Claire Nouvian 1
© Capture écran Youtube / BLOOM Association

Claire Nouvian, sur la jus­tice envi­ron­ne­men­tale : "Quand on en est ren­du à faire por­ter nos espoirs sur les épaules des magis­trats, c'est un signe de grand déses­poir démocratique"

Partout dans le monde, les actions en jus­tice pour lut­ter contre le chan­ge­ment cli­ma­tique se mul­ti­plient – qu'elles mettent en cause la res­pon­sa­bi­li­té d'entreprises ou des États. Pour Causette, Claire Nouvian revient sur cette stra­té­gie, que son l'association Bloom a une nou­velle fois uti­li­sé en por­tant plainte contre TotalEnergie pour "homi­cide involontaire".

Comme les années pré­cé­dentes, les action­naires qui se ren­dront en début d'après-midi ce ven­dre­di 24 mai à l'assemblée géné­rale de TotalEnergie auront droit à un comi­té d'accueil très frais devant le siège du géant pétro­lier à La Défense. Des asso­cia­tions de lutte contre le chan­ge­ment cli­ma­tique les atten­dront avec pan­cartes et huées pour dénon­cer les pro­fits fara­mi­neux de la mul­ti­na­tio­nale estam­pillée "cli­ma­ti­cide".

Parmi elles, Bloom, qui a por­té plainte mar­di contre TotalEnergie, sa direc­tion et ses action­naires "pour leur contri­bu­tion au chan­ge­ment cli­ma­tique et son impact fatal sur les vies humaines et non humaine". Avec huit per­sonnes témoins venues du monde entier, l'ONG fran­çaise qui s'est fait un nom dans la lutte pour la pro­tec­tion des océans a éga­le­ment por­té plainte pour "homi­cide invo­lon­taire". Une pre­mière, dans un contexte où les actions judi­ciaires se mul­ti­plient de la part de la socié­té civile pour sanc­tion­ner les États ou les entre­prises pour leur res­pon­sa­bi­li­té dans le dérè­gle­ment cli­ma­tique en cours. 

En France, le pro­jet col­lec­tif "l'affaire du siècle" a été le pre­mier du genre en 2018, fai­sant condam­ner l'État dès 2021 pour inac­tion cli­ma­tique. Depuis, la défer­lante "jus­tice cli­ma­tique" ou "envi­ron­ne­men­tale" n'a pas ces­sé, cou­ron­née en avril par la condam­na­tion par la Cour euro­péenne des droits de l'Homme (CEDH) de la Suisse pour inac­tion cli­ma­tique. De quoi faire espé­rer Claire Nouvian, fon­da­trice de Bloom, "que les juges vont sau­ver le monde". Au-​delà de la for­mule, entre­tien avec une mili­tante échau­dée par des années de renon­ce­ment et de com­pro­mis­sions poli­tiques, qui s'en remet plus que jamais à la jus­tice pour faire bou­ger les lignes.

Causette : Quand avez-​vous com­men­cé à uti­li­ser l'outil judi­ciaire pour obte­nir des vic­toires envi­ron­ne­men­tales et pour­quoi ?
Claire Nouvian :
C'est une idée qui vient, je pense, assez rapi­de­ment à tout le monde. Mais après, il s'agit d'avoir les indi­vi­dus qua­li­fiés en interne aux asso­cia­tions pour mener ces pro­cé­dures, ain­si que le bud­get. Chez Bloom, on a com­men­cé dès 2012 en met­tant en demeure la flotte de pêche d'Intermarché, de publier ses comptes que le groupe s'évertuait à cacher. On avait aus­si atta­qué une publi­ci­té d'Intermarché qui disait qu'ils ven­daient du pois­son durable. On a tou­jours été aidés pro bono par des avo­cats qui étaient sen­sibles à nos tra­vaux et nous contac­taient. Ces actions bri­co­lées au départ se sont ensuite déployées grâce à l'accompagnement du cabi­net Cleary, tou­jours pro bono.
C'est avec eux que, mi-​mai, nous avons gagné une grande vic­toire : une audience à la Cour de jus­tice de l'Union euro­péenne contre la Commission euro­péenne qui pro­tège les lob­bies indus­triels néer­lan­dais de la pêche dans le dos­sier de la pêche élec­trique. C'est l'aboutissement d'années de ten­ta­tives de dia­logue avec la com­mis­sion, avec son fes­ti­val de mau­vaise foi, d'arguments fal­la­cieux, de cour­riers moi­tié vides, de tech­niques dila­toires menées pour ne pas recon­naître la res­pon­sa­bi­li­té de la com­mis­sion d'avoir don­né de l'argent public pour sou­te­nir des licences de pêche illé­gales [la tech­nique de la pêche élec­trique a été inter­dite en 1998, ndlr]. On ne peut pas atta­quer une ins­ti­tu­tion euro­péenne devant la Cour de jus­tice sans avoir pas­sé un cer­tain nombre d'étapes, c'est un peu la fourche cau­dine pour pou­voir se consti­tuer en tant que plai­gnant, main dans la main avec des pêcheurs lésés par la concur­rence de cette pêche ultra agres­sive par les indus­triels néer­lan­dais.
Nous sommes éga­le­ment accom­pa­gnés par le cabi­net TTLA, spé­cia­li­sé entre autres dans l'environnement, qui nous aide dans toutes nos consti­tu­tions de dos­siers, évi­dem­ment très tech­niques. En interne, nous avons une juriste et un avo­cat qui font le lien avec ces cabi­nets et nous per­mettent d'être très réac­tifs et stra­té­giques dans nos contentieux.

