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Jeanne Lazarus, socio­logue : « Les femmes se sentent moins légi­times à dis­po­ser de leur argent »

Ce n’est qu’à par­tir de 1965 que les Françaises, long­temps sous la tutelle de leur mari, ont pu faire ce qu’elles vou­laient avec leur salaire. Elles en ont gar­dé une dif­fi­cul­té à se sen­tir pro­prié­taires de leur argent. Jeanne Lazarus1, socio­logue, nous éclaire sur ce paradoxe.

Causette : Pendant long­temps, les femmes n’ont pas eu le droit d’être pro­prié­taires d’argent. Pourquoi ?
Jeanne Lazarus :
Le fait qu’elles gagnent elles-​mêmes de l’argent, mais aus­si sim­ple­ment qu’elles en pos­sèdent et l’utilisent selon leur bon vou­loir, a tou­jours sus­ci­té une inquié­tude indi­vi­duelle et col­lec­tive qui a pu être plus ou moins forte au cours de l’Histoire, jusqu’à s’exprimer à cer­tains moments dans des res­tric­tions juri­diques. Cette crainte tient au soup­çon d’impureté construit par l’exégèse chré­tienne qui pèse sur celles qui devaient gagner leur vie par elles-​mêmes.
L’ombre de la pros­ti­tu­tion plane notam­ment sur les femmes obli­gées de trou­ver des res­sources propres faute de béné­fi­cier d’une pro­tec­tion mas­cu­line, comme c’était encore la norme au XIXe siècle. À cette époque, l’argent dont dis­posent les épouses, les mères ou les filles est celui qui leur est don­né par les hommes du foyer, qui en tirent au pas­sage un droit de regard et de juge­ment sur leurs pra­tiques. Et celles qui dérogent à cette règle pour par­ti­ci­per à la vie éco­no­mique sont jugées impures, avi­lies, cor­rom­pues, quand elles ne sont pas consi­dé­rées comme incom­pé­tentes, fri­voles ou dépensières.

À quelle époque cet inter­dit ances­tral est-​il gra­vé dans la loi ?
J. L. :
En France, le Code civil napo­léo­nien, pro­mul­gué en 1804, est un moment déci­sif. Cette grande créa­tion juri­dique qui codi­fie l’ensemble des rela­tions fami­liales soli­di­fie les inéga­li­tés entre les hommes et les femmes, en par­ti­cu­lier dans la sphère éco­no­mique. Considérées comme mineures, ces der­nières n’avaient alors pas la pos­si­bi­li­té de tra­vailler sans l’autorisation de leur mari et celles qui exer­çaient une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle ne dis­po­saient pas libre­ment de leur salaire : l’accord de l’époux était néces­saire pour n’importe quel contrat exi­geant une signa­ture, comme l’achat d’un loge­ment. À chaque fois qu’il y avait une opé­ra­tion à la banque ou devant le notaire, on lui deman­dait son consen­te­ment. Ce qui ne veut pas dire que les femmes ren­traient chez elles et don­naient leur argent à leur mari qui en avait la ges­tion. C’était même plu­tôt l’inverse !

C’est-à-dire ?
J. L. : Dans le monde ouvrier, les maris et les enfants en âge de tra­vailler don­naient leur salaire à la mère qui fai­sait en sorte de faire tour­ner la mai­son. C’est aux épouses qu’incombait la ges­tion du bud­get domes­tique. Si les hommes s’occupaient de gérer le patri­moine et les dépenses impor­tantes du ménage, c’était elles qui tenaient les comptes de la mai­son, met­taient de côté de quoi payer le loyer, pré­voyaient de rache­ter de la nour­ri­ture et autres petites choses du quo­ti­dien.
Il faut cepen­dant attendre la loi de 1907 pour que les femmes mariées soient auto­ri­sées à dis­po­ser libre­ment de leur salaire. En droit, le mari n’est plus l’unique ges­tion­naire des pro­duits de leur tra­vail. Mais l’historienne Florence Rochefort rap­pelle que dans les faits, l’application de la loi se révèle très aléa­toire et que les ban­quiers, les agents de change et les notaires exigent encore très sou­vent une auto­ri­sa­tion mari­tale aux épouses qui veulent dis­po­ser de leurs gains. Le pro­blème n’est vrai­ment réso­lu qu’en 1965 : avec la réforme des régimes matri­mo­niaux, elles obtiennent enfin le droit d’exercer une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle et d’ouvrir un compte en banque sans deman­der le consen­te­ment de leur époux.

