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© Anaïs Cordoba

Isabel Giménez García, la juge espa­gnole qui casse les codes et écrit aux enfants pour leur expli­quer ses décisions

En Espagne, elle est “la juge qui écrit aux enfants”. Depuis juillet 2023, Isabel Giménez García s’adresse directement aux mineur·es de ses dossiers par le biais d’une lettre ajoutée à son jugement. Le but : leur expliquer ses décisions avec des mots compréhensibles par eux·elles. Nous l’avons rencontrée dans son bureau de la Cité judiciaire de Barcelone.

La lettre a ému l’Espagne après avoir fait le tour des réseaux sociaux en avril dernier. Écrite par la juge Isabel Giménez García, elle est adressée à Hanna1, 11 ans. “Chère Hanna, je m’appelle Isabel et je suis la juge qui a décidé avec qui tu allais vivre. Tout d’abord, je veux te dire de ne pas t’inquiéter, que tu vas continuer à vivre avec ta maman, et qu’en plus, tu n’as aucune obligation à voir le Monsieur qui a fait du mal à ta maman (ton père biologique), et que lui n’a plus le droit de s’approcher de toi […] Je sais que tu as dû répondre à beaucoup de questions, cela a dû être fatigant et douloureux, je te demande pardon mais nous avions besoin de le faire pour prendre la meilleure décision pour toi, pour que tu puisses vivre tranquille et sans peur […] Merci pour ton courage, Hanna !”

Juge aux affaires civiles et familiales depuis plus de vingt ans en Catalogne, la juge y explique à la jeune fille pourquoi elle a décidé d’interdire à son père tout contact avec elle. Après une absence de cinq ans sans user de son droit de visite, cet ex-conjoint violent est réapparu soudainement pour réclamer la garde de sa fille. Traumatisée par les violences subies par sa mère, Hanna avait cessé de se nourrir et de sortir de chez elle après avoir appris que son père cherchait à la revoir.

Il s’agit de la quatrième lettre qu’Isabel Giménez García écrit à un·e mineur·e depuis qu’elle a découvert cet outil déjà utilisé par les juges de la cour constitutionnelle colombienne. À chaque fois, ses lettres rendues publiques par sa juridiction, jugées “révolutionnaires” en termes de protection des femmes et des mineur·es et qui font régulièrement la Une de la presse, ont le même but : “J’essaie de me mettre dans la peau de l’enfant, de m’imaginer ce qu’il a vécu. De ressentir sa peur, sa tristesse, comment il s’est senti durant tout ce processus. Et alors, je me demande : qu’est-ce que je peux lui écrire pour le réconforter ? Pour alléger ne serait-ce qu’un peu son fardeau de peur ou de violences, pour qu’il puisse refermer ce chapitre de sa vie. Et je leur dis toujours qu’ils ont été très courageux !” confie-t-elle, dans un sourire.

La première lettre, un “saut dans le vide”

Elle décrit l’écriture de sa première lettre comme “un saut dans le vide”. C’était en juillet 2023. “Il s’agissait d’un enfant qui avait beaucoup souffert, alors je ne voulais surtout pas aggraver les choses, et je craignais l’impact qu’aurait ma lettre”, explique-t-elle. Elle se fait donc relire par la psychologue qui a suivi le mineur. “Elle m’a appelée en pleurant et m’a dit que c’était un outil formidable, qui permettrait à l’enfant de comprendre la décision, et aussi de surmonter ses peurs.”

Le destinataire est Luis1, un adolescent de 13 ans. Harcelé à l’école depuis des années, il a fait plusieurs tentatives de suicide avant d’être brutalement et injustement placé en foyer. Les organismes de protection de l’enfance de la région ont estimé que sa mère ne parvenait pas à le protéger suffisamment. Fait rarissime dans ce type d’affaires, la juge qui a entendu l’adolescent s’oppose aux services de protection de l’enfance et renvoie Luis chez sa mère.

Cher Luis, sache que tu as été très courageux de nous expliquer ce qu’il se passait à l’école [...]. Ces informations vont me permettre de demander à ton collège de trouver une solution pour que tes camarades ne te fassent plus de mal, et de dire aux organismes publics que tu as souffert de violences et qu’ils n’ont pas su te protéger, et que le problème n’est pas ta mère [...] mais la violence que tu subis à l’école”, dit la lettre. À la suite de ce jugement, l’enfant est changé de classe. “Depuis, j’ai appris qu’il va bien et qu’il est devenu délégué suppléant de sa classe”, se réjouit Isabel Giménez García.

Formée à la perspective de genre

Mais il n’y a pas que ses lettres aux enfants qui font parler d’elle. Formée à la perspective de genre, Isabel Giménez García est d’abord la seule juge connue en Espagne pour avoir émis des avertissements à des peines d’amende de 180 à 6000 euros à des pères ayant recouru au syndrome d’aliénation parentale contre la mère de leur enfant (la loi espagnole interdit le recours au syndrome d’aliénation parentale). Et récemment, plusieurs de ses décisions ont été très médiatisées car, là encore elles sont jugées “révolutionnaires”.

Lire aussi l Syndrome d’aliénation paren­tale : la nou­velle arnarque des masculinistes

Comme celle du 13 décembre 2023, où elle reconnait à un enfant de 11 ans le droit de ne pas voir son père. L’homme, qui bénéficie déjà d’un droit de visite, réclame de nouvelles modalités de garde. Après avoir entendu le mineur, qui montre des signes de stress après chaque rencontre avec son père et l’accuse de violences psychologiques, la juge déboute le progéniteur et supprime ses droits de visite préexistants… “jusqu’à ce que son fils désire le revoir”, précise ce jugement inédit.

Le droit de l’enfant à ne pas voir son parent

Associations de mères, juristes et experts de la protection de l’enfance saluent dans la presse ce jour-là “une sentence exemplaire et pionnière”, “un changement de paradigme dans la justice espagnole”. Isabel Giménez García explique : “Il y a dans l’imaginaire social cette croyance qu’un parent a le droit de voir son enfant, mais ceci n’est spécifié nulle part dans la loi ! Un parent qui n’a pas la garde a juste le droit de réclamer un droit de visite. Ce que dit la loi espagnole et internationale [Convention internationale des droits de l’enfant, ndlr], c’est que c’est l’enfant qui a le droit d’avoir une relation avec son parent. Il a donc aussi le droit de ne pas en avoir une si ça lui porte préjudice.”

Interrogée sur le fameux “devoir de visite” des pères absents voulu par Emmanuel Macron, Isabel Giménez García ne botte pas en touche. “Je comprends son inquiétude. Mais un père qui ne veut pas voir son enfant lui inflige déjà une violence émotionnelle. C’est aussi une violence économique pour la mère, car tout ce temps que le père ne s’occupe pas de l’enfant, il ne paie pas. Quand je traite ce genre de situation, j’ordonne une augmentation de la pension alimentaire pour compenser le préjudice économique. Et je pense qu’un soutien psychologique devrait être systématiquement offert aux enfants concernés.” A bon entendeur.

Lire aussi l Un "devoir de visite" des pères ? La proposition d'Emmanuel Macron soulève des interrogations

  1. le prénom a été modifié[][]
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