Pourquoi avoir, il y a trois jours, por­té plainte contre TotalEnergie alors que juqu'ici, Bloom était spé­cia­li­sée dans la pré­ser­va­tion des océans ?
C.N. :
Pour une rai­son très évi­dente : l'océan dicte le cli­mat mon­dial et il y a deux sources de des­truc­tion de l'océan. D'un côté, les acti­vi­tés extrac­tives des­truc­trices, qu'il s'agisse de faune ou de matières fos­siles. De l'autre, les émis­sions de CO2, qui pro­voquent le réchauf­fe­ment de la tem­pé­ra­ture glo­bale, donc le réchauf­fe­ment des eaux. Mais aus­si l'acidification de l'océan avec une aug­men­ta­tion du CO2 dans l'atmosphère qui dis­sout l'ensemble des struc­tures cli­ma­tiques et dont sont, par exemple, vic­times les coraux – qui accueillent 25% de la bio­di­ver­si­té marine. En aug­men­tant la part de CO2 dans l'atmosphère, comme on l'a fait de façon ver­ti­gi­neuse ces der­nières années, on détruit la pos­si­bi­li­té même d'avoir des chaînes ali­men­taires. Nous sommes en train de détruire la vie en son cœur, parce que l'océan est le ber­ceau de la vie sur Terre. C'est d'une gra­vi­té sans pré­cé­dent. Notre action contre TotalEnergie est donc tout à fait cohérente.

Lire aus­si l Climat : pour la pre­mière fois, une plainte col­lec­tive accuse TotalEnergies d’“homicide involontaire”

A l'occasion du lan­ce­ment de cette plainte, vous avez affir­mé dans la presse que vous espé­rez voir la jus­tice sau­ver le monde…
C.N. :
 Le dire ain­si, c'est mal­heu­reu­se­ment expri­mer que la démo­cra­tie se porte très très mal. Quand on en est réduit à ne plus du tout comp­ter sur le poli­tique parce qu'il est deve­nu la cause de la des­truc­tion envi­ron­ne­men­tale et qu'on est ren­du à devoir faire por­ter nos espoirs sur les épaules des magis­trats et du sys­tème judi­ciaire, en réa­li­té, c'est un signe de grand déses­poir démo­cra­tique. Ça ne devrait pas être le cas. Mais notre gou­ver­ne­ment pour­suit une logique ultra libé­rale qui déroule le tapis rouge aux inté­rêts des acteurs éco­no­miques sans se pré­oc­cu­per de l'intérêt géné­ral.
C'est pour cela qu'on se tourne de plus en plus vers les tri­bu­naux, tout en sachant que c'est aus­si dur pour eux, parce qu'ils n'ont pas les moyens, ni humains ni bud­gé­taires, pour tout mener de front. Les magis­trats tra­vaillent jour et nuit, ont une vie de chien, comme nous mili­tants éco­lo­gistes, et cela ne devrait pas se pas­ser comme ça. 

Mardi, Le Nouvel Obs fai­sait sa Une avec un appel signé par des per­son­na­li­tés de pre­mier plan, militant·es éco­lo­gistes (Camille Etienne, Corinne Lepage), magistrat·es (François Molins, Eva Joly), et poli­tiques (Christiane Taubira, José Bové) pour exi­ger des moyens pour la jus­tice envi­ron­ne­men­tale – qu'ils soient finan­ciers, humains ou légis­la­tifs. Souscrivez-​vous à cet appel ?
C.N. :
Au constat, oui, à 100%. Mais j'ai refu­sé de m'y asso­cier, parce que je trou­vais qu'il y avait un pro­blème tau­to­lo­gique, dans son objet même. On ne peut pas deman­der à la source du pro­blème – le gou­ver­ne­ment d'Emmanuel Macron – de régler le pro­blème. Il n'y a plus rien à attendre de ce gou­ver­ne­ment, je pré­fère deman­der aux can­di­dats de la gauche éco­lo­giste : quel est votre plan ?

