L’Américaine Annie Londonderry est la première femme à avoir bouclé le tour du monde à bicyclette. Ou plutôt, serait… Retour sur une aventure de quinze mois où les coups de pédales relèvent presque de l’anecdote.
Lors du prochain Tour de France Femmes, fin juillet, les coureuses suivront les traces entre autres d’une légende cycliste hors du commun, Annie Cohen Kopchovsky. En 1894, l’Hexagone est captivé par cette jeune femme qui tente de réaliser une prouesse inédite : accomplir le tour du monde à vélo. L’Américaine s’affiche partout dans les quotidiens et est accueillie en grande pompe dans chaque ville traversée. Si la presse française s’enthousiasme autant pour son périple, c’est parce que le deux-roues est alors en vogue, comme le précise Peter Zheutlin, auteur d’ouvrages sur Kopchovsky et, accessoirement, son arrière-petit-neveu : « L’arrivée du vélo constituait une vraie révolution ! Plus de deux millions de deux roues étaient vendus chaque année aux États-Unis à la fin du siècle. Son voyage démarre pendant ce boom, et c’est aussi l’heure de gloire des romans d’aventures comme ceux de Jules Verne. »
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Avant qu’elle ne s’illustre du haut de sa selle, Annie Cohen Kopchovsky ne se démarque pas pour une femme de l’époque. Née en Lettonie puis installée à Boston, elle est déjà mariée et mère de trois enfants à 24 ans. Mais comment est-elle passée de l’anonymat à la célébrité mondiale ? Cette néophyte de la petite reine relève un pari lancé par deux industriels de Boston. Convaincus de l’impossibilité pour une femme de reproduire le tour du monde de Thomas Stevens une décennie plus tôt, ils offraient une généreuse récompense à la première cycliste capable de les contredire.
Vélo et vêtements masculins
Vêtue d’une longue robe, Kopchovsky enfourche son biclou d’une vingtaine de kilos et démarre donc son voyage en juin 1894. Elle troque rapidement son nom contre celui d’un sponsor, la Londonderry Lithia Spring Water Company, et devient Annie Londonderry. C’est le début du mythe. Freya Catrin Smith, scénariste d’une comédie musicale à propos de Londonderry, la considère comme « une influenceuse de réseaux sociaux avant l’heure. Elle portait littéralement des sponsors sur son corps et son vélo ». Éreintée par le poids de son véhicule et des vêtements peu propices au pédalage, elle songe à l’abandon en arrivant à Chicago. Elle remplace sa lourde monture par un modèle masculin (plus léger de 10 kilos), délaisse ses robes victoriennes pour des culottes bouffantes et trouve ainsi un second souffle. Elle fait demi-tour vers New York où elle embarque à bord de La Touraine, direction Le Havre pour continuer son périple. Quinze mois plus tard, Europe, Afrique et Asie se trouvent dans son rétroviseur. À son retour chez l’Oncle Sam, comme prévu, la gloire et fortune sont à la clé… Mais pas tout à fait.
Narratrice fantaisiste
Malgré des recherches exhaustives, Peter Zheutlin n’a trouvé aucune preuve ou trace de ce fameux pari. Ce dernier, élément déclencheur de son voyage on le rappelle, marque surtout le point de départ d’un récit à la véracité fluctuante. « J’ai découvert son histoire en prenant pour argent comptant ses exploits, explique son arrière-petit-neveu. Puis en creusant, je me suis aperçu de plusieurs contradictions ou omissions. » Londonderry prend effectivement à de nombreuses reprises trains et bateaux, n’effectuant que très peu de distance à bicyclette en Asie par exemple. Des détails qu’elle se garde de mentionner lors de conférences données tout au long de son voyage. Pour Zheutlin, « il est désormais difficile de la désigner comme la première femme à avoir parcouru le monde à vélo. Sa singularité ne découle plus d’exploits physiques à mes yeux, mais de son indépendance ».
« L’excuse du supposé pari constitue un excellent stratagème pour insuffler de la dramaturgie à son histoire »
Peter Zheutlin, arrière-petit-neveu et biographe d’Annie Londonderry
Pendant ses quinze mois passés autour du globe, elle contacte les journaux locaux pour les prévenir de son arrivée et enchaîner les interviews lors de son séjour sur place. Selon Zheutlin, « l’excuse du supposé pari constitue un excellent stratagème pour insuffler de la dramaturgie à son histoire. Sans autopromotion, elle n’aurait jamais bénéficié d’une telle couverture médiatique. » Freya Catrin Smith ne lui en tient pas rigueur non plus : « C’était une personne complexe et imparfaite, c’est pour ça qu’elle nous passionne. Le mensonge forme un élément crucial du personnage Londonderry. Elle donne au public ce qu’il souhaite, sans se soucier de la véracité des faits. » Si certains médias la traitent d’impostrice, la plupart lui déroulent le tapis rouge et publient ses exploits sans vérifications. Elle prétend ainsi avoir assisté à des combats sanglants sur le front pendant la première guerre sino-japonaise. Puis se décrit successivement comme étudiante en médecine, riche héritière ou docteure en droit. De pures inventions, évidemment. Le grand public quant à lui est conquis. Au moment de son départ pour Suez, des milliers de Marseillais·es se seraient réuni·es sur le port pour lui souhaiter bon vent.
Symbole d’indépendance
Si le pari et donc sa récompense relèvent de la fiction, pourquoi Annie Londonderry s’est-elle infligé ces mois de souffrance à coups de pédales ? Son arrière-petit-neveu évoque dans son livre l’antisémitisme très présent à Boston à cette époque et ses répercussions sur la vie de l’immigrée lettone. Ce rapport complexe avec ses origines est illustré dans un bref moment de la comédie musicale de Catrin Smith. Un mot en yiddish échappe à la jeune femme lors de confessions intimes. Après un temps d’arrêt, elle retrouve instantanément l’audace de son personnage Londonderry. La réalisatrice d’un court-métrage documentaire à son sujet, Gillian Willman, considère aussi cette expédition comme une opportunité : « C’était une porte de sortie loin de son dur quotidien de mère de famille. Pendant quinze mois, elle a pu voir du pays et n’a pas eu à changer des couches à Boston. ».
« Pendant quinze mois, elle a pu voir du pays et n’a pas eu à changer des couches à Boston »
Gillian Willman, réalisatrice
Le voyage et l’indépendance de la cycliste s’inscrivent notamment en écho aux mouvements civiques de son temps. Militante pour le suffrage des femmes aux États-Unis, Susan B. Anthony louait d’ailleurs le deux-roues en 1896 : « La bicyclette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quoi d’autre au monde. Je me réjouis à chaque fois que je vois une femme à vélo. » Gillian Willman partage ce sentiment en ajoutant : « Son périple a été une source d’inspiration. Elle était probablement la première femme que les gens voyaient à vélo de leurs propres yeux. Et ce avec un modèle masculin et des habits d’hommes. » Si ses performances sportives peuvent être relativisées, ses quinze mois de liberté reflètent avant tout le XIXe siècle finissant. « Elle se trouve au carrefour de progrès technologiques très importants : le vélo, les paquebots, le télégramme, explique Peter Zheutlin. C’est également le début de la mondialisation avec de plus en plus de voyages possibles. Et évidemment, du changement du statut de la femme. » Un refus du statu quo que résume la documentariste Gillian Willman : « Elle est la preuve que toutes les femmes n’étaient pas comblées par leur famille ou leurs tâches ménagères. Elles n’avaient pas beaucoup de droits, mais elles avaient des rêves. »