Ivan Jablonka : « Je refuse une vision mas­cu­line qui consiste à croire qu’on incarne l'universel, au-​dessus des points de vue singuliers »

On ne naît pas homme, on le devient. Oui mais com­ment ? Dans son nou­veau livre, Un gar­çon comme vous et moi, l’historien « alter­na­tif » – pro­po­sant des objets et des formes ori­gi­nales qui font son suc­cès auprès du public – Ivan Jablonka inter­roge la notion de « malaise dans le mas­cu­lin » à tra­vers un exemple banal, le sien. Il démontre ain­si que deve­nir homme, pour un indi­vi­du, passe aus­si par une forme de déso­béis­sance aux injonc­tions sté­réo­ty­pées – par­fois toxiques – que le genre mas­cu­lin impose aujourd’hui. Peut-​on faire tenir, en un seul livre, les réjouis­sances d’un récit ado­les­cent et les exi­gences d’un tra­vail en sciences humaines ? Il semble que oui.

IvanJablonka2017 0377 Seuilc
© Hermance Triay

Causette : Pourquoi avoir choi­si de vous pen­cher sur vos sou­ve­nirs d’adolescence pour étu­dier votre rap­port au genre, lais­sant de côté les formes adultes de mas­cu­li­ni­té comme la pater­ni­té ? 
Ivan Jablonka : Tous mes livres portent sur ce que j’appelle « mes disparu·es ». Je m’y inté­resse en tant qu’historien. J’ai ain­si écrit sur mes grands-​parents, sur Laëtitia [enquête lit­té­raire ins­pi­rée d’un fait divers réel, l’assassinat de Laëtitia Perrais, ndlr]. Dans ce livre, il y a un dis­pa­ru : le gar­çon que j’ai été. Ce que j’ai cher­ché, à tra­vers ce gar­çon, c’est à éta­blir une socio-​histoire de la mas­cu­li­ni­té dans la géné­ra­tion qui est la mienne, dans l’époque qui m’a pro­duit. J’ai eu un par­cours assez rec­ti­ligne, mais ma mas­cu­li­ni­té s’est construite sur la déso­béis­sance de genre.

Lire aus­si : Laëtitia, adap­ta­tion télé­vi­sée réus­sie de l'ouvrage d'Ivan Jablonka

Considérez-​vous échap­per à une forme de mas­cu­li­ni­té domi­nante ?
I. J. : De façon évi­dente, j’appartiens à une forme de mas­cu­li­ni­té « hégé­mo­nique », selon l’expression de la socio­logue Raewyn Connell. Dans le contexte occi­den­tal qui est le nôtre, j’en suis même l’incarnation : homme blanc, hété­ro, 47 ans, aisé socia­le­ment, pari­sien, prof de fac. Dans ma vie per­son­nelle, j’essaie d’en être conscient et de faire de mon mieux pour favo­ri­ser la jus­tice de genre. Malheureusement, la domi­na­tion mas­cu­line étant sys­té­mique, ce n’est pas un indi­vi­du iso­lé qui pour­ra y chan­ger quelque chose. En paral­lèle, je consi­dère que j’appartiens aus­si à une forme de mas­cu­li­ni­té dis­si­dente, qui explique que j’aie tou­jours res­sen­ti un malaise dans le mas­cu­lin. Par exemple, je n’aime pas la culture virile, je suis loin d’être cos­taud, je suis même fra­gile, tant phy­si­que­ment que psy­cho­lo­gi­que­ment, et je suis un dra­gueur nul. En ce sens, je cor­res­ponds à un modèle de mas­cu­li­ni­té ratée.

