son téléphone comme s’il lui brûlait les doigts. À chaque fois, Clémentine passe de l’excitation à la culpabilité en une poignée de secondes. “Je culpabilise surtout d’être excitée par des vidéos dans lesquelles les femmes sont en position de soumission, comme des gangbang, explique-t-elle à Causette. J’ai déjà essayé de ne pas en regarder, mais je finis toujours par en mettre une.”

La culpabilité. Le mot est revenu plusieurs fois dans les témoignages reçus par Causette. Des jeunes femmes comme Clémentine, qui se retrouvent tiraillées entre l’excitation, voire la nécessité de regarder du porno mainstream pour atteindre facilement l’orgasme, et le malaise qu’elles ressentent après avoir visionné des images qui vont, pour beaucoup d’entre elles, à l’encontre de leurs idéaux moraux et féministes. 

L’affaire “French Bukkake” 

La culpabilité vient parfois après “une prise de conscience”. Pour Suzanne*, 28 ans, qui regarde des vidéos plutôt trash depuis qu’elle a 22 ans, cette dernière est ainsi venue après l’éclatement médiatique de l’affaire French Bukkake. En décembre 2021, Le Monde révèle, dans une enquête en quatre épisodes, l’investigation judiciaire à l’encontre du site pornographique French Bukkake. Surtout, le quotidien jette une lumière crue sur l’ampleur et l’atrocité des violences dont certaines femmes ont été victimes chez French Bukkake, mais aussi dans l’industrie du porno en général. Dans cette tentaculaire affaire judiciaire, dix-sept hommes soupçonnés d’avoir participé à un système ayant débouché sur des viols aggravés doivent être jugés prochainement. 

“En lisant les articles sur le sujet, je me suis rendu compte que des femmes se faisaient parfois violer dans ces vidéos, raconte-t-elle. Je pense que je le savais avant, mais que peut-être je ne voulais pas l’admettre parce que j’avais besoin de ces vidéos pour jouir. À ce moment-là, j’ai eu l’impression d’avoir vraiment pris conscience de la violence de l’industrie pornographique. Ça a été une sorte de déclic. Ça a aussi modifié mon rapport à la sexualité. J’ai l’impression que mon rapport aux hommes a changé et que je suis moins dans une sexualité basée sur la pénétration, mais davantage sur mon plaisir.” 

Il y aurait donc un avant et un après French Bukkake dans la consommation féminine de pornographie. Pour Lucie Groussin, sexologue féministe, l’affaire et le scandale médiatique qui a suivi ont effectivement “eu le mérite d’occasionner une espèce de gros clash”. “La société s’est emparée du sujet, explique-t-elle. Ça a irrigué sur des questions importantes, notamment sur l’éducation à la sexualité.” De son côté, Ludi Demol Defe, chercheuse en science de l’information et de la communication à l’Université Paris-8 n’a pas constaté de répercussion sur la manière de consommer des femmes, mais a plutôt observé une évolution des pratiques. “Les femmes féministes vont essayer de connaître les conditions de tournage”, pointe-t-elle, précisant que cette évolution n’est pas forcément liée à l’affaire French Bukkake. “Je remarque cela depuis quelques années quand même”, indique la chercheuse. 

Être une mauvaise féministe ? 

Lucie Groussin reçoit dans son cabinet des jeunes femmes – et quelques hommes – qui se questionnent elles·eux aussi sur leur consommation de porno mainstream et qui culpabilisent d’en regarder. Elle parle alors de “dissonance cognitive”. “D’un côté, on est là avec nos idéaux et, en même temps, on consomme des choses qui vont à l’inverse de ces derniers”, pointe la spécialiste. 

C’est le cas de Clémentine. “Je me sens coincée entre mes fantasmes et mes valeurs féministes”, se désole la jeune femme. Un désarroi tel qu’elle a parfois l’impression de ne pas être une “vraie féministe”. “Je ne comprends pas comment je peux être excitée par la soumission des femmes alors que c’est quelque chose pour laquelle je lutte dans ‘la vraie vie’”, lance-t-elle. Le phénomène semble d’ailleurs devenir petit à petit un enjeu de société, Le Monde lui ayant consacré un article il y a quelques semaines. 

