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© Alison Terrien

Le virage inter­sec­tion­nel de #NousToutes pro­voque des ten­sions chez les féministes

Le 8 février, l’Union natio­nale des familles de fémi­ni­cides (UNFF) annon­çait sa “prise de dis­tance” avec le col­lec­tif fémi­niste #NousToutes après quatre années de luttes com­munes. Une rup­ture révé­la­trice d’incompréhensions et de diver­gences plus larges. Tant sur la manière de lut­ter contre les vio­lences faites aux femmes que sur le virage inter­sec­tion­nel enta­mé par #NousToutes en 2022.  

Neuf cents bou­gies pour neuf cents vic­times de fémi­ni­cides. Jeudi 8 février, au pied des marches du par­vis du Trocadéro, à Paris, les col­lec­tifs fémi­nistes locaux pari­siens de #NousToutes orga­nisent un ras­sem­ble­ment en mémoire aux neuf cents femmes tuées en rai­son de leur genre depuis le 14 mai 2017, date qui marque le début du pre­mier quin­quen­nat d’Emmanuel Macron. Le par­vis des Libertés et des Droits de l’homme, site tou­ris­tique incon­tour­nable de la capi­tale, n’est pas choi­si par hasard. “Nous vou­lons aler­ter le monde entier sur l’ampleur des fémi­ni­cides en France et crier notre colère face à la com­pli­ci­té de l’État, tous les jours nous comp­tons nos mortes”, dénonce Célia, mili­tante de #NousToutes, au micro. Preuve d’une volon­té de visi­bi­li­ser ces crimes : des pan­cartes ont été rédi­gées en anglais, en espa­gnol et en alle­mand et, sur les côtés, des mili­tantes expliquent le contexte à des tou­ristes un peu interloqué·es par la pré­sence de cette nuée violette.

Derrière les cen­taines de bou­gies ali­gnées sur le sol, une ving­taine de mili­tantes portent une ban­de­role sur laquelle sont ins­crits, lettres blanches sur fond noir, les pré­noms – et par­fois juste le mot “ano­nyme” – des neuf cents vic­times de fémi­ni­cide. Pendant près d’une heure, les prises de parole se suc­cèdent. Une proche de vic­time raconte sa souf­france, sui­vie de la psy­cho­logue Sonia Pino, cofon­da­trice de l’association Elle’s Imagine’nt, qui accom­pagne les femmes vic­times de vio­lences conju­gales. Dans le froid et sous une pluie fine, une cho­rale fémi­niste entonne ensuite en fran­çais la chan­son mexi­caine, Cancion sin mie­do (la chan­son sans peur), deve­nue un hymne mon­dial pour lut­ter contre le patriarcat.

“Prise de distance”

Le “fem­mage” de #NousToutes se conclut comme tou­jours par une minute de silence et une marée de poings levés. Une figure semble tou­te­fois man­quer à cette grande com­mu­nion soro­rale. Sandrine Bouchait. La pré­si­dente et cofon­da­trice de l’Union natio­nale des familles de fémi­ni­cides (UNFF) – qui ras­semble une cen­taine de familles endeuillées – est pour­tant sou­vent pré­sente lors des fem­mages et actions de #NousToutes depuis la créa­tion de l’UNFF en 2019. Sauf que quelques heures plus tôt, Sandrine Bouchait a envoyé une lettre ouverte à une poi­gnée de médias – dont Causette – dans laquelle elle annonce la déci­sion de l’UNFF de “prendre ses dis­tances” avec #NousToutes. Elle exprime aus­si son refus d’assister à l’action du 8 février. 

Dans cette lettre, Sandrine Bouchait, dont la sœur Ghylaine a été brû­lée vive par son com­pa­gnon il y a sept ans, explique qu’en 2019 le col­lec­tif s’appuyait “sur l’expertise des asso­cia­tions de ter­rain et des syn­di­cats, créant ain­si un espace bien­veillant”. “Un lieu autre­fois pro­pice à la col­la­bo­ra­tion trans­for­mé en un cau­che­mar”, assène-t-elle. 

