La jeune cheffe a été couronnée le 18 mars dernier d’une étoile Michelin. Engagée tant écologiquement que contre les violences en cuisine, elle a subi les assauts des masculinistes après la diffusion d’un reportage d’Envoyé spécial dans lequel elle racontait travailler avec une équipe 100 % féminine.
Trente-deux ans à peine et déjà une étoile Michelin : que peut-on encore souhaiter à Manon Fleury ? “Me calmer !” répond la cheffe en riant. Après seulement six mois d’ouverture, son restaurant parisien, baptisé Datil en hommage à une variété de prune qui a frôlé l’extinction, s’est vu récompenser par le guide rouge le 18 mars : “On a trouvé notre rythme, mais on est encore dans la construction. Pour les six prochains mois, j’ai envie de trouver une forme d’apaisement.”
Ancienne championne de France d’escrime, celle qui a grandi dans l’Yonne, puis vécu dans l’Est au gré des mutations d’un père fonctionnaire, s’est émancipée très tôt. Partie à 15 ans suivre un cursus sport-études à Orléans, elle bifurque vers hypokhâgne à Paris par goût de l’écriture, rêvant d’une carrière de journaliste culinaire. Mais la cuisine la démange : “Ma grand-mère paternelle cuisinait beaucoup et ma mère aussi, on mangeait déjà bio à l’époque et elle allait sur les marchés acheter des produits frais. C’est elle qui nous a transmis, à mes grands frères et moi, ce plaisir et cette éducation au bien-manger.”
À 19 ans, Manon Fleury, qui fréquentait plutôt le Flunch et les pizzerias en famille, cède aux sirènes de la restauration : formation au CFA Médéric, puis apprentissage à Ze Kitchen Galerie (une étoile), où elle découvre la dureté du métier. Elle s’accroche, se perfectionne à l’école Ferrandi, enchaîne avec un stage à La Marine (deux étoiles à l’époque), un apprentissage de fin d’études à L’Astrance (alors trois étoiles) et quelques mois à Semilla, où elle cultive son amour du végétal : “Là-bas, j’avais pas mal de liberté, et à partir du moment où j’ai commencé à bidouiller, j’ai fait des plats végétariens.” En 2018, devenue cheffe du Mermoz, elle rencontre Laurène Barjhoux, son futur bras droit et associée à Datil : “Manon, c’est mon alter ego. Elle est toujours accessible, à l’écoute, mais elle est exigeante et c’est pour ça que j’aime travailler avec elle. C’est aussi quelqu’un qui a beaucoup d’humour ! Elle a les pieds sur terre.”
Cuisine durable à chaque étape
La terre justement, c’est le cœur de sa cuisine : ses résidences très remarquées, à Monte-Carlo comme à Paris, font la part belle aux saisons, avec des assiettes où le végétal trône en majesté, reléguant la protéine animale au rang de condiment aux saveurs concentrées. Un pied de nez salutaire à une gastronomie française qui reste largement convaincue qu’un repas sans viande n’est qu’un repas à demi. Aujourd’hui, c’est à Datil, ouvert fin 2023, que Manon Fleury concrétise sa vision d’une cuisine durable et respectueuse de l’environnement comme de l’humain. Le menu est dicté par ce que lui fournit “l’équipe au champ”, ainsi qu’elle surnomme les producteur·rices, éleveur·euses, maraîcher·ères ou pêcheur·euses aux pratiques écoresponsables avec qui elle a tissé des liens de confiance. Et pas question de négocier les prix. Sur le site du restaurant, les intentions sont claires : “Faire à manger avec la conscience de la protection du vivant sous toutes ses formes, toujours.”
Si la cuisine la fait “vibrer”, c’est aussi parce qu’elle permet la transmission, “hyper gratifiant, même si c’est parfois ce qu’il y a de plus dur”. Justement, en 2021, avec une vingtaine de chef·fe·s, elle cofonde l’association Bondir.e (en écho au mouvement Choisir, fondé par Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir), pour combattre les violences en cuisine, à travers des actions de prévention dans les écoles de cuisine. Dans ce milieu encore très masculin à la hiérarchie héritée de l’armée, rares sont celles et ceux qui osent briser l’omerta. “Je n’ai pas hésité avant de m’engager sur ce sujet du bien-être en cuisine, c’est trop important, tellement de gens ont vécu des choses horribles…” Elle reçoit énormément de CV féminins, des cuisinières “qui cherchent un endroit safe” et voient enfin une des leurs œuvrer en ce sens.
Backlash et soutiens
Quelques jours après la récompense du Michelin, l’émission Envoyé spécial diffusait un sujet consacré à son parcours, où la cheffe assume pratiquer la discrimination positive, avec une brigade 100 % féminine : “On a envie de travailler avec des femmes, on a envie de mettre des femmes à des postes à responsabilité parce que c’est comme ça que notre métier va évoluer, sinon elles ne se disent jamais que c’est possible.” Le soir même, son compte Instagram et celui de Datil sont inondés de messages misogynes. Un backlash tristement habituel, observé “à chaque fois que les femmes essaient de s’imposer et disent qu’elles peuvent y arriver entre elles”. Mais le soutien reçu lui donne des ailes. “Progresser sur le sujet des violences en cuisine, c’est dix fois plus important que ce genre de shitstorm, mais j’avoue que j’ai pris un petit coup sur la tête. J’avais l’impression qu’on pouvait mener ces combats sans être dérangée, mais c’est l’effet télé, je crois.”
Télé qu’elle regarde pendant son (rare) temps libre ? “Le truc qui reste quand je n’ai plus le temps, c’est plutôt le cinéma !” Fan du réalisateur japonais Hirokazu Kore-Eda, de Justine Triet et d’Éric Rohmer, la cheffe égrène d’autres cinéastes chéries : Alice Rorwacher, Rebecca Zlotowski, Monia Chokri… Et qu’est-ce qu’on mange, avec ça ? “Je suis bec sucré à fond ! J’adorais aller à la crêperie avec ma mère, le mercredi. Je pourrais manger des crêpes tous les jours.” Et que ça saute !