Dans les foyers aisés, les femmes avaient- elles accès à l’argent gagné par leur mari ?
J. L. : À la fin du XIXe siècle, l’accès à l’argent gagné par le mari est une gageure, notam­ment aux États-​Unis où il existe une popu­la­tion plus aisée qu’en Europe de femmes qui ne tra­vaillent pas et sont mariées à des hommes riches qui leur laissent la charge du foyer. La socio­logue Viviana Zelizer cite ain­si les cour­riers des lec­trices des maga­zines fémi­nins qui regorgent de conseils sur les meilleurs moments et la meilleure façon de deman­der de l’argent à son mari2. L’une des reven­di­ca­tions por­tées par les fémi­nistes d’alors vise à obte­nir une allo­ca­tion men­suelle qui per­met­trait aux épouses de ne pas avoir à jus­ti­fier cha­cune de leurs dépenses et à sol­li­ci­ter en per­ma­nence leur mari dont elles sont dépen­dantes économiquement.

Comment se débrouillaient celles qui n’étaient pas sous la tutelle d’un homme ?
J. L. : Dans la bour­geoi­sie, la meilleure situa­tion est celle de veuve. L’héroïne du Misanthrope, de Molière, Célimène, tem­po­rise pour se rema­rier, par peur de perdre sa liber­té ! Mais cette situa­tion est net­te­ment moins enviable dans le monde ouvrier : si l’époux vient à mou­rir ou est vic­time d’un acci­dent du tra­vail, les res­sources sont très dif­fi­ciles à trou­ver. Au point que la jour­na­liste Julie-​Victoire Daubié, pre­mière Française à avoir obte­nu le bac­ca­lau­réat, explique que les femmes sont condam­nées, pour sur­vivre, à des échanges économico-​sexuels. Autrement dit, à se marier ou à se pros­ti­tuer…
Il existe certes des places pour celles-​ci dans les usines et cer­taines res­tent domes­tiques toute leur vie, mais les métiers fémi­nins sont encore moins bien rému­né­rés que les postes occu­pés par des hommes. Avec en arrière-​plan, l’idée que le salaire du mari doit être plus impor­tant car il sert à nour­rir la famille, alors que celui de l’épouse n’est qu’un reve­nu d’appoint. Ces repré­sen­ta­tions vont durer très long­temps. Au début du XXe siècle, les syn­di­cats ouvriers conti­nuent de tenir ce discours.

Quelles traces cette his­toire a‑t-​elle lais­sées dans le rap­port qu’entretiennent les femmes à l’argent aujourd’hui ?
J. L. :
D’abord, les femmes conti­nuent à gagner moins d’argent que les hommes, à avoir des patri­moines plus faibles et des posi­tions hié­rar­chiques infé­rieures. Mais le dés­équi­libre per­siste aus­si dans les repré­sen­ta­tions. Le fait d’être celui qui pour­voit aux besoins du ménage, de ne pas être assis­té ou entre­te­nu par son épouse, reste un sym­bole de viri­li­té et de bonne per­for­mance mas­cu­line. Et il reste aus­si quelque chose de cette his­toire dans la façon de dépen­ser l’argent.
Des enquêtes menées ces der­nières décen­nies montrent que les femmes qui ne per­çoivent pas de salaire uti­lisent peu l’argent mis à leur dis­po­si­tion pour leurs dépenses per­son­nelles, alors que les hommes sont bien plus enclins à uti­li­ser pour eux-​mêmes « leur » argent, qui leur appar­tient car ils l’ont gagné sur le mar­ché du tra­vail. Lorsqu’elles gagnent leur vie, cet écart s’estompe mais per­siste. Elles conti­nuent à avoir plus de mal à se sen­tir pro­prié­taires de leur argent et elles ont donc plus de scru­pules à le dépen­ser pour leurs loi­sirs, des vête­ments, etc.

Tout le contraire du sté­réo­type de la femme qui dépense à tort et à tra­vers…
J. L. :
Cette repré­sen­ta­tion des femmes comme fri­voles est une héré­sie totale : les femmes ont, beau­coup plus que les hommes, le sou­ci de s’assurer de l’équilibre des recettes et des dépenses dans le foyer, car ce sont elles qui s’en occupent au jour le jour. Il y a par ailleurs plein de petites dépenses à leur charge comme le goû­ter, la trousse qu’il faut rem­pla­cer… C’est donc plu­tôt l’inverse qui se passe, en effet !
Or, avoir conscience que le pro­duit de notre tra­vail nous appar­tient et qu’on a le droit d’en faire ce qu’on veut est un préa­lable à l’égalité entre les sexes. Si on entre­tient un senti- ment de culpa­bi­li­té ou d’illégitimité vis-​à-​vis de l’argent, alors on minore la pos­si­bi­li­té pour les femmes d’être plei­ne­ment elles-​mêmes. Posséder de l’argent et en dis­po­ser libre­ment, c’est aus­si s’autoriser à avoir des dési­rs et à les formuler.

  1. Sociologue, char­gée de recherche au CNRS, Jeanne Lazarus a publié un article inti­tu­lé « L’argent des femmes. Quelques pistes de recherche » dans la revue Sensibilités (Anamosa, 2021).[]
  2. La Signification sociale de l’argent, de Viviana Zelizer, tra­duit de l’anglais amé­ri­cain par Christian Cler. Seuil, 2005.[]
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