Comment expli­quer alors une telle rup­ture entre un col­lec­tif fémi­niste et une asso­cia­tion accom­pa­gnant les proches de vic­times de fémi­ni­cides ? Les ten­sions auraient pris racine tout au long de la pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre 2023, Journée inter­na­tio­nale de lutte contre les vio­lences faites aux femmes, jusqu’à l’action du Trocadéro. Sandrine Bouchait explique à Causette n’avoir appris l’existence de ce fem­mage que quatre jours plus tôt dans un mes­sage pos­té sur le groupe WhatsApp du comi­té poli­tique de #NousToutes. “Une erreur de com­mu­ni­ca­tion”, plaide Célia, l’une des orga­ni­sa­trices, qui pré­cise l’importance d’inviter aus­si d’autres asso­cia­tions féministes.

Faux-​pas ? 

La mili­tante regrette que Sandrine n’ait pas été là. Même sen­ti­ment et même regret du côté de Maëlle Noir, membre de la coor­di­na­tion natio­nale du col­lec­tif. “On n’est pas des super-​humaines ou des super-​héroïnes, on fait for­cé­ment par­fois des erreurs, admet-​elle à Causette. Sans doute qu’il aurait fal­lu l’inviter per­son­nel­le­ment.” Pour Diane Richard, ancienne membre de #NousToutes, c’est cer­tain qu’un faux pas a été com­mis. “Je com­prends la volon­té de don­ner la parole à dif­fé­rentes per­sonnes, mais à un moment, il faut quand même impli­quer au moins la prin­ci­pale asso qui repré­sente les familles de vic­times de fémi­ni­cides”, estime-​t-​elle auprès de Causette. Deux jours avant l’action, devant l’impossibilité de repor­ter la date, #NousToutes a fina­le­ment pro­po­sé à Sandrine Bouchait de prendre la parole lors du fem­mage. Cette der­nière a refu­sé “par res­pect pour les familles de [son] asso­cia­tion”.

Ce qui pro­voque en par­tie, aujourd’hui, l’incompréhension entre l’UNFF et #NousToutes réside dans le consen­te­ment des familles de fémi­ni­cides à voir le pré­nom de leur proche décé­dée ins­crit dans l’espace public. “J’ai dit aux orga­ni­sa­trices de l’évènement du 8 février que nous nous oppo­sions à ce ras­sem­ble­ment, que les familles de notre asso­cia­tion étaient très en colère parce qu’elles n’avaient pas don­né leur consen­te­ment pour que le pré­nom de leur proche appa­raisse sur la ban­de­role, dénonce Sandrine Bouchait auprès de Causette. On n’a pas du tout été consul­té.” Jeudi soir, à la demande de Sandrine Bouchait, le pré­nom de sa soeur, Ghylaine, ne figu­rait plus sur la large ban­de­role noire.

Faut-​il visi­bi­li­ser les pré­noms des victimes ? 

La colère de Sandrine Bouchait et de l’UNFF sou­lève une ques­tion épi­neuse dans la lutte contre les fémi­ni­cides : puisque ces der­niers sont des faits de socié­té et non des faits divers, les iden­ti­tés de ces femmes tuées en rai­son de leur genre tombent-​elles pour autant dans le “domaine public” ? Et sur­tout, la lutte fémi­niste peut-​elle les visi­bi­li­ser à ce titre sans permission ?

Pour Hauteclair Dessertine, cofon­da­trice de l’UNFF et réfé­rente femmes en dan­ger au sein de l’association, “l’utilisation des pré­noms des vic­times doit tou­jours se faire avec l’accord des familles et des proches”. “Souvent, les gens ne se rendent pas compte qu’ils s’approprient un peu les pré­noms des vic­times, ‘nos étoiles’, sans savoir ce qu’il y a der­rière, explique-​t-​elle à Causette. Sans savoir que des enfants trau­ma­ti­sés par le fémi­ni­cide de leur mère peuvent tom­ber sur ces col­lages. On leur balance en pleine gueule leur trau­ma­tisme. Ce sont des enfants, qui pour cer­tains ont vu leur mère mou­rir et à qui on impose une nou­velle vio­lence. Pour la cause, on en arrive à trau­ma­ti­ser encore plus des enfants. On a l'impression que les familles de vic­times de fémi­ni­cides sont tou­jours les oubliées de la cause.”

