"Instrumentalisation", "indignation sélective", "répression politique"… les déclarations de la ministre Aurore Bergé – qui propose de couper les financements d’associations féministes qui auraient des propos “ambigus” sur le 7 octobre – divisent à nouveau les féministes.
Dimanche, la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes a annoncé, sur Radio J, son intention de passer “au crible” les associations féministes financées par l’État. “S’il y a la moindre ambiguïté sur des propos qui auraient été tenus le 7 octobre, il ne serait pas normal que ces associations continuent à avoir des subventions de la part du gouvernement”, a ainsi déclaré Aurore Bergé. D’un côté, #NousToutes dénonce aujourd’hui une “instrumentalisation”, à la suite des critiques adressées au collectif concernant sa réaction aux violences commises le 7 octobre, et plus particulièrement depuis la marche du 25 novembre dernier. De l’autre, les féministes juives confirment “l’indignation sélective” de certaines associations féministes, tandis que le cabinet de la ministre se défend de toute tentative de censure.
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Détournement
Si #NousToutes – qui ne reçoit pas de subventions de l’État – n’est a priori pas menacé par l’annonce d’Aurore Bergé, des membres du collectif se sont néanmoins prononcées sur ces potentielles sanctions financières. Dans le sillage de la marche du 25 novembre dernier, l’organisation avait été critiquée pour avoir jusque-là supposément nié les violences sexuelles et féminicides perpétrées contre les Israéliennes par le Hamas le 7 octobre. #NousToutes s’en était défendu deux jours plus tard, affirmant dans un communiqué condamner “sans ambiguïté les crimes sexuels et sexistes, viols et féminicides commis par le Hamas, qui ont particulièrement visé les femmes, les personnes LGBTQIA+ et les enfants”.
Aujourd’hui, Tatiana Himbert, militante du collectif, fustige auprès de Causette une tentative de “la ministre d’instrumentaliser les crimes du Hamas et la riposte d’Israël à Gaza pour éviter de prendre ses responsabilités”. #NousToutes voit dans ces déclarations une façon pour Aurore Bergé de contourner “le manque de moyens dans la lutte contre les violences de genre”. Tatiana Himbert juge par ailleurs que les suspicions de la ministre sont infondées, puisqu’il n’y a, selon elle, “aucune ambiguïté de la part des féministes, qui sont les premières à dénoncer toutes les violences faites aux femmes”. Elle invoque un amalgame, où “les associations féministes qui n’auraient pas dénoncé les crimes du Hamas sont taxées de complicité de terrorime.”
D’après David Daoulas, membre du cabinet d’Aurore Bergé contacté par Causette, il n’est pourtant “absolument pas question de jeter le discrédit sur les associations féministes”. Le conseiller ministériel insiste “sur la caractérisation de ce qui s’est passé le 7 octobre. Il faut avoir la capacité de reconnaître ce qu’il s’est passé, notamment les actions qui ont été menées à l’encontre des femmes qui ont subi des violences physiques, des mutilations, des viols et j’en passe”. Le “contrôle” des associations annoncé par Aurore Bergé et ses potentielles répercussions ne relèvent par ailleurs pas, selon David Daoulas, d’une volonté de censure, “chacun [étant] évidemment libre de critiquer la politique du gouvernement israélien et ce qui se passe à Gaza depuis le 7 octobre”, commente-t-il. Le cabinet n’a pas souhaité nommer les associations visées par cette initiative d’Aurore Bergé.
Signalements internes
Autre flou, les termes “propos ambigus” employé par la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes laisse place à de nombreuses interprétations, d’après Tatiana Himbert : “C’est très étrange et dangereux de ne pas dire ce qu’est un propos ambigu.” Si David Daoulas dit ne pas vouloir jouer sur les mots, il précise que “concrètement” les propos mis en cause sont des “déclarations publiques de ces associations”, ainsi que des prises de position officielles. Il peut par exemple s’agir d’“une déclaration disant que ce qui s’est passé le 7 octobre est un acte de résistance. Ce qui reviendrait à amoindrir les faits de violence commis à l’égard des femmes et des victimes civiles le 7 octobre”.
Toujours d’après le conseiller ministériel, l’initiative du gouvernement émanerait notamment de signalements internes aux associations. “C’est interne et c’est aussi ce qui a pu être remonté par les réseaux, par les citoyens, par d’autres associations, autant de personnes qui ont pu être choquées par des propos qui tendent à nier ou justifier ce qui a pu se passer le 7 octobre”. Pour Tatiana Himbert, Aurore Bergé serait cependant coutumière de ce genre de proposition en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, rappelant des propos de la ministre tenus en 2022 : “Elle avait dit qu’il fallait dissoudre Amnesty International parce qu’ils avaient dénoncé l’apartheid qu’Israël opérait sur la Palestine.”
