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Au centre, Henry Michaux à bicyclette. À gauche, un homme vêtu de knickerbockers. À droite, une femme en bloomer. Photo parue dans L’Hebdomadaire de Leslie, le 27 juin 1895. © NB/PR/ALAMY STOCK PHOTO

Vélo : l’émancipation par la culotte

Aujourd'hui, c'est la Journée mon­diale du vélo ! Retour sur l'histoire du bloo­mer. Au XIXe siècle, ce pan­ta­lon court sur­mon­té d’une jupe a par­ti­ci­pé à la libé­ra­tion des femmes. Essuyant les moque­ries et les insultes, la mili­tante fémi­niste Amelia Bloomer le por­ta avec fier­té… Grâce à lui, les femmes ont pu enfin enfour­cher un vélo sans danger !

Il en a fal­lu de la patience et de la per­sé­vé­rance à ces pion­nières du XIXe siècle pour enfin chan­ton­ner libre­ment sur leur bicy­clette. Car à cette époque, c’est empê­trée dans une robe longue, volu­mi­neuse et ser­rée dans un cor­set, qu’il faut péda­ler. Et cela ne faci­lite pas le mou­ve­ment ! Certaines femmes témé­raires en ont même per­du la vie, leur jupe se pre­nant entre les pédales et les rayons d’une roue.

Le cyclisme connaît alors un engoue­ment auprès de la haute socié­té, aux États-​Unis, en Angleterre, puis en France… Pour exer­cer cette nou­velle acti­vi­té de loi­sirs, on invente des vête­ments : des pan­ta­lons bouf­fants pour les hommes et… rien pour les femmes. Évidemment. « Cela était incon­ve­nant de mon­trer ses jambes pour la gent fémi­nine, les dévoi­ler aurait pu invi­ter à ima­gi­ner ce qu’il y a plus haut. Un code cultu­rel, social et moral visait même à lut­ter contre l’indécence », explique Soline Anthore Baptiste 1, his­to­rienne de la mode. Mais c’était comp­ter sans Libby Miller, avo­cate amé­ri­caine et mili­tante des droits des femmes, qui va ima­gi­ner un habit sur mesure en s’inspirant des tenues des femmes du Moyen-​Orient. Exit le cor­set et la jupe. Elle porte un pan­ta­lon res­ser­ré aux che­villes, sur­mon­té d’une jupe qui s’arrête aux genoux. Nous sommes en 1851, Libby peut enfin se dépla­cer à vélo dans les rues de New York et prouve que cette acti­vi­té est sans dan­ger pour les dames.

« Une femme en bloo­mer incarne l’idée de l’égalité et de la ‘liber­té de mou­ve­ment’ au sens propre du terme »

Rebekka Endler, jour­na­liste et autrice

Cette épa­tante ini­tia­tive est relayée par Amelia Bloomer, direc­trice du maga­zine fémi­niste The Lily, qui en fait la pro­mo­tion assi­due. Au point que cette culotte libé­ra­trice por­te­ra fina­le­ment son nom. De nom­breuses femmes de la haute bour­geoi­sie amé­ri­caine, notam­ment à San Francisco, s’inspirent du modèle de Libby Miller et le font fabri­quer par leur cou­tu­rier. Conquises par son confort et sa pra­ti­ci­té, elles fini­ront par le démocratiser.