Sur le “non-​respect du consen­te­ment des familles”, dénon­cé par l’UNFF, les membres de #NousToutes inter­ro­gées par Causette se disent “très éton­nées”. “Dénoncer les fémi­ni­cides fait par­tie de l’identité même du col­lec­tif, avance Célia. Depuis sa créa­tion, #NousToutes a tou­jours fait des fem­mages et jamais les familles ne sont venues vers nous pour nous dire que c’est un scan­dale. Au contraire, on reçoit très régu­liè­re­ment des mes­sages de sou­tien et de remer­cie­ments.” Maëlle Noir abonde : “Ça fait par­tie de notre tra­vail mili­tant de faire exis­ter les his­toires des vic­times de fémi­ni­cide et ça passe par les infor­ma­tions publiques [consul­tables dans la presse, ndlr] dont on dis­pose, comme le nom ou l’âge. Ça a tou­jours été le cas et ça n’a jamais posé pro­blème.” “D’autant que je ne sais pas à quel point c’est pos­sible de contac­ter neuf cents familles pour leur deman­der l’autorisation de mettre un pré­nom sur une ban­de­role pour l’honorer”, ajoute-​t-​elle en pré­ci­sant que les mili­tantes de #NousToutes sont toutes des bénévoles.

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Au départ, pour­tant, les rela­tions étaient “excel­lentes” entre l’UNFF et #NousToutes, rap­pelle Sandrine Bouchait. Depuis sa créa­tion en 2019, l’UNFF a même tou­jours été une par­te­naire de choix pour le col­lec­tif fémi­niste fon­dé un an plus tôt. “En 2019, Caroline De Haas [la cofon­da­trice de #NousToutes qui l’a quit­té en 2021] nous avait deman­dé de nous mettre en tête de cor­tège lors de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre, pré­cise Sandrine Bouchait. En fait, tout le temps où Caroline était là, on se sen­tait entendues.” 

Chaque 25 novembre depuis quatre ans, l’UNFF a donc tou­jours mar­ché dans le cor­tège contre les vio­lences faites aux femmes et Sandrine pre­nait sou­vent la parole lors des fem­mages et actions orga­ni­sés par #NousToutes. Une alliance plu­tôt cohé­rente, le col­lec­tif fémi­niste, lan­cé en juillet 2018 en plein cœur du mou­ve­ment #MeToo, vise au départ à dénon­cer les vio­lences sexistes et sexuelles. L’objectif était – comme l’indique le nom du col­lec­tif – de ras­sem­bler toutes les femmes et tous les cou­rants fémi­nistes autour du même com­bat, celui des vio­lences de genre.

Virage inter­sec­tion­nel

Si la lettre ouverte envoyée par Sandrine Bouchait cris­tal­lise aujourd’hui les ten­sions entre l’association et le col­lec­tif, cela fait en réa­li­té déjà quelques mois que les rela­tions entre l’UNFF et #NousToutes se sont dégra­dées. Pour le com­prendre, il faut reve­nir sur le virage inter­sec­tion­nel enta­mé par #NousToutes cou­rant 2022. En jan­vier 2022, le col­lec­tif se déso­li­da­rise d’abord du compte Féminicides par com­pa­gnons ou ex, en ces­sant de relayer leur décompte des fémi­ni­cides, après que ce der­nier a tenu des pro­pos jugés trans­phobes par #NousToutes.

Désireux de recen­ser et de visi­bi­li­ser aus­si les fémi­ni­cides de femmes trans, de tra­vailleuses du sexe ou des fémi­ni­cides ayant eu lieu en dehors de la sphère conju­gale – comme sur le lieu de tra­vail ou dans la rue –, le col­lec­tif décide de créer l’Inter Orga Féminicide (IOF) avec l’association Acceptess‑T qui lutte contre l’exclusion et les dis­cri­mi­na­tions à l’encontre des per­sonnes trans, le col­lec­tif han­di­fé­mi­niste des Dévalideuses et la Fédération Parapluie rouge consa­crée à la défense des droits des travailleur·euses du sexe. L’IOF sera offi­ciel­le­ment lan­cée en jan­vier 2023. #NousToute pro­pose alors à l’UNFF de l’intégrer et de par­ti­ci­per à ce nou­veau décompte, mais l’association décline. “C’était impos­sible pour nous, familles de vic­times, d’éplucher les médias et de replon­ger à chaque fois dans l’horreur”, explique Sandrine Bouchait. 

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Surtout, l’UNFF estime que “les fémi­ni­cides conju­gaux sont le haut de la pyra­mide des vio­lences”. C’est pour­quoi l’association choi­sit de conser­ver le décompte de Féminicides par com­pa­gnons ou ex. “On relaie ce décompte, car pour nous, il y a quand même une dimen­sion sup­plé­men­taire qui est que ces femmes-​là sont assas­si­nées dans le lieu où elles sont cen­sées être le plus en sécu­ri­té”, ajoute Sandrine Bouchait.

