“Biais sexistes”, “défaillances du droit” : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) étudie actuellement huit requêtes accusant la France de mauvais traitement dans les affaires de viols. Un moment judiciaire exceptionnel ? Une modification du droit français à prévoir ? Entretien avec la juriste Catherine Le Magueresse.
L’information était annoncée par Mediapart au début du mois : la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) planche actuellement sur pas moins de huit requêtes de femmes victimes de viol, déposées en 2022 et 2023. Chacune conteste le traitement de leur dossier par la justice française, ayant abouti à une relaxe, à un acquittement ou à un non-lieu.
La CEDH, qui a reconnu auprès de Mediapart que ce chiffre était inédit et constituait “un volume significatif” pourrait donc condamner la France pour de mauvais traitements judiciaires. “Biais sexistes” lors de la procédure et non prise en compte de la notion de consentement seront étudiés par la cour. Une décision attendue et politique, à l’aune des débats actuels concernant la définition française du viol dans le Code pénal. En février dernier, l’Union européenne a renoncé à une définition du viol par l’absence de consentement, en raison du refus de plusieurs États membres, dont la France.
Pour mieux comprendre les enjeux de ces requêtes à la CEDH, Causette s’est entretenue avec Catherine Le Magueresse, doctoresse en droit, autrice de l’ouvrage Les Pièges du consentement, pour une redéfinition pénale du consentement sexuel (éditions IXe, 2021) et ancienne présidente de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes (AVFT).
Causette : En 2022 et 2023, la CEDH a accepté de se pencher sur huit affaires de viols dans lesquelles les requérantes accusent la France “de mauvais traitement”. Mediapart a souligné qu’il s’agissait d’une situation inédite. Est-ce un moment important pour la justice française ?
Catherine Le Magueresse : Oui c’est vraiment un moment que l’on attendait puisqu’il permet de soulever les défaillances du droit pénal français, notamment sur la manière dont le Code pénal définit les infractions de viol. C’est principalement ce point qui est mis en cause. Vient ensuite la maltraitance judiciaire des affaires de violence, à savoir la manière dont les femmes sont traitées par la justice lorsqu’elles dénoncent. Ces deux aspects sont soumis à l’appréciation des juges de la Cour européenne des droits de l’homme. Et c’est une très bonne nouvelle pour les femmes françaises ! Lorsque l’on pense à la manière dont sont traitées les affaires, avec des victimes qui s’engagent pendant quatre, cinq, six, ans, sans pouvoir vivre normalement parce qu’elles ont toujours cette affaire en tête, c’est dégueulasse. De ce point de vue, j’espère vraiment que l’on va être condamné.
C’est donc une situation inédite, car accéder à la justice internationale de la CEDH est un parcours complexe. Pour saisir la cour, il faut avoir épuisé toutes les voies de recours internes. Autrement dit, aller jusqu’à la cour de cassation et avoir déclaré, pendant la procédure française, le fait que la décision rendue par la cour d’appel est en violation avec les arrêts de la CEDH. Il faut donc avoir des avocats et avocates formés sur ces questions. Cela réduit déjà le nombre d’affaires de manière considérable. Ajouté à cela, la CEDH filtre énormément d’affaires et retient moins de 10 % des plaintes. Huit affaires, c’est donc exceptionnel.
Sur quels éléments va se baser la CEDH pour formuler ses décisions ?
C. L. M. : La question qui est posée par la CEDH est de savoir si l’État a respecté ses obligations d’adopter et d’appliquer, de manière effective, des dispositions pénales pour que soient incriminés et réprimés tous les actes sexuels non consensuels. Dès qu’il n’y a pas de consentement, cela devrait pouvoir être incriminé, donc inscrit dans le Code pénal, et réprimé, et de fait pris en compte par les magistrats.
C’est donc imparable : comment est-ce que l’État peut répondre sur le fait qu’on ait incriminé tous les actes sexuels non consensuels ? Il ne peut pas, parce que ce n’est pas le cas. Dans le droit pénal français, on peut avoir la preuve qu’une victime a dit non, mais si ce n’est pas accompagné de violences, de la contrainte, de menaces ou d’un effet de surprise, il n’y a pas de condamnation possible. Le non-consentement de la victime est aujourd’hui une condition nécessaire, mais pas suffisante au regard de la loi française. Or, parfois, l’agresseur est particulièrement stratège et a bien fait attention de manipuler sans exercer de violences, de contrainte, de menaces ou d’effet de surprise et peut par conséquent échapper au droit.
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Est-ce qu’il faudrait donc intégrer la question du consentement dans le droit français ?
