Mise à jour le 25 janvier 2021 à 19h30 : Contacté par Numerama, Twitter a, fait rare, admis une véritable « erreur » : « Nous voulons être clairs : bien que nous nous efforcions d’assurer la cohérence de nos systèmes, il peut arriver que le contexte apporté habituellement par nos équipes manque nous amenant à commettre des erreurs. »
Depuis le week-end dernier, des militantes féministes posent une « question de civilisation » et surtout d’utilité publique : comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? Apparemment trop sulfureux pour le réseau social Twitter, qui, interpellé par des signalements d’internautes, suspend de nombreux comptes osant poser la question.
L'interrogation est remontée jusqu’à Aurélien Taché, député Les nouveaux démocrates du Val d’Oise. Le 25 janvier, il tweetait ce message de soutien à deux militantes féministes contre la censure dont elles ont été victimes de la part de Twitter : « Non mais @Twitter, il faut arrêter là. C’est la chasse aux féministes et anti-racistes, c’est cela ? Donc moi aussi je pose la question : #CommentFaitOnPourQueLesHommesCessentDeVioler ?” Le député venait ainsi rejoindre les rangs des féministes ulcéré.es par le comportement du réseau social. Tout a commencé quand, vendredi 22 janvier, une militante féministe dont le pseudo sur Twitter est @Melusine_2 partageait sur le réseau social son analyse sur la réception collective de la parole des victimes de violences sexuelles, assortie d’une question de fond : « Il y a savoir et il y a entendre, lire et compter. Violences sexuelles massives contre les femmes, les enfants, les hommes gays. Et une question de civilisation : comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? »
Signalements et censure ultra réactive
Dans la foulée, son tweet était signalé, apparemment en masse même si cela reste difficile à déterminer vu que Twitter n’informe pas les comptes sujets à signalements, par des hommes se sentant bizarrement tous accusés. Twitter obligeait @Melusine_2 à supprimer ledit tweet et suspendait son compte pendant 12 heures. Face à cet acte de censure du réseau social, de nombreuses féministes ont fait acte de sororité envers la militante et ont tweeté la même antienne : « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » Ne cessant ainsi de chercher une solution à un problème de société réel : selon les chiffres du ministère de l’Intérieur, 98% des personnes mises en cause sur les dizaines de milliers d’infractions sexuelles déclarées aux autorités par an en France sont des hommes.
Elles-mêmes ont été nombreuses à voir leur compte suspendu par le réseau social, qui leur a spécifié qu’elles avaient « enfreint les règles de Twitter relatives aux conduites haineuses ». Même sentence pour l’avocate Elisa Rojas : Twitter a suspendu son compte pendant douze heures et exigé que le tweet soit supprimé. Dans un nouvel élan sororal, l’élue de Paris EELV Alice Coffin invitait les comptes Twitter influents et certifiés à répéter la même question afin que le réseau social ne puisse supprimer les tweets (les comptes certifiés sont en effet moins censurés après signalements que les comptes qui ne le sont pas)… Et rayer ainsi de cet espace de communication important un tel débat d’intérêt général.
Face à l’argument douteux d’une prétendue « conduite haineuse » relative à un tel questionnement, Causette y est allée de sa demande d’éclaircissements, en tweetant à Madame Communication de Twitter France, Audrey Sliwinski, ainsi qu’au compte Twitter France – car le site de l’entreprise ne dispose pas d’espace presse ni de numéro de standard permettant aux journalistes de les contacter.