“L’Inter Orga Féminicides a été la pre­mière ouver­ture vers plus d’intersectionnalité”, se sou­vient Diane Richard, ancienne membre du col­lec­tif et de la coor­di­na­tion natio­nale de #NousToutes. Dans l’optique d’affirmer cette nou­velle ligne poli­tique, #NousToutes prend aus­si clai­re­ment posi­tion pour les droits des tra­vailleuses du sexe, pour la liber­té de por­ter le voile et contre la trans­pho­bie. C’est donc assez natu­rel­le­ment que la ques­tion de l’intersectionnalité s’invite au sein du col­lec­tif au moment de la pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre 2023.

Décentrer #NousToutes 

Cette fois, #NousToutes décide d’ouvrir l’organisation de la mani­fes­ta­tion aux asso­cia­tions et col­lec­tifs inter­sec­tion­nels. “On vou­lait décen­trer #NousToutes de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre, qui ne nous appar­tient pas, avance Maëlle Noir. Pendant long­temps, #NousToutes a invi­si­bi­li­sé cer­taines luttes. Pendant long­temps, on a peu par­lé de racisme, d’islamophobie, d’antisémitisme, de tra­vail du sexe ou de vio­lences éco­no­miques. Il y a pas mal de sujets qui ont été un peu écar­tés parce que le but, au départ, c’était de faire consen­sus et d’écarter, de fait, les sujets qui peuvent faire débat, mais quand on écarte les sujets qui font débat, on ne réunit que des per­sonnes éloi­gnées de ces débats.”

Dans cette nou­velle orga­ni­sa­tion, les asso­cia­tions fémi­nistes his­to­riques et disons plus ins­ti­tu­tion­nelles –, le Collectif natio­nal pour les droits des femmes (CNDF), la Fondation des femmes, le Planning fami­lial, Solidarité Femmes… –, dont cer­taines se reven­diquent d’un fémi­nisme uni­ver­sa­liste, ne sont pas conviées. A leur place, #NousToutes sol­li­cite une dizaine de col­lec­tifs fémi­nistes – très poli­ti­sés à gauche et pour la plu­part récents –, par­mi les­quels Du Pain & des Roses (col­lec­tif fémi­niste anti­ca­pi­ta­liste, anti-​impérialiste et révo­lu­tion­naire), la Relève fémi­niste née après l’affaire Quatennens, le Mouvement des mères iso­lées, l’association DiivinesLGBTQI+, Act Up-​Paris, la Fédération Parapluie rouge ou encore l’association Toutes des femmes, qui ras­semblent des femmes trans et cis­genre. Une inter-​orga “for­te­ment conno­tée poli­ti­que­ment”, affirme l’UNFF dans sa lettre ouverte. De ce nou­veau pro­jet d’inter-orga, l’association de familles de vic­times n’est pas écar­tée. Le 7 sep­tembre, #NousToutes pro­pose en effet à l’UNFF d’intégrer un “groupe de tra­vail pour une orga­ni­sa­tion col­lec­tive de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre”. Sandrine Bouchait accepte.

Ce virage poli­tique est com­plè­te­ment assu­mé par #NousToutes. “On vou­lait faire en sorte qu’il y ait une repré­sen­ta­ti­vi­té des luttes impor­tantes, explique Maëlle Noir. Les orien­ta­tions poli­tiques de cer­taines orga­ni­sa­tions pré­sentes dans l’inter-orga de l’année der­nière entraient en col­li­sion avec les orien­ta­tions poli­tiques de celles de cette année. Notamment sur le tra­vail du sexe. C’est vrai­ment le point de diver­gence.” Une majo­ri­té des asso­cia­tions fémi­nistes “his­to­riques” tiennent effec­ti­ve­ment une posi­tion abo­li­tion­niste sur la pros­ti­tu­tion. Maëlle Noir le recon­naît d’ailleurs : “Plus on essaie de mon­trer une repré­sen­ta­ti­vi­té des luttes, plus ça devient dif­fi­cile de faire consensus.”