Considérez-​vous que les outils judi­ciaires fran­çais sont, à l'heure actuelle, assez com­plets pour lut­ter contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique ?
C.N. :
Non. Le code de l'environnement comme le code pénal ne reflètent pas les prio­ri­tés com­munes au monde entier, c'est-à-dire l'urgence supé­rieure à toutes les autres urgences, qui est la des­truc­tion de la bio­sphère, et dont on est tous dépen­dants. Dans le cadre de notre plainte au pénal contre TotalEnergie, on a mis en avant le concept de "glo­bo­cide". C'est pour moi la notion la plus impor­tante de toute notre démarche. Elle per­met d'éclairer le débat public sur le manque cru­cial qu'on a en termes d'outillage intel­lec­tuel. Il y a une hié­rar­chie des res­pon­sa­bi­li­tés. Vous et moi, nous ne sommes pas res­pon­sables des émis­sions de CO2 au même titre que TotalEnergie, dont les acti­vi­tés menacent la sta­bi­li­té du monde tel qu'on le connaît. Et qui pour­tant, en connais­sance de cause, fait le choix immen­sé­ment cynique et cri­mi­nel de pour­suivre ces acti­vi­tés bien qu'elles aient des consé­quences meur­trières. Parler de glo­bo­cide, c'est avoir une vision plus large que celle cen­trée sur la mise en dan­ger des vies humaines et des éco­sys­tèmes : on touche là à la ques­tion de l'équilibre glo­bal. Cette notion de mise en dan­ger glo­bale n'a aucun anté­cé­dent his­to­rique et donc de tra­duc­tion juri­dique. Notre action per­met de mettre sur la table le concept de glo­bo­cide. On ne peut pas résoudre les pro­blèmes inédits (la des­truc­tion poten­tielle de l'ensemble de la pla­nète telle qu'on la connaît) avec les outils, y com­pris juri­diques, du monde d'hier.

TotalEnergie est désor­mais cou­tu­mier des plaintes à son encontre autour de ces sujets envi­ron­ne­men­taux. L'entreprise, si elle se ver­dit, n'a pas chan­gé de bra­quet pour autant sur les éner­gies fos­siles. Croyez vrai­ment à l'utilité de ces pour­suites ? 
C.N. : Je crois en celle de Bloom, parce qu'il ne s'agit pas d'une pro­cé­dure au civil qui, en effet, n'a pas de quoi faire peur à une mul­ti­na­tio­nale bar­dée d'avocats, mais bien devant le tri­bu­nal pénal. L'une des nou­veau­tés de notre action, c'est qu'elle vise aus­si les action­naires, pas juste Total. Par ailleurs, la grande ori­gi­na­li­té de notre plainte, c'est de nous être appuyé sur la "science de l'attribution" – une nou­velle dis­ci­pline qui est en train de se déve­lop­per. C'est inédit : on a pas­sé deux ans à faire des recherches très pous­sées et consti­tué un dos­sier de plu­sieurs mil­liers de pages que notre avo­cat a dû trans­por­ter dans une énorme valise jusqu'au tri­bu­nal judi­ciaire.
Grâce à nos tra­vaux, nous avons pu attri­buer chaque évé­ne­ment cli­ma­tique dont ont souf­fert les huit vic­times et sur­vi­vantes du chan­ge­ment cli­ma­tique qui ont por­té plainte avec nous au chan­ge­ment cli­ma­tique. Par exemple, sur les inon­da­tions en Belgique dont ont souf­fert Benjamin et Rosa, la jeune fille de 15 ans morte dans le tor­rent de boue qu'il a empor­tée, la pro­ba­bi­li­té d'occurrence de ce genre d'événement est mul­ti­pliée par 9 à cause du chan­ge­ment cli­ma­tique. Dans un monde nor­mal, Benjamin et Rosa seraient par­tis en vacances au cam­ping dans les Ardennes et se seraient sim­ple­ment mar­rés. Leur séjour s'est trans­for­mé en tra­gé­die à cause du chan­ge­ment cli­ma­tique. Or, celui-​ci est direc­te­ment attri­buable aux majors pétro-​gazières et notam­ment Total, qui est la deuxième entre­prise la plus agres­sive en termes d'expansion des pro­jets fos­siles dans le monde.

Lire aus­si l Les Aînées pour la pro­tec­tion du cli­mat, mamies vertes de rage

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