Pour Ludi Demol Defe, il n’est pas étonnant que les femmes puissent être sexuellement excitées par une pornographie hétéronormée basée sur la pénétration. “Les femmes sont élevées dans une société qui érotise la soumission féminine à tout bout de champ, notamment à travers les œuvres culturelles”, précise-t-elle. Être excitée par la soumission féminine, ce serait donc statistiquement normal. 

La question des fantasmes

Surtout, la chercheuse insiste : “On a le droit d’avoir les fantasmes qu’on a”.À partir du moment où la société nous dit que les femmes ne doivent pas avoir une sexualité en dehors du couple, si on a trouvé un truc qui nous excite, je suis d’avis d’accepter que cela nous excite et de l’explorer, affirme-t-elle. Trouver un truc qui peut nous exciter et l’explorer, c’est, pour moi, un choix féministe. Ça ne veut pas dire, bien sûr, qu’il ne faut pas s’intéresser aux conditions de production et de travail des performeurs et des performeuses, mais si quelque chose nous excite, je suis d’avis de dire ‘vas-y si tu en as envie’. Elle rappelle aussi que ce n’est pas parce qu’on fantasme sur un gangbang qu’on va se lever un matin en se disant “tiens si j’allais en faire un”. “Ce qui se passe dans sa tête, c’est un espace de liberté absolu.”

Sur la question d’être – ou non – une bonne féministe, Carmina, productrice, réalisatrice et performeuse de films pornos alternatifs, est catégorique. “Bien sûr qu’on peut regarder du porno mainstream et être féministe !, lance-t-elle à Causette. On peut prendre du plaisir, ça n’enlèvera pas le fait qu’on est féministe et qu’on se lèvera demain pour militer contre les violences sexistes et sexuelles. Il ne faut pas avoir honte de nos désirs, quand on est une femme, on croule déjà sous un tas d’injonctions.”

Modifier ses pratiques 

À force de discussions entre amies et de lectures féministes, Lisa, 33 ans, a elle aussi pris conscience des violences qui règnent dans le milieu du porno. Mais elle a beau savoir comment le porno est fait, par qui et pour qui il est fait, elle a beau savoir ce qu’il reflète de notre société, elle a beau savoir qu’il existe des plateformes plus éthiques… elle en consomme toujours. “J’ai l’impression que mon cerveau a fait le lien entre mon excitation et ma consommation, constate-t-elle auprès de Causette. Finalement, c’est comme quand tu achètes un vêtement pas cher fabriqué à l’autre bout du monde, tu sais que ce n’est pas très bien, mais tu le fais quand même.”

Lassée de la violence et de l’ultraconsommation de ces images, la jeune femme tente tout de même depuis quelques mois de modifier ses pratiques. Elle s’efforce de nourrir un imaginaire érotique pour se masturber tout en cessant de s’autoflageller quand elle en consomme. “L’idéal, ce serait probablement de consommer seulement du porno éthique, mais ça serait aussi renier que le côté hard de ces sites gratuits m’excite aussi”, estime-t-elle. Lisa s’est tout de même donné un objectif pour 2024 : celui de s’inscrire sur une plateforme pornographique alternative payante. Une manière de changer sa vision de la pornographie, mais aussi de soutenir financièrement ces réalisateur·rices qui peinent à en vivre face aux mastodontes du X que sont toujours les tubes. 

Films alternatifs, éthiques et féministes, application de sexting ou encore podcasts érotiques, il existe aujourd’hui foule de moyens de cultiver son imaginaire érotique sans passer par Pornhub et compagnie. Les femmes en consomment-elles pour autant ? Nous y répondrons dans le dernier épisode de notre série. 

*  Les prénoms ont été modifiés.

Lire aussi I Océan : “J’ai découvert à l’âge adulte que mes fantasmes étaient à l’opposé de mes désirs réels et de mes pratiques”

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