Positions affir­mées

Pour Diane Richard, cette diver­gence de point de vue n’aurait cepen­dant pas dû inter­fé­rer dans la pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion. “Même si on n’est pas d’accord sur tout, on devrait quand même pou­voir orga­ni­ser une action ensemble au sujet de l’éradication des vio­lences de genre”, estime-​t-​elle. Mais dans les faits, la sym­biose ne prend pas. Pour la mili­tante fémi­niste, il exis­te­rait une ten­dance à une cer­taine “pure­té mili­tante” dans le pay­sage fémi­niste fran­çais en géné­ral depuis quelques mois. “Il y a ce truc de se dire qu’on a des posi­tions très affir­mées et qu’on ne va tra­vailler qu’avec des gens qui sont à 100 % d’accord avec nous sur tout”, observe Diane Richard. Elle dit l’avoir consta­té au sein de son propre tra­vail dans la coor­di­na­tion natio­nale : “Je n’arrivais plus du tout à faire des par­te­na­riats ou des évé­ne­ments avec des orga qui n’étaient pas tota­le­ment ali­gnées avec nous.” Diane Richard cla­que­ra la porte de la coor­di­na­tion natio­nale en juillet.

Reste que cette inter-​orga toute neuve pro­voque bien du désar­roi. Premièrement auprès des asso­cia­tions fémi­nistes dites “his­to­riques”, des syn­di­cats et des par­tis poli­tiques de gauche qui se regroupent de leur côté au sein d’un cadre uni­taire. “À un moment, on s’est même deman­dé s’il n’y allait pas y avoir deux mani­fes­ta­tions”, lance Diane Richard. Il y aura fina­le­ment une seule mani­fes­ta­tion mais deux appels à mani­fes­ter. Celui du “cadre uni­taire” – regrou­pant les asso dites his­to­riques – appelle à mani­fes­ter “contre toutes les vio­lences sexistes et sexuelles”, tan­dis que celui de l’inter-orga de #NousToutes invite à mani­fes­ter “contre les vio­lences de genre, sociales et d’État”. Pour la pre­mière fois depuis la créa­tion du col­lec­tif, les vio­lences de genre ne sont plus les seules au cœur de la lutte.

Deux appels

L’introduction de ces luttes est une “décep­tion” pour Sandrine Bouchait, qui pré­fère alors signer l’appel des orga­ni­sa­tions fémi­nistes “ins­ti­tu­tion­nelles”, mais pas celui de #NousToutes. “Au fur et à mesure des réunions, on s’est ren­du compte que ça ne nous conve­nait pas. Selon nous, c’était trop fouillis, il y avait trop de reven­di­ca­tions qui auraient pu être faites hors du 25 novembre, indique la pré­si­dente de l’association. Le 25 novembre pour nous, c’est vrai­ment la Journée de lutte contre les vio­lences faites aux femmes. Pour nous, ce texte n’insistait pas assez sur cela. Il n’y avait même pas la men­tion des ‘vio­lences sexuelles’ dans le titre. Ça nous posait un gros pro­blème.” Hauteclair Dessertine, cofon­da­trice de l’UNFF, abonde : “J’ai eu l’impression qu’on s’éloignait com­plè­te­ment du cœur du féminisme.”

Pour #NousToutes, au contraire, “les vio­lences sociales et les vio­lences d’État sont des vio­lences de genre”. “On ne peut pas décon­nec­ter la réforme des retraites des droits éco­no­miques des femmes, tout comme on ne peut pas faire sem­blant que l’immigration ne touche pas les femmes et les per­sonnes mino­ri­sées plus par­ti­cu­liè­re­ment, explique Maëlle Noir. La lutte contre les vio­lences sociales et les vio­lences d’État entre plei­ne­ment dans la lutte contre les vio­lences de genre. C’est aus­si une approche un peu struc­tu­relle. On ne s’attaque pas seule­ment aux consé­quences, mais aus­si aux causes. Ces vio­lences existent parce qu’elles sont ren­for­cées via des poli­tiques publiques. Il y a une com­pli­ci­té de l’État dans ces vio­lences, et c’est ça qu’on essaie de dénoncer.” 

La place de l’UNFF 

Au sein de l’inter-orga, le refus de l’UNFF de signer le texte d’appel sou­lève une ques­tion majeure : l'association peut-​elle res­ter dans une inter-​organisation dont elle ne signe­rait pas le texte ? Le dos­sier pro­voque des débats, mais il est fina­le­ment déci­dé col­lec­ti­ve­ment que l’association pour­rait avoir une “place par­ti­cu­lière” en son sein. “On a beau­coup fait pour que Sandrine puisse avoir cette place, rap­pelle Maëlle Noir. Ça nous parais­sait essen­tiel que l’UNFF reste en tête de cortège.”

