Excitation, culpabilité, découverte de nouveaux imaginaires érotiques, cette semaine Causette plonge dans l’intimité des femmes et leur rapport à la pornographie. Épisode 1 : les femmes aussi matent du porno et c’est toujours un grand tabou.
Les années ont filé depuis, mais Clémentine*, 29 ans, se souvient toujours de son premier porno. À l’époque, elle doit avoir 20 ans. Un soir, pour tromper l’ennui et aussi “un peu” par curiosité, la jeune femme tape “YouPorn” dans la barre de recherche sur Google. “Autour de moi, des mecs se vantaient souvent de regarder du porno sur ce site, je voulais voir ce que c’était”, retrace-t-elle auprès de Causette. Sur le site apparaissent aussitôt des dizaines de vignettes imagées sans équivoque. Clémentine clique sur l’une d’elles, un peu au pif. Une scène de sexe “plutôt banale”, se rappelle la jeune femme, qui n’a jamais vraiment cessé d’en regarder depuis cette première fois.
À l’orée des années 2000, YouPorn mais aussi Pornhub, Redtube, Xhamster ou Xvidéo se frayent une place de choix dans le monde numérique. C’est le début de l’ère des “tubes”, ces sites web proposant gratuitement des dizaines de milliers de contenus pornographiques. Des mastodontes générant des milliards de connexions mensuelles et tout autant en chiffre d’affaires, dont certains sont aujourd’hui dans le viseur de l’Arcom, le gendarme de l’audiovisuel.
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Surtout, avec les tubes, c’est la naissance d’une pornographie mainstream, une pornographie industrielle en majorité faite par et pour des hommes hétérosexuels qui partageraient les mêmes goûts en matière de sexe, c’est-à-dire une sexualité hétéronormée reposant sur la pénétration vaginale.
Devant ces images, Clémentine se souvient de l’excitation qu’elle a ressentie… comme du sentiment de honte qui l’a envahie juste après. “J’avais vraiment l’impression de faire un truc interdit, explique la jeune femme. J’en ai parlé à personne. On avait l’habitude d’aller sur Chatroulette [site lancé en 2009 où l’on peut discuter en ligne avec des inconnu·es dans le monde entier, ndlr] ‘pour rire’ avec mes copines, mais dire qu’on avait regardé une vidéo de cul toute seule, ça jamais. D’ailleurs quand on abordait le sujet, on disait toutes qu’on n’en avait jamais vu. J’ai mis vraiment beaucoup de temps avant de le dire et de l’assumer. Le jour où on a vraiment commencé à en parler, j’ai compris qu’on était plusieurs filles dans ce cas.”
Le porno, ce serait “un truc de mec”
Clémentine met le doigt sur un cliché qui a longtemps eu la vie dure : le porno, ce serait “un truc de mec”. Pourtant, quand on se penche sur les quelques études disponibles sur le sujet, on se rend compte que nombreuses sont les femmes à en regarder. En 2021, un sondage de l’Ifop relevait ainsi que 35 % des Françaises avaient consulté un site porno lors des trois derniers mois. Une consommation féminine qui serait d’ailleurs en augmentation depuis quelques années.
Dix ans ont passé depuis le premier visionnage de Clémentine, mais regarder du porno mainstream pour une femme reste encore un tabou, intrinsèquement lié au tabou de la masturbation féminine. À l’image de Clémentine, Suzanne*, a longtemps gardé cette pratique secrète. Elle a commencé à en regarder à 22 ans lorsqu’elle était à la fac. “C’est venu après les premières fois où j’ai osé me masturber, confie la jeune femme de 28 ans à Causette. Je recherchais l’orgasme et je me souviens m’être dit ‘pourquoi pas essayer’.” Et comme Clémentine, Suzanne en a parlé sur le tard. “Je ressentais de la honte, comme je ressentais de la honte à me masturber.”
L’image de “la putain”
Pour Ludi Demol Defe, chercheuse en science de l’information et de la communication à l’Université Paris‑8, ce sentiment n’est pas étonnant. “Parce qu’une fille qui regarde du porno, c’est une ‘pute’”, lâche-t-elle auprès de Causette. “La construction de la consommation pornographique des femmes n’a pas grand-chose à voir avec celle des hommes, renchérit la chercheuse. Chez les garçons, découverte de la pornographie et découverte de la masturbation vont bien souvent de pair. Il n’y a pas ou peu de culpabilité à regarder du porno pour eux. Alors que les filles doivent réserver leur sexualité au couple. L’intérêt des filles pour une sexualité en dehors du couple n’est pas acceptable. En consommant du porno, elles vont s’exposer aux stigmates de la ‘putain’.”
Une stigmatisation violente qui s’explique aussi, selon la journaliste et autrice Stéphanie Estournet, spécialisée sur les questions de représentation des corps et des sexualités, par le fait qu’on associe encore la notion de “sale” au porno. Alors que les femmes sont traditionnellement éduquées pour être “propres” et bien élevées, mater du sexe sur un écran et, pire, y prendre du plaisir n’est pas tellement au programme de ce qu’on attendrait d’elles donc.
