Sur les réseaux sociaux, impossible de passer à côté des mèmes, images humoristiques détournées à l’infini et souvent affublées d’un petit texte. Les féministes sont nombreuses à y voir une arme efficace pour faire passer leur message tout en étant davantage à l’abri des trolls.
![Les mèmes : un espace de combat efficace et plus sûr pour les féministes 1 AnnaToumazoff](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/09/AnnaToumazoff.jpg)
En mars 2019, Anna Toumazoff décide de lancer sa propre page Instagram de mèmes. Elle se donne un objectif : aborder le féminisme par le rire. « J’avais envie d’apporter un nouveau ton pour les gens pas du tout conscientisés mais à l’écoute de ces problématiques », explique-t-elle. Depuis, Anna Toumazoff multiplie les vannes sur le clitoris ou le no-bra et se moque aussi bien de la tenue républicaine chère à Jean-Michel Blanquer que des machos. Un an plus tard, la démarche semble séduire puisque son compte Memespourcoolskidsfeministes rassemble cent mille fidèles.
À n’en pas douter, l’humour est politique. C’est même, selon les dires d’Anna Toumazoff, « un soft power ». Bien utilisé, le rire peut convaincre aussi efficacement qu’une bonne rhétorique. « Faire de l’humour, remarque la « mémeuse », ça donne une image cool du féminisme et ça permet de combattre les préjugés des personnes qui font passer les féministes pour des personnes sérieuses, voire sinistres, pour décrédibiliser le mouvement. » Et si les mèmes devenaient les alliés numériques du féminisme ?
« On a une volonté de questionner les masculinités »
Anna Toumazoff est la face visible de l’iceberg « mémique ». Depuis les groupes Facebook, un autre phénomène irrigue Internet : les « neurchis » (chineurs en verlan). Dans ces groupes, les mémeurs postent leurs dernières créations et les curieux les commentent, les likent ou, plus simplement, se marrent derrière leurs écrans. Ces communautés enchaînent les détournements d’images sur des sujets parfois très précis : les faits divers, Astérix & Obélix Mission Cléopâtre ou encore les trébuchets, à savoir ces engins de sièges médiévaux devenus cultes grâce à la magie d’Internet – 33 000 personnes ont tout de même rejoint le Neurchi de trébuchet ! Et plusieurs d’entre eux sont dédiés au féminisme. Leur but ? Se moquer des « mascus » et des travers de la société patriarcale.
Émeline est cofondatrice de l’un de ces groupes Facebook. Passée par un autre neurchi qu’elle estimait oppressif, elle a décidé de prendre les choses en main. Avec d’autres membres, elle fonde le Neurchi de masculinité toxique, en juillet dernier. « On a une volonté de questionner les masculinités et d’offrir un espace où on peut en discuter et en rire avec des gens qui se sentent concernés comme nous, où la ligne est clairement féministe et assumée, revendique-t-elle. On y débat, on partage des mèmes, mais on fait aussi de la pédagogie en se partageant des ressources et en discutant ensemble. » Car si la neurchisphère se réunit autour de l’humour, elle n’empêche pas d’échanger en commentaires. « Une des “règles” de notre neurchi, c’est que si tu es ouvert à la discussion et disposé à apprendre, on n’a aucun problème pour te faire de la pédagogie. »
![Les mèmes : un espace de combat efficace et plus sûr pour les féministes 2 120256765 1714649775368310 6447379208160199001 n](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2020/09/120256765_1714649775368310_6447379208160199001_n.jpg)
Dernière en date, cette nouvelle communauté est encore restreinte et ne rassemble que cinq cents personnes. Mais elle rejoint la liste, toujours plus longue, des neurchis dédiés au féminisme : Neurchi de féminisme, Neurchi de mèmes de meuf… Dont le nombre de membres peut monter jusqu’à plusieurs dizaines de milliers.
Comme souvent, le contenu d’Internet dépasse le simple cadre du numérique. La communauté rassemblée autour du compte Instagram Memespourcoolskidsfeministes permet à Anna Toumazoff d’avoir une caisse de résonnance qu’elle n’hésite pas utiliser : en novembre dernier, elle a initié le hashtag #UberCestOver après avoir été contactée par une Strasbourgeoise victime d’une agression dans un véhicule Uber. En exposant son cas en story Instagram, elle reçoit plusieurs témoignages ciblant le même chauffeur et décide de faire remonter l’affaire en lançant #UberCestOver. Très repris, le hashtag a permis de faire bouger les lignes, puisque le géant américain a fini par annoncer plusieurs engagements. « Je me suis retrouvé à l’Assemblée nationale, chez Uber et à Matignon », détaille Anna Toumazoff. Des mèmes au bureau du Premier ministre, il n’y a qu’un pas.
Cyberharcèlement et mèmes mascus
Et puisque ces mèmes ont une force politique, forcément, ils peuvent fortement déplaire. En revendiquant leur engagement féministe sur le Net, les mèmeuses s’exposent malheureusement aux trolls. Échaudée par de mauvaises expériences, Émeline a ainsi vérifié l’identité de l’auteur de cet article auprès de Causette pour s’assurer qu’elle ne faisait pas l’objet de l’attaque d’une personne se faisant passer pour un journaliste. « Désolée pour ça, mais je suis obligée d’être méfiante. Les trolls et les mascus peuvent se montrer très imaginatifs pour nous faire perdre notre temps. J’applique toujours le principe de précaution par défaut », explique-t-elle. Quelques jours auparavant, la jeune femme a ainsi fait les frais de leur pouvoir de nuisance. À la suite d’un message posté sur le groupe Neurchi de neurchi, dans lequel elle appelle celles et ceux qui le souhaitent à rejoindre son « Neurchi de masculinité toxique », elle subit une vague de « pas loin de quatre cents commentaires de haine ou de misogynie de la part de mascus me disant de retourner dans ma cuisine ».
S’il existe des neurchis dédiés au féminisme, ce n’est donc pas seulement parce que l’usage veut qu’ils soient thématiques, mais c’est également une mesure de protection. « Afficher son féminisme sur des groupes pas “safe”, c’est s’exposer à la misogynie, dénonce Émeline. Et sur des sujets militants comme le féminisme, on peut très clairement différencier les “mèmes de droite” et les “mèmes de gauche”. » Pour Anna Toumazoff, ses adversaires politiques partent avec un avantage : « On a moins d’armes qu’eux puisqu’ils peuvent avoir recours à tous types d’attaques, qu’elles portent sur l’orientation sexuelle ou le physique. On ne va pas tomber dans ça, nous ! »
Difficile de dresser une cartographie de la neurchisphère, mais parmi les rares mèmeurs sortant de l’anonymat – principalement via des comptes Instagram –, Anna Toumazoff estime qu’il y a peu de diversité : « En France, il y a encore peu de gros mèmeurs français et encore moins de femmes. » Malgré cet environnement pas toujours safe, elle ne désespère pas. « Bien sûr, il y aura toujours des grands misogynes, c’est comme ça. Mais il y a une foule d’indécis qu’on peut capter. Et pour cette raison, je suis contente quand un mème a du succès. »