De son côté, si Sandrine Bouchait atteste bien du sou­tien de #NousToutes pour le main­tien de l’UNFF dans l’inter-orga, elle dit de ne plus s’être “sen­tie la bien­ve­nue” dans les réunions après ça. Des deux côtés, on évoque des moments com­pli­qués. “Effectivement, l’inter-orga de la manif a été extrê­me­ment dif­fi­cile pour toutes les orga­ni­sa­tions impli­quées”, indique Maëlle Noir à Causette. Le bilan – consul­té par Causette – envoyé mi-​décembre à tous et toutes les participant·es sous forme d’un ques­tion­naire l’atteste notam­ment. “Il y a eu des retours sur la com­mu­ni­ca­tion per­çue de manière pro­blé­ma­tique ou agres­sive sui­vant les orga­ni­sa­tions”, recon­naît Maëlle Noir.

Des réunions éprou­vantes pour tous et toutes

Une pré­pa­ra­tion éprou­vante qui peut, peut-​être, s’expliquer par une sen­si­bi­li­té et un degré de mili­tan­tisme dif­fé­rent chezchacun·e. À la dif­fé­rence des membres des col­lec­tifs pré­sents dans l’inter-orga de #NousToutes, celles·ceux de l’UNFF ne sont pas au départ des militant·es. Ce sont des proches, des sœurs, des mères, des cou­sines, des nièces, des amies et des enfants de vic­times, propulsé·es bien mal­gré elles·eux, dans la lutte contre les fémi­ni­cides et les vio­lences faites aux femmes. L’association se défi­nit par ailleurs comme étant apo­li­tique. Si l’UNFF porte depuis sa fon­da­tion des reven­di­ca­tions claires – elle milite notam­ment pour la créa­tion d’un sta­tut de vic­time pour les enfants et un meilleur accom­pa­gne­ment de ces dernier·ières – l’association se situe loin des posi­tion­ne­ments très poli­tiques et inter­sec­tion­nels des col­lec­tifs de l’inter-orga. 

Dans plu­sieurs échanges – que Causette a pu consul­ter – entre des membres de l’inter-orga sur le Discord de pré­pa­ra­tion de la mani­fes­ta­tion, Sandrine Bouchait et Hauteclair Dessertine font effec­ti­ve­ment état de leur malaise. “Je n’ose pas inter­ve­nir sur cette dis­cus­sion, je ne me sens pas à ma place !” déclare ain­si Hauteclair Dessertine dans un mes­sage pos­té le 28 sep­tembre. “Nous avons été mal­me­nées à de nom­breuses reprises”, réaffirme-​t-​elle le 30 octobre. “L’organisation de la marche du 25 novembre a été éprou­vante”, sou­tient aujourd’hui Sandrine Bouchait. Auprès de Causette, Maëlle Noir recon­naît éga­le­ment que l’UNFF “s’est sen­tie vio­len­tée à plu­sieurs reprises et l’a expri­mé” à #NousToutes. “On a tout fait pour sou­te­nir un maxi­mum, on a pas­sé beau­coup de temps au télé­phone pour être dans le sou­tien en essayant de conci­lier toutes les reven­di­ca­tions”, estime-​t-​elle.

Incompréhensions 

Dans sa lettre ouverte envoyée jeu­di 8 février, l’UNFF affirme avoir été confron­tée à “des pro­pos par­ti­cu­liè­re­ment insen­sibles et dan­ge­reux” lors de ces réunions de pré­pa­ra­tion. “On a été vic­time de vio­lences ver­bales, détaille Sandrine Bouchait auprès de Causette. Dans l’une des réunions, Pierrette Pyram [fon­da­trice et pré­si­dente de l’association DiivinesLGBTQI+ qui visi­bi­lise les per­sonnes afro­des­cen­dantes, afro-​caribéennes et raci­sées LGBTQI+, ndlr] nous a dit que les fémi­ni­cides de femmes blanches étaient moins grave parce qu’il n’y avait pas de racisme et de bar­ba­rie. J’ai alors rap­pe­lé que ma sœur est morte brû­lée vive.” Présente lors de cette réunion, Hauteclair Dessertine atteste éga­le­ment ces pro­pos et dénonce “une hié­rar­chi­sa­tion des vic­times”.