En racontant à son ex-compagnon au détour d’une conversation qu’elle regardait du porno, seule pour jouir, Carla*, 31 ans, s’est vu reprocher de ne pas être “une fille bien”. “Il était choqué que je puisse en regarder, explique-t-elle à Causette. Pour lui, une femme, et encore plus une femme en couple, n’a pas à regarder du porno puisqu’elle a un mec à la maison pour ‘se faire plaisir’. Lui par contre ne se gênait pas pour en voir en mon absence. Il se justifiait en disant que c’était différent pour les mecs parce qu’ils ont des ‘besoins’ plus importants que les femmes et qu’il ne pouvait pas jouir sans en regarder.” La discussion a tourné au vinaigre et face à tant d’incompréhensions, le couple s’est séparé.
Que regardent les femmes ?
“Surtout, cette stigmatisation engendrerait une consommation genrée, observe Ludi Demol Defe. Elles vont plutôt se tourner vers des productions culturelles qu’elles vont trouver excitantes, mais qui ne sont pas étiquetées comme pornographiques. Ce sont des productions principalement liées à leurs usages et pratiques culturelles déjà ancrées. Par exemple, une femme qui lit des mangas va s’intéresser au Hentai.” Lorsqu’on soumet cette idée à Clémentine, des souvenirs lui reviennent aussitôt. “J’ai regardé du porno assez tardivement, mais c’est vrai qu’au collège, je lisais des fanfictions. Je ressentais de l’excitation en lisant les passages un peu chauds, je n’avais jamais conscientisé ça avant”, décrypte aujourd’hui la jeune femme.
Et que regardent celles qui franchissent la barrière numérique ? Il demeurerait là aussi une fausse croyance qui voudrait qu’en matière de contenus pornographiques, les femmes soient plutôt “sexe vanille” et missionnaire romantique que levrette et BDSM. S’il n’existe pour l’heure pas d’étude fiable et précise sur le type de contenus regardés par les femmes, selon Carmina, productrice, réalisatrice et performeuse de films pornos alternatifs, “qu’on dise que les femmes aiment bien les trucs romantiques ou plus soft, ce n’est pas vrai du tout, au contraire.” “On se rend compte que les femmes consomment même plus de contenus extrêmes que les hommes”, martèle la fondatrice du studio de production Carré Rose Films, à Causette.
Après les scènes de sexe soft, “assez basiques”, Suzanne s’est ainsi mise à regarder du porno un peu plus “trash”. Et puis de plus en plus “trash”. “À force d’avoir des suggestions de “gangbang”, au bout d’un moment tu finis par cliquer”, explique-t-elle. Chez elle, la curiosité se transforme rapidement en source d’excitation. “Je ne m’étais jamais vraiment questionnée sur mes fantasmes, mais je me suis rendu compte que ça m’excitait vraiment beaucoup, j’ai fini par ne regarder que des gangbang”, ajoute-t-elle, un peu gênée. Idem pour Clémentine, qui a pris l’habitude de chercher ce tag sur les sites qu’elle consulte. “Je sais qu’en regardant cela, je vais jouir très rapidement, c’est radical”, confie-t-elle.
L’addiction
Les femmes seraient donc des consommateurs de porno comme les autres. Et dans cette optique, elles seraient donc aussi victimes de l’addiction. Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas une question de nombre de vidéos visionnées, rappelle Stéphanie Ladel, addictologue, à Causette. “On considère l’addiction à la pornographie comme toutes les autres addictions, indique-t-elle. On parle d’addiction lorsque cela a des conséquences négatives pour soi. Qu’on ne voudrait pas en regarder, du moins pas autant, mais qu’on perd le contrôle et qu’on en regarde quand même.” Avec des conséquences négatives sur la santé physique et mentale : mal-être, culpabilité, honte, dépression…
Difficile cependant de quantifier le phénomène de l’addiction féminine. “En 2014, on estimait qu’il y avait environ une femme addict pour cinq hommes, aujourd’hui j’ai l’impression que le ratio a changé et qu’il y a plus de femmes, estime Stéphanie Ladel. Mais c’est compliqué de savoir, car dire qu’on est addict à la pornographie c’est encore un grand tabou, d’autant plus pour les femmes.”
Lisa a 33 ans. Elle n’est pas addict à la pornographie, mais mater un porno a longtemps été la condition sine qua non pour atteindre l’orgasme. “Je me suis rendu compte de cela assez récemment, quand j’ai commencé à questionner ma consommation, explique-t-elle à Causette. Je me suis aperçue que ça arrivait très souvent, plusieurs fois par semaine voire par jour. C’était devenu un réflexe, je ne pouvais plus jouir sans. J’ai eu peur de tomber dans l’addiction.” Une consommation telle selon elle, qu’elle a impacté sa sexualité. Existe-t-il pour autant un lien de causalité entre consommation de pornographie et vie sexuelle des femmes ? Une question épineuse soulevée dans l’épisode 2 de notre série.
* Les prénoms ont été modifiés.