Twitter aux abonnés absents
Mais à cette heure, Twitter ne nous avait pas répondu, de la même façon que l’entreprise n’a pas daigné répondre aux demandes d’explications des militantes féministes baillonnées. « C’est le gros problème de Twitter, qui ne se sent pas responsable de la censure qu’il exerce envers la parole des femmes qui déplaît aux masculinistes, observe Alice Coffin, interviewée par Causette. Face à ce sentiment de toute puissance, j’aimerais que, au-delà de l’appel que j’ai lancé, des militantes appellent au rassemblement devant les locaux de Twitter, rue de la Paix à Paris. Mais bien sûr, c’est difficile d’organiser cela dans le contexte sanitaire. » Pour l’élue EELV, la réaction de Twitter n’est en fait qu’un symptôme d’une confiscation plus générale de la parole féminine. « Voyez comment les affiches des colleuses contre les féminicides et les violences faites aux femmes sont arrachées dans les rues : le combat féministe réside encore aujourd’hui dans le fait de gagner le droit d’énoncer, de verbaliser les viols dont se rendent coupables les hommes. »
« L’affaire » Comment fait-on… n’est pas sans rappeler une autre, celle de la tentative de censure autour du livre Moi les hommes, je les déteste de Pauline Harmange. Rappelez-vous : lors de la parution de ce petit essai bien piquant, en août 2020, Ralph Zurmély, chargé de mission au ministère de l’Egalité femmes-hommes, s’était fendu d’un mail péremptoire à la maison d’édition Monstrograph, lui demandant le retrait de l’ouvrage – qu’il n’avait pas pris la peine de lire – sous peine de poursuites judiciaires sous prétexte que son titre était une « ode à la misandrie » et un « appel à la haine ».
« On savait depuis longtemps que Twitter n’était pas franchement du côté des opprimés, mais là, c’est très flagrant »
Pauline Harmange, autrice
C’est donc tout naturellement que l’autrice – dont le livre, suite à cette tentative de censure, a été un véritable succès de librairie – s’est elle aussi montrée solidaire de @Melusine_2 et a tweeté la fameuse question interdite. « On savait depuis longtemps que Twitter n’était pas franchement du côté des opprimés, mais là, c’est très flagrant », explique à Causette celle qui n’a pas manqué elle-même de faire le parallèle entre cette censure et celles dont son livre a été victime de la part de Twitter, quand une internaute avait twitté pour en recommander la lecture par exemple. Elle-même a vu un de ses tweets relatifs à cette histoire supprimé, celui où elle rétorque à un « il faut leur couper la bite » d’un internaute « ce ne sont pas les bites qui violent mais les hommes. » Pauline Harmange a reçu un message de Twitter se bornant à lui expliquer à elle aussi que ce tweet, revu après signalement, ne respectait pas les conditions d’utilisation du réseau social et sourit amèrement : « Je suppose que les signalements ont été nombreux, je ne le sais même pas vu le niveau d’opacité de Twitter, qui ne précise même pas si sa suppression relève d’une décision algorithmique ou humaine. Mais je le déduis du fait que parfois, je me fais insulter par des internautes auxquels mon livre et mon féminisme déplaît, et j’invite mes followers à signaler ces tweets d’insultes… Qui, eux, ne sont jamais supprimés. »
#NotAllMen
Au-delà de la conduite toute-puissante de Twitter – en position de force tant il se révèle être également un outil faisant avancer de nombreuses causes sociales, et notamment féministes -, une question brûle les lèvres : pourquoi cette simple question d’apparence anodine, « Comment fait-on pour que les hommes cessent de violer ? » soulève autant de crispations qui font que des dizaines d’internautes sont prêts à la signaler pour qu’elle disparaisse ? Pourquoi, dès que l’on essaie de réfléchir à la masculinité de façon structurelle, des hommes brandissent un #NotAllMen agacé et vexé dans son identité masculine ? Alice Coffin, qui s’est penchée sur les réactions épidermiques des hommes à se remettre en question dans son ouvrage Le Génie lesbien, propose à Causette quelques pistes de réponses. « En tant que groupe dominant, les hommes sont tellement habitués à catégoriser le reste de la population, qu’il leur est impossible de remettre en question leur hégémonie et ses écueils. Comme le dit l’humoriste Hannah Gadsby, face aux critiques, ils ont pour réflexe pavlovien de s’écrier "mais nous, nous sommes les êtres humains neutres” et annulent ainsi la possibilité de déconstruire leurs privilèges et leur domination. »