En quoi Cloé, votre amou­reuse de CE2, a‑t-​elle par­ti­cu­liè­re­ment comp­té dans la construc­tion de votre « gar­çon­ni­té » ?
I. J. : C’est le pre­mier amour de ma vie. Nous n’avions que 8 ans, mais cette émo­tion est res­tée extrê­me­ment forte. Elle a construit ma « gar­çon­ni­té », dans mon rap­port au désir hété­ro­sexuel. J’ai vou­lu étu­dier cette rela­tion enfan­tine comme une struc­ture socio­his­to­rique, com­po­sée des sté­réo­types de l’époque. Par exemple, celui du gar­çon qui délivre la fille, très pré­sent dans les films qui m’ont façon­né. Mais inver­se­ment, quand on jouait à « déli-​délo » dans la cour, j’avais aus­si envie d’être déli­vré par Cloé, pour qu’elle soit en quelque sorte « mon che­va­lier ». Faut-​il y voir une réver­si­bi­li­té des sté­réo­types de genre ? Enfin, pour l’un des ultimes cha­pitres (qui com­porte une révé­la­tion !), j’ai retrou­vé Cloé et je lui ai deman­dé sa ver­sion des faits. Dans ce livre consa­cré aux gar­çons, il était fon­da­men­tal d’entendre une voix de fille.

En tant qu’historien, vous œuvrez à contes­ter l’écriture « patriar­cale » de l’Histoire en ne vous inté­res­sant pas aux « grands hommes », mais à des thèmes comme la mater­ni­té, les femmes ano­nymes et oppri­mées. À quel moment avez-​vous déci­dé de déve­lop­per une telle approche ?
I. J. : J’ai beau­coup tra­vaillé sur les enfants aban­don­nés ou pla­cés, les mères céli­ba­taires. Étudier le mas­cu­lin, comme je le fais aujourd’hui, exige une confi­gu­ra­tion intel­lec­tuelle qui n’existe que depuis quelques années. Cependant, ma sen­si­bi­li­té à la ques­tion ne date pas d’hier. Dans mon enfance, mon père incar­nait une mas­cu­li­ni­té tra­di­tion­nelle, tout en étant une vic­time, un homme vul­né­rable, par son his­toire fami­liale. C’est pro­ba­ble­ment cela qui m’a ame­né, en tant qu’historien, à m’intéresser aux femmes et aux ano­nymes. L’« Histoire » au sens tra­di­tion­nel raconte les hauts faits de « grands hommes » comme Charlemagne, Louis XIV, Napoléon ou de Gaulle. Depuis ma thèse, je res­sens une révolte contre cette forme péri­mée, ain­si qu’un désir d’écrire l’histoire autre­ment. Mais pour pro­po­ser une lec­ture de mon propre par­cours de genre, il fal­lait le sur­gis­se­ment de #MeToo. C’est l’écho de ce mou­ve­ment qui m’a ame­né à appli­quer un regard his­to­rique et auto­bio­gra­phique sur cette ques­tion fon­da­men­tale : qu’est-ce qu’être un homme ?

Si le mou­ve­ment #MeToo n’a pas encore influen­cé le regard des autres his­to­riens, a‑t-​il eu, selon vous, un impact sur les hommes en géné­ral ?
I. J. : À pro­pos de #MeToo, les hommes, dans leur immense majo­ri­té, sont res­tés dans le silence le plus épais. Il y aurait une ana­lyse à mener sur cette réac­tion mas­cu­line, qui a offert un mélange d’indifférence, de gêne, de peur, par­fois d’hostilité. Certains se sont sen­tis mis en accu­sa­tion, d’autres ont consi­dé­ré qu’ils n’étaient pas concer­nés, esti­mant que le fémi­nisme était un « truc de bonnes femmes ». Or, il me semble essen­tiel de pro­fi­ter de cette période pour se deman­der quelles mas­cu­li­ni­tés nous vou­lons aujourd’hui.

La mas­cu­li­ni­té est donc une ques­tion qui, selon vous, doit être dis­cu­tée col­lec­ti­ve­ment…
I. J. : La ques­tion « qu’est-ce qu’un mec bien ? » se pose bien sûr dans le cadre pri­vé, mais dans mon avant-​dernier livre [Des hommes justes : du patriar­cat aux nou­velles mas­cu­li­ni­tés, éd. Seuil, 2019, ndlr], je la pose sur le plan col­lec­tif. Oui, être un homme, cela se dis­cute au grand jour, tous ensemble. Les injus­tices de genre res­tent tita­nesques. Elles comptent par­mi les plus grands défis du siècle. C’est une réflexion poli­tique qui com­mence par un exa­men de conscience et une atti­tude d’humilité. Il me semble que les jeunes géné­ra­tions (25−30 ans) acceptent davan­tage de se poser la question.

