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Annie Cohen Kopchovsky, alias Annie Londonderry © WIKIPEDIA

Le tour du monde d'Annie Londonderry en… quelques mensonges

L’Américaine Annie Londonderry est la pre­mière femme à avoir bou­clé le tour du monde à bicy­clette. Ou plu­tôt, serait… Retour sur une aven­ture de quinze mois où les coups de pédales relèvent presque de l’anecdote.

Lors du pro­chain Tour de France Femmes, fin juillet, les cou­reuses sui­vront les traces entre autres d’une légende cycliste hors du com­mun, Annie Cohen Kopchovsky. En 1894, l’Hexagone est cap­ti­vé par cette jeune femme qui tente de réa­li­ser une prouesse inédite : accom­plir le tour du monde à vélo. L’Américaine s’affiche par­tout dans les quo­ti­diens et est accueillie en grande pompe dans chaque ville tra­ver­sée. Si la presse fran­çaise s’enthousiasme autant pour son périple, c’est parce que le deux-​roues est alors en vogue, comme le pré­cise Peter Zheutlin, auteur d’ouvrages sur Kopchovsky et, acces­soi­re­ment, son arrière-​petit-​neveu : « L’arrivée du vélo consti­tuait une vraie révo­lu­tion ! Plus de deux mil­lions de deux roues étaient ven­dus chaque année aux États-​Unis à la fin du siècle. Son voyage démarre pen­dant ce boom, et c’est aus­si l’heure de gloire des romans d’aventures comme ceux de Jules Verne. »

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Annie Londonderry © WIKIPEDIA

Avant qu’elle ne s’illustre du haut de sa selle, Annie Cohen Kopchovsky ne se démarque pas pour une femme de l’époque. Née en Lettonie puis ins­tal­lée à Boston, elle est déjà mariée et mère de trois enfants à 24 ans. Mais com­ment est-​elle pas­sée de l’anonymat à la célé­bri­té mon­diale ? Cette néo­phyte de la petite reine relève un pari lan­cé par deux indus­triels de Boston. Convaincus de l’impossibilité pour une femme de repro­duire le tour du monde de Thomas Stevens une décen­nie plus tôt, ils offraient une géné­reuse récom­pense à la pre­mière cycliste capable de les contredire.

Vélo et vête­ments masculins

Vêtue d’une longue robe, Kopchovsky enfourche son biclou d’une ving­taine de kilos et démarre donc son voyage en juin 1894. Elle troque rapi­de­ment son nom contre celui d’un spon­sor, la Londonderry Lithia Spring Water Company, et devient Annie Londonderry. C’est le début du mythe. Freya Catrin Smith, scé­na­riste d’une comé­die musi­cale à pro­pos de Londonderry, la consi­dère comme « une influen­ceuse de réseaux sociaux avant l’heure. Elle por­tait lit­té­ra­le­ment des spon­sors sur son corps et son vélo ». Éreintée par le poids de son véhi­cule et des vête­ments peu pro­pices au péda­lage, elle songe à l’abandon en arri­vant à Chicago. Elle rem­place sa lourde mon­ture par un modèle mas­cu­lin (plus léger de 10 kilos), délaisse ses robes vic­to­riennes pour des culottes bouf­fantes et trouve ain­si un second souffle. Elle fait demi-​tour vers New York où elle embarque à bord de La Touraine, direc­tion Le Havre pour conti­nuer son périple. Quinze mois plus tard, Europe, Afrique et Asie se trouvent dans son rétro­vi­seur. À son retour chez l’Oncle Sam, comme pré­vu, la gloire et for­tune sont à la clé… Mais pas tout à fait.

Narratrice fan­tai­siste

Malgré des recherches exhaus­tives, Peter Zheutlin n’a trou­vé aucune preuve ou trace de ce fameux pari. Ce der­nier, élé­ment déclen­cheur de son voyage on le rap­pelle, marque sur­tout le point de départ d’un récit à la véra­ci­té fluc­tuante. « J’ai décou­vert son his­toire en pre­nant pour argent comp­tant ses exploits, explique son arrière-​petit-​neveu. Puis en creu­sant, je me suis aper­çu de plu­sieurs contra­dic­tions ou omis­sions. » Londonderry prend effec­ti­ve­ment à de nom­breuses reprises trains et bateaux, n’effectuant que très peu de dis­tance à bicy­clette en Asie par exemple. Des détails qu’elle se garde de men­tion­ner lors de confé­rences don­nées tout au long de son voyage. Pour Zheutlin, « il est désor­mais dif­fi­cile de la dési­gner comme la pre­mière femme à avoir par­cou­ru le monde à vélo. Sa sin­gu­la­ri­té ne découle plus d’exploits phy­siques à mes yeux, mais de son indé­pen­dance ».