Lire aussi l Alice Coffin : « Le génie lesbien est une générosité politique »
Dans Le génie lesbien, l’élue revendique l’utilisation de la désignation « les hommes », de façon à exposer une pensée théorique et politique de ce groupe social. Pauline Harmange partage ce constat et remarque que parmi les contempteurs de Comment fait-on…, deux catégories de personnes évoluent dans le même effort de censure. « D’un côté, il y a des hommes et des femmes pas forcément très militants mais qui s’insurgent contre cette question qui à leurs yeux ferait des généralités. De l’autre, il y a des activistes masculinistes très flippants, racistes, pro-arme, pro-peine de morts et très organisés. »
« Dire "des" hommes et non pas "les" hommes, serait plus à propos pour soulager la conscience de certains, mais pas la mienne »
Loic Sécheresse, dessinateur
Fort heureusement, de plus en plus d’hommes parviennent à réaliser leur introspection et enjoindre leurs camarades de genre à faire de même. C’est le cas de
Loïc Sécheresse, dessinateur de presse, qui s’est inscrit dans ce débat en republiant une série de dessins, datant de 2019 Petite Fable vélocypédique, à l’attention des hommes, mais pas que !. On y suit un cycliste qui se fait malmener par le trafic routier, jusqu’à être renversé par des voitures aux conducteurs plus ou moins responsables, jusqu’à entendre « Not all cars ! » lorsque le cycliste s’insurge de n’être pas respecté dans son bon droit. On comprend donc la métaphore du dessinateur, pour soutenir Mélusine, qu’il suit depuis un moment. Pour lui, le choix des mots dans le tweet n’est pas sujet à débat : « des » hommes et non pas « les » hommes, serait plus à propos pour soulager la conscience de certains, mais pas la sienne. Loïc Sécheresse, tente de dénoncer des attitudes systémiques et un dédouanement bien trop fréquent vis-à-vis des questions de sexisme. Lui-même sensibilisé au fil du temps, notamment par sa compagne, également illustratrice et membre d’un collectif de bande dessinée féministe, il s’empare du sujet « en faisant [sa] part ».
Ouvrir le dialogue
« Après une semaine de #metooinceste, on peut se poser légitimement la question soumise par Mélusine, nous dit-il. C’est ahurissant de voir comment ce sujet est évité depuis des années par la société. Tout cela abîme les individus. » Il y a derrière la démarche de Loïc une volonté éducative, à l’adresse des personnes qui liront sa bande-dessinée. L’enjeu ? Ouvrir le dialogue donc, entre les générations, entre femmes et hommes et entre les hommes eux-mêmes.
Si Loïc Sécheresse fait partie de ces hommes prêts à déconstruire leur masculinité, la plupart n’en sont pas encore là comme le prouve le raid à l’encontre de Comment fait-on…. Pourquoi les masculinistes parviennent-ils à faire supprimer des tweets quand les féministes ne le peuvent pas ? « Ces signalements aboutissent parce que, précisément, les groupes masculinistes sont particulièrement efficaces car ils se structurent dans des forums extérieurs à Twitter sur lesquels ils peuvent organiser leurs raids numériques et donc, être performants », souligne Pauline Harmange. Face à l’acharnement des ennemis du féminisme dans cette cyberlutte qui se fait à coup de signalements et contestation desdits signalements auprès d’un Twitter muet, on pourrait penser que certaines se décourageraient et préfèreraient quitter Twitter pour des plateformes plus safe. Mais ni Alice Coffin ni Pauline Harmange ne comptent quitter Twitter. Pour la première, la façon dont Twitter maltraite les militantes féministes n’est qu’un symptôme d’un phénomène sociétal global. « Si on se pose la question de boycotter Twitter, les militantes devraient déserter toutes les sphères publiques et médiatiques, parce qu’il y a peu d’endroits où nous sommes bienvenues. » Pauline Harmange, elle, conçoit que certaines veuillent préserver leur santé mentale en prenant leurs distances avec le réseau social mais refuse de le quitter « car j’aurais le sentiment de laisser l’autoroute ouverte aux fascistes et aux masculinistes de tout bord. » Rester sur Twitter, malgré les coups virtuels, c’est pour elle l’empêcher de devenir « un réseau d’extrême droite ».