Une bonne cor­rec­tion pour les indociles

Mais, au départ, cet « accou­tre­ment » ne plaît pas à tout le monde. Aux États-​Unis, les maris puri­tains dis­tri­buent des coups de cra­vache à leurs épouses indo­ciles afin de les cor­ri­ger de cette « mau­vaise habi­tude de s’habiller en homme ». Celles qui le portent sont insul­tées et har­ce­lées dans la rue tant cette tenue est jugée scan­da­leuse. Dans le jour­nal Le Constitutionnel du 2 octobre 1851, on évoque une pré­sen­ta­tion à Londres de ce « nou­veau cos­tume amé­ri­cain pour dames ». Devant l’indignation de ces mes­sieurs en redin­gote, l’organisatrice de la soi­rée leur rétor­que­ra : « Pour nous, les femmes, il existe une forme d’esclavage à abo­lir contre lequel la reli­gion, la morale, la loi sont impuis­santes. Notre tyran, c’est la mode ! La toi­lette actuelle des dames exerce sur elles une tor­ture phy­sique, spi­ri­tuelle et morale. » Le bloo­mer ins­pi­re­ra même une pièce comique, Les Blooméristes ou la Réforme des jupes, qui fit les belles soi­rées du Théâtre du Vaudeville de Londres. Dans le quo­ti­dien Le Siècle, Amelia Bloomer est trai­tée d’« excen­trique insu­laire qui a atta­ché son nom à l’idée la plus sau­gre­nue qui ait pu poindre dans une cer­velle humaine, celle de mas­cu­li­ni­ser les femmes par le cos­tume d’abord, par les habi­tudes ensuite ».

Avalanche de fake news

Mais pour­quoi tant d’hostilité ? Parce que le vélo est bien plus qu’un loi­sir ou un simple sport, bien sûr. En effet, il per­met aux femmes de se dépla­cer seules. L’activité est peu coû­teuse et facile à apprendre. Elle leur offre l’indépendance et au XIXe siècle, c’est abso­lu­ment révo­lu­tion­naire. En août 1851, le bloo­mer connaît son heure de gloire lorsque la suf­fra­giste Hannah Tracy Cutler le porte au Congrès mon­dial de la paix à Londres. « Une femme en bloo­mer incarne l’idée de l’égalité et de la “liber­té de mou­ve­ment” au sens propre du terme. Chaque femme sur un vélo était une attaque contre le patriar­cat et une façon pour toutes les femmes de recon­si­dé­rer leur sta­tut, car qui n’aimerait pas sen­tir le vent sur son visage et se dépla­cer de manière auto­nome ? » confirme Rebekka Endler, autrice d’un essai per­cu­tant sur le carac­tère patriar­cal des objets 2. « De plus, il y avait la crainte absurde que la selle sti­mule trop leur plai­sir… C’est pour­quoi les hommes dia­bo­li­saient cette pra­tique », ajoute-​t-​elle. Selon cer­tains méde­cins, faire du vélo était même jugé comme immo­ral et dan­ge­reux pour la fer­ti­li­té des femmes. Autant dire que ça ne lési­nait pas sur la fake news !

Le bloo­mer s’imposera fina­le­ment au tour­nant du XXe siècle, d’abord aux États-​Unis puis en France. Grâce aux clubs de femmes et de jeunes filles pug­naces issues des meilleures familles, qui l’imposeront en pra­ti­quant des sports jusque-​là réser­vés aux hommes : la course à pied, le cano­tage ou le cri­cket. Témoignage d’un temps heu­reu­se­ment révo­lu, cette culotte de cycliste est même entrée au musée dans la col­lec­tion per­ma­nente du Palais Galliera, à Paris ! « On parle sou­vent de l’abandon du cor­set, mais la véri­table éman­ci­pa­tion se trou­vait en réa­li­té dans le droit à “por­ter la culotte”. Pour preuve, le bloo­mer a été aus­si reven­di­qué dans les années 1880 1890, lors des cam­pagnes fémi­nistes. Cette tenue a mar­qué un pas impor­tant, car c’était la pre­mière fois qu’un vête­ment qui s’apparentait à un pan­ta­lon entrait dans le ves­tiaire fémi­nin », conclut Soline Anthore Baptiste. Il faut ain­si rap­pe­ler qu’en France une loi datant de 1800 inter­di­sait le « tra­ves­tis­se­ment des femmes », soit le port du pan­ta­lon. Loi qui n’a été abro­gée qu’en 2013.

  1. Paris. Figures de mode. XIVe ‑XXIe siècle, ce que disent nos vête­ments, de Soline Anthore Baptiste. Parigramme, 2019.[]
  2. Le Patriarcat des objets. Pourquoi le monde ne convient pas aux femmes, de Rebekka Endler. Éditions Dalva, 2022.[]
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