« L’excuse du sup­po­sé pari consti­tue un excellent stra­ta­gème pour insuf­fler de la dra­ma­tur­gie à son histoire »

Peter Zheutlin, arrière-​petit-​neveu et bio­graphe d’Annie Londonderry

Pendant ses quinze mois pas­sés autour du globe, elle contacte les jour­naux locaux pour les pré­ve­nir de son arri­vée et enchaî­ner les inter­views lors de son séjour sur place. Selon Zheutlin, « l’excuse du sup­po­sé pari consti­tue un excellent stra­ta­gème pour insuf­fler de la dra­ma­tur­gie à son his­toire. Sans auto­pro­mo­tion, elle n’aurait jamais béné­fi­cié d’une telle cou­ver­ture média­tique. » Freya Catrin Smith ne lui en tient pas rigueur non plus : « C’était une per­sonne com­plexe et impar­faite, c’est pour ça qu’elle nous pas­sionne. Le men­songe forme un élé­ment cru­cial du per­son­nage Londonderry. Elle donne au public ce qu’il sou­haite, sans se sou­cier de la véra­ci­té des faits. » Si cer­tains médias la traitent d’impostrice, la plu­part lui déroulent le tapis rouge et publient ses exploits sans véri­fi­ca­tions. Elle pré­tend ain­si avoir assis­té à des com­bats san­glants sur le front pen­dant la pre­mière guerre sino-​japonaise. Puis se décrit suc­ces­si­ve­ment comme étu­diante en méde­cine, riche héri­tière ou doc­teure en droit. De pures inven­tions, évi­dem­ment. Le grand public quant à lui est conquis. Au moment de son départ pour Suez, des mil­liers de Marseillais·es se seraient réuni·es sur le port pour lui sou­hai­ter bon vent.

Symbole d’indépendance

Si le pari et donc sa récom­pense relèvent de la fic­tion, pour­quoi Annie Londonderry s’est-elle infli­gé ces mois de souf­france à coups de pédales ? Son arrière-​petit-​neveu évoque dans son livre l’antisémitisme très pré­sent à Boston à cette époque et ses réper­cus­sions sur la vie de l’immigrée let­tone. Ce rap­port com­plexe avec ses ori­gines est illus­tré dans un bref moment de la comé­die musi­cale de Catrin Smith. Un mot en yid­dish échappe à la jeune femme lors de confes­sions intimes. Après un temps d’arrêt, elle retrouve ins­tan­ta­né­ment l’audace de son per­son­nage Londonderry. La réa­li­sa­trice d’un court-​métrage docu­men­taire à son sujet, Gillian Willman, consi­dère aus­si cette expé­di­tion comme une oppor­tu­ni­té : « C’était une porte de sor­tie loin de son dur quo­ti­dien de mère de famille. Pendant quinze mois, elle a pu voir du pays et n’a pas eu à chan­ger des couches à Boston. ».

« Pendant quinze mois, elle a pu voir du pays et n’a pas eu à chan­ger des couches à Boston »

Gillian Willman, réalisatrice

Le voyage et l’indépendance de la cycliste s’inscrivent notam­ment en écho aux mou­ve­ments civiques de son temps. Militante pour le suf­frage des femmes aux États-​Unis, Susan B. Anthony louait d’ailleurs le deux-​roues en 1896 : « La bicy­clette a fait plus pour l’émancipation des femmes que n’importe quoi d’autre au monde. Je me réjouis à chaque fois que je vois une femme à vélo. » Gillian Willman par­tage ce sen­ti­ment en ajou­tant : « Son périple a été une source d’inspiration. Elle était pro­ba­ble­ment la pre­mière femme que les gens voyaient à vélo de leurs propres yeux. Et ce avec un modèle mas­cu­lin et des habits d’hommes. » Si ses per­for­mances spor­tives peuvent être rela­ti­vi­sées, ses quinze mois de liber­té reflètent avant tout le XIXe siècle finis­sant. « Elle se trouve au car­re­four de pro­grès tech­no­lo­giques très impor­tants : le vélo, les paque­bots, le télé­gramme, explique Peter Zheutlin. C’est éga­le­ment le début de la mon­dia­li­sa­tion avec de plus en plus de voyages pos­sibles. Et évi­dem­ment, du chan­ge­ment du sta­tut de la femme. » Un refus du sta­tu quo que résume la docu­men­ta­riste Gillian Willman : « Elle est la preuve que toutes les femmes n’étaient pas com­blées par leur famille ou leurs tâches ména­gères. Elles n’avaient pas beau­coup de droits, mais elles avaient des rêves. »

Lire aus­si l Heïdi Sevestre : « Avec Climate Sentinels, nous vou­lions mon­trer que les femmes ont toute leur place dans des métiers extrêmes »

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