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© Ana Castillo pour Causette

L’hétérosexualité, une construc­tion née au XIX siècle

Dans son livre Straight : the Surprisingly Short History of Heterosexuality1, l’historienne américaine Hanne Blank retrace « lhistoire étonnamment courte de lhétérosexualité ». On y découvre que ce terme est une invention récente et malléable, amenée à changer avec le temps.

Causette : Le terme « hétérosexualité » a été inventé en 1868 seulement. D’où vient-il ?
Hanne Blank :
Dans l’Allemagne du XIXe siècle, des nouvelles lois sont entrées en vigueur pour pénaliser la sexualité entre hommes. À l’époque, les autorités cherchaient à légiférer sur les questions de mœurs dans le monde laïc, sans que l’Église s’en mêle. Elles visaient notamment les comportements sexuels jugés déviants. Il en a résulté une loi portant sur les pratiques homosexuelles, rendues illégales. Cette loi a été critiquée, à la fois par des hommes concernés et par ceux qui pensaient que l’État ne devait pas édicter de loi qui se rapproche des règles religieuses. Parmi ces critiques, on trouve un journaliste hongrois, Karl-Maria Kertbeny, qui a forgé les termes « homosexuel » et « hétérosexuel » dans une lettre adressée à un autre opposant allemand à cette législation, avec qui il entretenait une correspondance, Karl Heinrich Ulrichs. Selon Kertbeny, tous les êtres humains sont sexuels. La sexualité est universelle et deux types d’attirance y cohabitent, l’une envers les personnes de sexe opposé, l’autre envers les personnes de même sexe, qui n’a pas de raison d’être sanctionnée. Avant cela, le concept d’hétérosexualité n’existait tout sim- plement pas en ces termes.

Comment parlait-on d’orientation sexuelle auparavant ?
H. B. :
On parlait avant tout de « péché » et du fait qu’on peut vivre dedans ou s’en éloigner. À partir du XVe siècle, on trouve dans l’Église catholique le terme « sodomites » et ce mot ne désigne pas une orientation sexuelle, mais une catégorie de personnes vivant dans le péché, au même titre que celles et ceux qui vivraient dans la luxure, la gourmandise, etc.

Comment les concepts d’hétérosexualité et d’homosexualité ont-ils été utilisés par la suite ?
H. B. : Le premier professionnel à adopter le concept d’hétérosexualité dans sa pratique a été le psychiatre austro-hongrois Richard von Krafft-Ebing. Avec son ouvrage Psychopathia Sexualis (1886), il a cherché à créer un livre de référence qui pourrait servir aux avocats et aux juges pour caractériser les perversions sexuelles. Dans ce livre, il utilise le mot « normal- sexuel », ce qui renvoie à la norme de l’époque. Dans l’Europe du Nord de la fin du XIXe siècle, cette norme est celle de la famille nucléaire dans laquelle le mari est dominant et l’épouse soumise. Le public mettra du temps à utiliser, à son tour, la notion d’hétéro- sexualité. Dans le monde anglophone, elle devient populaire dans les années 1920. Avec l’industrialisa- tion, les villes se développent et se distinguent des campagnes. Dans les villages, le contrôle social par les pairs était très fort et si un scandale sexuel écla- tait, tout le monde était au courant. Dans les villes, au contraire, on ne pouvait pas savoir qui avait un comportement déviant. Il y a alors eu une volonté de dire : « Moi, je suis normal. » L’hétérosexualité devient une manière d’afficher son statut et son identification à la norme. Parallèlement, la méde- cine et la psychiatrie se sont approprié ce terme. La catégorisation « hétérosexuel-homosexuel » tombait bien, car les médecins avaient la volonté de nommer les sexualités « déviantes » pour les expliquer. Ces termes étaient pratiques pour définir une pathologie, l’homosexualité, et son pendant non pathologique, l’hétérosexualité.

À partir de quand commence-t-on à remettre en question l’idée d’une norme hétérosexuelle ?
H. B. :
Cette norme était déjà remise en question par Richard von Krafft-Ebing, qui était pour la dépénali- sation des pratiques homosexuelles. Il explique que l’homosexualité est peut-être juste différente et pas « anormale », que les gays et les lesbiennes ne sont pas des dégénéré·es. Au XXe siècle, les lieux – cafés, clubs – fréquentés par les personnes s’identifiant comme homosexuelles se multiplient et accom- pagnent la naissance d’un activisme politique sur ces questions. La contestation devient vraiment visible dans les années 1960 avec les émeutes de Stonewall, à New York, et le mouvement Gay Liberation Front, mené principalement par des hommes gays, qui deviennent alors plus visibles.

L’histoire de l’hétérosexualité ne montre-t-elle pas que les normes amoureuses et sexuelles sont des constructions mouvantes à travers le temps ?
H. B. : Oui, nos attentes et nos définitions ont énor- mément changé. Par exemple, au XVIIe siècle, avant la création du mot « hétérosexuel » est apparue l’idée que les époux devaient s’aimer, ce qui n’était pas la norme auparavant. Donc, notre conception selon laquelle l’hétérosexualité doit impliquer de l’amour est récente. En vérité, hétérosexualité et homosexualité sont des catégories poreuses et les hommes ont pu envisager une activité sexuelle avec d’autres hommes tout en s’identifiant comme hétérosexuels, car ces relations sont liées au pou- voir. Dans la Grèce et la Rome antiques, les élites avaient des rapports sexuels avec des jeunes garçons de leur classe sociale et avec des esclaves tout en étant mariés à des femmes dont il était saugrenu de tomber amoureux. Peut-être que, dans le futur, le mot « hétérosexualité » recoupera des attentes différentes. C’est sain de voir que, aujourd’hui, les conceptions bougent, après quarante ans d’une plus grande visibilité des communautés queers. Mainte- nant, j’enseigne à des jeunes vingtenaires qui ont vécu dans ce monde et ils et elles sont à l’aise avec le fait de s’identifier à cette culture.

  1. Straight : the Surprisingly Short History of Heterosexuality, de Hanne Blank. Beacon Press, 2012.[]
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