Maëlle Noir était éga­le­ment pré­sente à cette réunion. Elle affirme à Causette que Pierrette Pyram n’a “jamais dit qu’il y avait des vic­times plus impor­tantes que d’autres” et qu’il s’agirait d’une mau­vaise com­pré­hen­sion de ses pro­pos. “Elle a essayé d’expliquer que les fémi­ni­cides des femmes noires sont des fémi­ni­cides racistes, ajoute-​t-​elle. Elle a cité notam­ment des fémi­ni­cides qui ont eu lieu dans les Outre-​mer en don­nant des détails très dif­fi­ciles à entendre pour n’importe qui, sans faire de trig­ger war­ning [mise en garde], ce qui, par ailleurs, est un peu problématique.”

“Chaque orga a mili­té pour son agen­da politique”

Maëlle Noir ajoute qu’à la réunion sui­vante, Pierrette Pyram s’est “pla­te­ment excu­sée”. Dans le compte ren­du de la réunion du 26 octobre consul­té par Causette il est effec­ti­ve­ment fait men­tion d’excuses de la part de Pierrette Pyram. “Nous tenions à visi­bi­li­ser les afro­fé­mi­ni­cides éta­blis par le patriar­cat dont per­sonne ne par­lait jusqu’à ce 25 novembre 2023, affirme aujourd’hui Pierrette Pyram à Causette. Nous avons par­lé de ces cas de fémi­ni­cides sans hié­rar­chi­ser les vio­lences, on ne pense pas que les fémi­ni­cides contre les femmes blanches ne sont pas graves, juste ce ne sont pas des afro­fé­mi­ni­cides et il faut aus­si par­ler de ceux-​là. Si mes pro­pos ont été mal com­pris ou ont bles­sé, je me suis excu­sée. Mon inten­tion n’était pas de mini­mi­ser les fémi­ni­cides qui ne sont pas racistes.”

Reste que dans sa lettre ouverte, l’UNFF reproche à #NousToutes de ne pas avoir modé­ré ces pro­pos. “Je n’ai pas trou­vé que ces pro­pos hié­rar­chi­saient les vio­lences, estime de son côté Maëlle Noir. La phrase était mal­adroite, mais elle par­lait vrai­ment de son com­bat pour faire recon­naître l’intersectionnalité dans les fémi­ni­cides contre les femmes raci­sées.” La mili­tante recon­naît tou­te­fois que Pierrette Pyram “a beau­coup pous­sé pour son agen­da anti­ra­ciste”, ajou­tant que les orga­ni­sa­tions fémi­nistes de femmes raci­sées comme DiivinesLGBTQI+ sont rare­ment invi­tées dans les cadres orga­ni­sa­teurs fémi­nistes. “Et chaque orga a mili­té pour son agen­da poli­tique”, précise-​t-​elle.

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La récente prise de dis­tance de l’UNFF n’est pas l’unique polé­mique liée à #NousToutes. Depuis l’attaque du Hamas en Israël, le 7 octobre der­nier, sui­vie de la riposte vio­lente de l’État hébreu sur la bande de Gaza, les mili­tantes du col­lec­tif – comme d’autres fémi­nistes – sont régu­liè­re­ment accu­sées d’avoir pas­sé sous silence les fémi­ni­cides et les vio­lences sexuelles per­pé­trées par le Hamas sur des Israéliennes. Des accu­sa­tions qui ont d’ailleurs atteint leur point d’orgue lors de la mani­fes­ta­tion du 25 novembre, où des mili­tantes juives affirment avoir été “empê­chées” de manifester.

Et comme l’atteste l’enquête de Libération publiée ce lun­di, le 7 octobre est entré avec fra­cas dans les réunions de l’inter-orga bien avant la mani­fes­ta­tion. Dans le bilan de l’inter-orga, plu­sieurs orga­ni­sa­tions regrettent par exemple l’absence du mot “anti­sé­mi­tisme” dans le texte d’appel. “À plu­sieurs reprises sur Discord et lors des réunions, j’ai essayé de leur dire : ‘Attention, on ne peut pas pas­ser sous silence le 7 octobre’, mais dès qu’on abor­dait l’antisémitisme, il y avait des blancs et puis, vite, on pas­sait à autre chose”, témoigne ain­si Hauteclair Dessertine de l’UNFF. Elle atteste avoir vu ensuite, lors de la mani­fes­ta­tion, des militant·es du col­lec­tif Du Pain & des Roses arra­cher des col­lages “Je suis Shani Louk”, cette otage germano-​israélienne tuée par le Hamas, dont le corps presque nu avait été fil­mé à Gaza par ses ravisseurs.