Une décision courageuse
Au sein des associations juives et/ou féministes, les réactions sont partagées. Membre du collectif citoyen d’action contre l’antisémitisme Nous vivrons, Sarah Aizenman déplore auprès de Causette que cette proposition vise ainsi les associations féministes, tout en saluant le message transmis par le gouvernement. “On est très embêtées et très interpellées que le gouvernement ait menacé les associations de leur couper leurs subventions. Parler des ‘associations féministes’ comme un groupe uniforme n’a pas de sens, il s’agit de considérer chaque entité individuellement, explique-t-elle, avant d’ajouter : “Il n’en demeure pas moins qu’avec ses déclarations courageuses, Aurore Bergé a envoyé un signal fort.” Un sentiment en demi-teinte partagé par de nombreux·euses militant·es juif·ves.
La militante LGBT et juive, Élise Goldfarb, coanimatrice du podcast Coming Out, considère que les juif·ves sont victimes du “syndrome du premier de la classe”, défendu·es “par le proviseur.” En clair : “Des soutiens catastrophes dont on ne veut pas à la base, mais qui sont les seuls qu’il reste”, analyse-t-elle auprès de Causette. Aurore Bergé, dont la militante fustige par ailleurs les propos jugés transphobes, apparaît ainsi comme une alliée malheureuse qui a su néanmoins prendre “une décision extrêmement courageuse”, selon Élise Goldfarb.
"Indignation sélective"
Même impression d’être laissé·es pour compte du côté du collectif Oraaj, organisation antiraciste antipatriarcale et juive interrogée par Causette, qui déplore que “beaucoup de collectifs féministes [n’aient] pas voulu parler de ces violences, comme si les reconnaître faisait d’eux des collectifs sympathisants avec Israël, et comme si les femmes et minorités de genre israéliennes qui avaient subi des violences n’étaient pas dignes d’égard”. Le collectif considère par ailleurs que les quelques voix qui se sont élevées pour défendre les Israéliennes l’ont fait dans un but de récupération, “pour nourrir le discours islamophobe omniprésent en France et ne jamais parler des violences, notamment de genre, également perpétrées à l’encontre de Palestiniennes”.
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Il n’en reste pas moins qu’Oraaj s’oppose pour sa part “à l’annonce d’Aurore Bergé, qui est de l’ordre de la répression politique”. Maya, membre d’associations juives féministes, affirme à Causette qu'elle serait aussi "très ennuyée de voir les associations perdre leur financement", tout en dénonçant une “indignation sélective” de la part des associations féministes. “Je pense que l'État est dans son rôle. Une subvention est là pour exprimer un soutien de l'État. Mais quel est le message envoyé si la France soutien une association féministe qui ne croit pas des femmes victimes de viols en fonction de leur nationalité ?". En ce sens, Élise Goldfarb affirme que les associations fautives “doivent évidemment être pénalisées”.
Des modalités à définir
En ce qui concerne les potentielles coupures de subventions imposées aux associations, le cabinet d’Aurore Bergé évite pour l’instant de rentrer dans les détails. “Il y a pas mal de paramètres à prendre en compte”, explique David Daoulas, qui ajoute que “tout dépendra des propos qui ont été tenus, de ce qui est préconisé par l’administration, les montants des subventions…”. Pour l’heure, “un contrôle est en cours et les sanctions potentielles arriveront dans un deuxième temps”, conclut le conseiller ministériel. Aurore Bergé a précisé avoir formulé sa demande à l’administration la semaine dernière et attendre un retour “dans les jours qui viennent”.
Tatiana Himbert, de #NousToutes, maintient pour sa part que “les associations féministes dénoncent les crimes faits aux femmes de façon générale, peu importe qui en est l’auteur”, refusant ainsi toute accusation de “silence” dans le contexte des violences commises envers les femmes par le Hamas. Peu convaincu·es, beaucoup de militant·es juif·ves espèrent quant à eux·elles, dans les termes du collectif Oraaj, “que toutes les voix féministes qui sont en train de s’élever contre les déclarations d’Aurore Bergé en profitent pour s’élever à la mémoire des femmes violées et tuées le 7 octobre. Il est possible de faire les deux”.
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