Alors que la situation humanitaire, déjà catastrophique, ne cesse de s’aggraver à Gaza, quels sont les impacts sur la santé mentale des 2,2 millions de personnes qui tentent actuellement de survivre dans l’enclave palestinienne ? La psychiatre palestinienne Samah Jabr répond à Causette.
Causette : Quelle est la situation des services de santé mentale dans la bande de Gaza ?
Samah Jabr : Ils sont complètement dysfonctionnels désormais. La semaine dernière, j’ai reçu un message d’un collègue qui me disait que les six centres médicaux psychiatriques et l’hôpital psychiatrique de Gaza sont hors services. L’hôpital psychiatrique a été bombardé dès la première semaine. Les services du nord de la bande de Gaza sont ensuite tombés en panne les uns après les autres. Le centre médical psychiatrique du sud a fini par lui aussi tomber en panne. À Gaza, il n’y a plus rien pour aider et accompagner les personnes qui doivent recevoir des soins psychiatriques alors même que les besoins en santé mentale explosent depuis le 7 octobre. Au-delà des patients, le personnel est lui aussi traumatisé. Ils ont perdu des membres de leur famille ou leur maison. Toute la population est traumatisée.
Quelles sont les conséquences de la guerre et des bombardements de l’armée israélienne sur la population de Gaza ?
S. J. : On ne peut pas parler des conséquences des bombardements israéliens sur la santé mentale des Palestiniens sans parler des conséquences de l’occupation israélienne. Les Palestiniens subissent un trauma, qui donne des effets différents de ceux causés par un stress post-traumatique. Dans le trouble du stress post-traumatique, comme un accident de voiture par exemple, on présume que la menace est terminée alors qu’en Palestine, la menace d’affrontement est permanente. Il y a aussi la pauvreté accentuée par le blocus.
L’autre particularité, c’est qu’on parle d’un traumatisme qui n’est pas seulement individuel mais collectif. Il passe d’une génération à une autre en ciblant le peuple palestinien dans son ensemble. Il est très commun de retrouver dans une même famille un grand-père qui a été expulsé de sa maison en 1948, un père soumis à la torture et à l’emprisonnement, puis un fils qui souffre actuellement des bombardements israéliens. On parle alors d’un traumatisme transgénérationnel. Et il ne se résume pas seulement à la famille. C’est historiquement toute une population qui est touchée depuis des décennies par la politique israélienne.
Concrètement, en ce qui concerne cette guerre, qui dure depuis bientôt deux mois, on sait qu’elle augmente le risque de troubles dépressifs et anxieux et de tentatives de suicide, surtout chez les jeunes générations.
Comment accompagner psychologiquement cette population traumatisée ?
S. J. : Ce qui est compliqué, c’est que les outils que l’on utilise pour traiter le stress post-traumatique, ce qu’on appelle les premiers secours psychologiques, ne fonctionnent pas sur un traumatisme transgénérationnel et collectif. Parce que l’expérience traumatique est collective, il faudra trouver des interventions adaptées et donc collectives. Il faudra y réfléchir, mais cela pourrait passer par des groupes de parole. Il faudra d’ailleurs prendre en compte l’accompagnement des professionnels : les journalistes, les médecins et les infirmières. Ça pourrait passer par du théâtre, des jeux pour les enfants, de la peinture ou de la thérapie narrative [Une forme de psychothérapie qui vise à aider les patient·es à identifier leurs valeurs et les compétences qui leur sont associées, ndlr].
On aura aussi besoin de reconstruire les services de santé mentale qui ont été démolis, car la reconstruction psychique risque d’être longue. Mais tout ça sera uniquement possible lorsque la population de Gaza sera en sécurité, qu’il y aura un accès suffisant à l’eau et de la nourriture. C’est bien plus urgent que la santé mentale.
En attendant un cessez-le-feu durable, la solidarité internationale peut aussi avoir un effet thérapeutique. Montrer de la solidarité avec le peuple palestinien, c’est leur montrer qu’ils comptent en tant qu’humains. Et on ne peut pas négliger l’importance de ça sur leur santé mentale.