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Deux jours après la mani­fes­ta­tion et suite à la vague de cybe­rhar­cè­le­ment subie par plu­sieurs mili­tantes de #NousToutes, les membres de l’inter-orga et du cadre uni­taire cla­ri­fient la situa­tion et affichent une posi­tion com­mune dans un com­mu­ni­qué. “Nous tenons en pre­mier lieu à réaf­fir­mer que nous com­bat­tons col­lec­ti­ve­ment toutes les vio­lences, les exac­tions, les fémi­ni­cides com­mis contre toutes les femmes et mino­ri­tés de genre quels qu’en soient les auteurs, et ce, par­tout dans le monde, affirme le com­mu­ni­qué. Nous condam­nons sans ambi­guï­té les crimes sexuels et sexistes, viols et fémi­ni­cides com­mis par le Hamas, qui ont par­ti­cu­liè­re­ment visé les femmes, les per­sonnes LGBTQIA+ et les enfants.”

Reste que plus de deux mois après cet épi­sode, le col­lec­tif #NousToutes est cette fois dans le viseur du gou­ver­ne­ment, depuis les pro­pos d’Aurore Bergé dimanche sur Radio J. La ministre char­gée de l’Égalité entre les femmes et les hommes a effec­ti­ve­ment annon­cé son inten­tion de pas­ser “au crible” et de cou­per les sub­ven­tions d’associations aux pro­pos “ambi­gus” sur le 7 octobre, sans pour autant pré­ci­ser les asso­cia­tions visées ou ce qu’elle enten­dait par “ambi­gus”. Si #NousToutes, qui ne reçoit pas de sub­ven­tions de l’État, n’est donc, a prio­ri, pas concer­né par l’annonce d’Aurore Bergé, les mili­tantes ont aus­si­tôt réagi dans un long post publié sur Instagram, adres­sé à la ministre. “Vous ne nous rédui­rez jamais au silence. Vous ne nous empê­che­rez pas de faire conver­ger nos luttes”, ont-​elles affir­mé, confir­mant s’il le fal­lait, le virage inter­sec­tion­nel pris ces der­niers mois. 

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Le col­lec­tif #NousToutes sort-​il pour autant fra­gi­li­sé de ces accu­sa­tions ? En décembre der­nier, après avoir subi une vague de cybe­rhar­cè­le­ment – à la fois sur les réseaux sociaux, mais aus­si à l’intérieur du col­lec­tif – pour s’être posi­tion­né à l’encontre de #NousToutes sur la mani­fes­ta­tion du 25 novembre, Diane Richard en claque défi­ni­ti­ve­ment la porte. Elle a le sen­ti­ment que la mani­fes­ta­tion a lais­sé des traces : “Plusieurs per­sonnes m’ont dit qu’elles ont quit­té le col­lec­tif à cause de ça.” Une affir­ma­tion que réfute Maëlle Noir. Selon elle, au contraire, l’audience de #NousToutes ne ces­se­rait en réa­li­té d’augmenter – le compte Instagram compte aujourd'hui 505 000 abonné·es. “Cela montre que, fina­le­ment, ce virage inter­sec­tion­nel parle aux gens”, estime-​t-​elle. 

Quant aux rela­tions entre l’UNFF et #NousToutes, elles semblent pour l’heure figées. Une situa­tion que regrette par ailleurs Maëlle Noir. “J’espère que ce n’est pas défi­ni­tif et irré­mé­diable, affirme-​t-​elle. Je veux res­ter opti­miste sur le futur et voir com­ment on peut coha­bi­ter dans le pay­sage fémi­niste.” De son côté, Sandrine Bouchait n’est pas si confiante. Elle sait déjà qu’elle ne sera pas de la mani­fes­ta­tion du 8 mars pro­chain. Et celle du 25 novembre 2024 ? “On ne veut pas revivre ça, confie-​t-​elle. On sera là, mais on ne sera pas dans l’inter-orga.”“En fait, on ne sera dans aucun col­lec­tif”, ajoute celle qui voyait en #NousToutes l’occasion de ras­sem­bler autour d’une cause com­mune : la lutte contre les vio­lences conjugales. 

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