On sent que vos tra­vaux sont ins­pi­rés par les conver­sa­tions que vous pou­vez avoir avec vos filles et les femmes qui vous entourent.…
I. J. : C’est le cas. Le fait de deve­nir père de trois filles a tout chan­gé à ma vie. Les exi­gences de liber­té et d’égalité por­tées par le fémi­nisme, je ne les consi­dère plus comme une simple dis­cus­sion. C’est deve­nu très concret. Il s’agit de l’avenir ou de la sécu­ri­té de mes filles. Par ailleurs, je dis­cute beau­coup de ces ques­tions avec ma conjointe et avec des amies. Ce sont des conver­sa­tions dont je sors rare­ment fier. Il s’agit de remises en cause très pro­fondes, et je sens qu’il y a encore beau­coup de boulot.

Comment définissez-​vous vos livres, à la croi­sée de l’Histoire, des sciences sociales et du récit lit­té­raire à la pre­mière per­sonne ? Et com­ment sont-​ils per­çus par le milieu uni­ver­si­taire ?
I. J. : Dans les années 2000, j’ai écrit des livres d’histoire au sens aca­dé­mique. Vers 2007, quand j’ai com­men­cé à enquê­ter sur la vie de mes grands-​parents [Histoire des grands-​parents que je n’ai pas eus, éd. Seuil, 2012], j’ai com­pris qu’il fal­lait inven­ter une forme qui cor­res­ponde à mon objet. Depuis ce livre, mon écri­ture a entiè­re­ment chan­gé et j’estime avoir ouvert des voies nou­velles dans le champ, trop sou­vent rou­ti­nier, des sciences sociales. Je me défi­nis d’abord comme un his­to­rien cher­cheur. Ce n’est que dans un deuxième temps que je suis écri­vain. Ma méthode implique une dimen­sion lit­té­raire qui n’est pas habi­tuelle dans le domaine des sciences sociales et de l’histoire. J’ai été cri­ti­qué pour cela, et c’est nor­mal, car l’université est un espace de débat. C’est aus­si un espace d’innovation. D’une part, l’institution ne m’a pas écar­té à la suite de mon tra­vail sur mes grands-​parents, que j’ai sou­te­nu comme habi­li­ta­tion à diri­ger les recherches (HDR). D’autre part, ma démarche ins­pire cer­tains his­to­riens qui n’osaient pas dire « je » ni retra­cer la vie d’anonymes.

Quels sont, selon vous, les pro­chains défis des hommes dans les champs de réflexions qui sont les vôtres ?
I. J. : D’abord, une urgence concrète : par­ta­ger le pou­voir. Animer une revue avec uni­que­ment de vieux mâles blancs issus du même milieu, ce n’est pas inté­res­sant. Un autre défi concerne l’écriture des sciences sociales. Il faut démas­cu­li­ni­ser cette écri­ture, en y intro­dui­sant plus de doutes, de failles, de réflexi­vi­té, à l’aide de ce que j’appelle le « je » de méthode. Accepter de dire qui parle, et d’où. Refuser une vision mas­cu­line qui consiste à croire qu’on incarne l’universel, au-​dessus des points de vue sin­gu­liers. Pour conclure, je pense qu’un des prin­ci­paux défis dans le domaine intel­lec­tuel consiste à inven­ter de nou­veaux objets d’étude et de nou­velles formes d’expression. Des autrices comme Annie Ernaux et Michelle Perrot ont ouvert la voie. Ce n’est pas un hasard si ce sont des femmes qui révo­lu­tionnent leurs dis­ci­plines. J’admire la manière dont elles se servent de leur expé­rience par­ti­cu­lière, de leur par­cours de genre, pour repen­ser toute la société.

147007 couverture Hres 0 2

Un gar­çon comme vous et moi, d’Ivan Jablonka. Éd. Seuil. Sortie le 7 jan­vier 2021.

Partager
Articles liés

Inverted wid­get

Turn on the "Inverted back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.

Accent wid­get

Turn on the "Accent back­ground" option for any wid­get, to get an alter­na­tive sty­ling like this.