C. L. M. : Oui, d’abord parce qu’on a ratifié en 2014 la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, qui intègre la notion de consentement. La France est donc en infraction à cet égard. Pour l’intégrer, il faut définir – à l’instar du droit canadien par exemple – dans quelles circonstances il n’y a pas consentement. Quand bien même elle aurait dit oui, parce que parfois les victimes cèdent. Et “céder n’est pas consentir”, comme l’écrit l’anthropologue Nicole-Claude Mathieu. Elle parle d’un ensemble de situations d’oppression pouvant amener une victime à céder. Il peut s’agir de menaces contre sa famille, le risque de perdre un job, ou même un danger de mort. Évidemment que l’on pourrait, dans ce cas, dire oui car le risque de représailles est trop grand. Mais lorsqu’on n’a pas la liberté de dire non, notre oui ne vaut rien. Le droit canadien explique qu’il faut s’assurer du consentement en prenant des mesures raisonnables, et quand bien même le consentement a été énoncé, il n’est pas valable s’il est confronté à un ensemble de situations comme l’état d’ivresse ou un rapport d’autorité.
En revanche, selon le droit canadien, ce n’est pas à la victime de prouver la manière dont elle a dit non, mais on va demander à l’accusé s’il a pris les mesures nécessaires pour s’assurer du consentement : “Alors, Monsieur, dites-nous, comment saviez-vous qu’elle était consentante ?” Certaines féministes expliquent que c’est davantage l’application du droit qui pose problème et je les rejoins. Mais on a pour moi un problème de fond : les magistrats sont obligés en France de travailler avec un droit qui est défaillant et qui donne des moyens de défense très aisés aux agresseurs. Donc commençons par changer le droit, ça outillera les magistrats qui veulent bien faire les choses. Cela rendra par ailleurs les choses beaucoup plus compliquées pour les magistrats construits avec des biais sexistes puisqu’ils seront obligés d’appliquer le droit.
Existe-t-il une jurisprudence, d’autres pays européens qui ont été condamnés par la CEDH concernant le traitement judiciaire des violences de genre ou est-ce inédit ?
C. L. M. : En général, les États condamnés sont plutôt des États d’Europe de l’Est. La Roumanie, la Turquie sont très régulièrement condamnées, souvent pour des affaires de violences conjugales, mais aussi de violences sexuelles. La première jurisprudence sur laquelle s’appuient les requérantes, c’est un arrêt contre la Bulgarie de 2003, condamnant le pays pour sa législation pénale qui ne permettait pas de punir le viol de manière effective. Et puis l’Italie a été condamnée en 2021, dans un arrêt très important [J. L. c. Italie, ndlr] qui a visibilisé ce qu’on appelle la “victimisation secondaire”. L’État italien a été condamné en raison des propos sexistes tenus par des magistrats pendant la procédure pénale. On voit les deux pans qui nous intéressent et sur lesquels va pouvoir se baser la CEDH pour étudier les requêtes françaises. Avec un arrêt sur la manière dont le droit est écrit concernant le viol, et un deuxième sur la manière dont les procédures sont effectuées.
Vous citez la notion de “victimisation secondaire”, qui est au cœur des plaintes, notamment celle d’Emily Spanton, une touriste canadienne en vacances en France qui avait accusé deux policiers de viol en 2014. Les accusés avaient été condamnés en première instance, puis finalement acquittés par la cour d’appel en 2022. À quoi correspond cette notion ? A‑t-elle une valeur juridique ?
C. L. M. : C’est une notion plutôt sociologique au départ, mais qui est rentrée dans le droit, notamment grâce à l’arrêt J. L. c. Italie. Lorsqu’une personne dépose une plainte, elle est en droit d’attendre un processus judiciaire qui ne va pas réactiver des traumatismes. C’est-à-dire un bon accueil, une bonne écoute, une manière de poser les questions. On peut aussi prévoir des salles d’attente séparées dans les tribunaux pour que la victime ne soit pas confrontée à son agresseur en permanence. En bref, faire en sorte que tous les comportements, du dépôt de plainte jusqu’à l’éventuelle condamnation, permettent d’éviter une maltraitance institutionnelle et systémique de la part de tous les acteurs de la chaîne judiciaire. La CEDH va donc examiner si, oui ou non, on a pris des mesures pour éviter une victimisation secondaire.
L’affaire d’Emily Spanton [aussi appelé “36 quai d’orfèvres”]contient de manière manifeste des éléments de victimisation secondaire. On lui a posé beaucoup de questions qui n’avaient rien à voir avec sa plainte. La justice est quand même allée vérifier, avec tous les moyens financiers que cela implique, quel genre de vie Emily menait au Canada et pourquoi on ne l’aimait pas, au lieu de mettre l’accent sur l’enquête en France.
Qu’est-ce que permettraient concrètement huit condamnations de la France ? Est-ce symbolique ou est-ce que l’on peut attendre des conséquences majeures ?
C. L. M. : Si la France est condamnée, à la fois sur le fond et sur la procédure, elle est dans l’obligation de changer son droit ainsi que ses pratiques. Par exemple, pour les condamnations qui ont été prononcées contre l’État français en matière de violences conjugales, il y a un suivi. La CEDH vérifie que l’État condamné a bien pris des mesures pour remédier aux insuffisances pointées par l’arrêt. Mais avant même que le droit ne change, cela sera aussi un outil précieux pour les prochaines affaires. Les avocats et avocates du côté des victimes pourront d’ores et déjà s’appuyer sur cette condamnation et dire : “Attention, vous ne pouvez plus juger comme cela”. On attend donc ces condamnations comme le Messie !
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