Anna Sharyhina et Vira Chernygina, deux ukrai­niennes les­biennes en lutte pour les droits LGBT+ mal­gré les bombes

Causette a rencontré, à Paris, deux activistes ukrainiennes venues tout droit de Kharkiv témoigner de leur combat pour la défense des droits LGBT+, à l’invitation d’Amnesty international. Les deux cofondatrices lesbiennes de l’ONG Sphere ont raconté leur lutte, complexifiée par la guerre en Ukraine.

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Vira Chernygina et Anna Sharyhina © L.H.

Elles entrent la tête haute. Dans la salle mise à disposition par Amnesty International ce jeudi 23 juin, Anna Sharyhina et Vira Chernygina marchent d’un pas décidé, un timide sourire aux lèvres, face aux quelques journalistes présent·es pour les accueillir et pour les écouter. Des tatouages tout le long des bras et des jambes, les mêmes cheveux courts rasés sur les côtés, Anna et Vira forment un duo saisissant.

Sébastien Tüller, responsable de la commission LGBTI+ à Amnesty International France, les introduit comme des militantes LGBT+ pleines de courage. Anna et Vira ont créé en 2006 l’association Sphere, une ONG ukrainienne qui intervient pour la défense des droits des femmes et des personnes LGBT+ dans tout le pays. Amnesty suit leur combat et leur travail depuis sa création, il y a seize ans. « On parle trop rarement des personnes LGBT+ dans les conflits alors qu’elles sont encore plus vulnérables, puisqu’elles subissent l’impact de la guerre, en plus des discriminations déjà existantes », débute Sébastien Tüller avant de leur laisser la parole. 

Les introductions sont simples. « Je m’appelle Anna, j’ai 45 ans, je viens de Kharkiv, j’ai un enfant, je suis ouvertement lesbienne - c’est important de le souligner car ce n’est pas le cas de toutes - et je suis en couple avec une femme. Je suis très heureuse d’avoir fondé l’association Sphere avec Vira. Même si ma vie est loin d’être plus facile depuis la création de l’association, je n’ai jamais regretté ce choix », assure avec fierté Anna Sharyhina. Vira est encore plus concise. « Je suis Vira, je suis aussi originaire de Kharkiv, je suis lesbienne et j’ai une soeur jumelle également lesbienne. » 

Depuis sa création, l’ONG Sphere propose des formations pour les institutions, les administrations, la police mais aussi les écoles sur la question de l’égalité des genres. Anna et Vira ont également créé un centre LGBT+ pour accueillir entre vingt et cinquante personnes chaque jour, à Kharkiv. « C’était un lieu très sécurisé et sûr avant la guerre », soufflent-elles. Depuis trois ans, Anna et Vira organisent une pride (marche des fiertés) à Kharkiv, un « événement majeur dans l’est de l’Ukraine ». L’organisation est bien rodée : Anna s’occupe des rencontres avec les médias et les politiques, Vira, de la question sécurité du centre et de tous les autres événements. Néanmoins, les deux femmes nous apprennent que leur centre a été victime d’attaques et de violences à répétition avant la guerre. « À chaque fois, nous portions plainte, mais aucune plainte n’a abouti, car la législation ukrainienne ne clarifie pas assez précisément les règles de condamnation », soutient Vira.

L’Ukraine, en voie d’amélioration des droits LGBT+

« Avant la guerre, nous avions peur d’être ouvertement lesbienne. Avec Vira, on arrivait une heure avant le début de nos événements et on avait tellement peur que nos jambes tremblaient. Il y avait toujours des gars très agressifs dans les parages, prêts à en découdre », raconte Anna, en soutenant le regard des journalistes. Malgré tout, les deux femmes ont observé une petite évolution dans les mentalités. En 2013 et en 2014, la pride de Kyiv, la capitale du pays, n’a pas pu avoir lieu, faute de moyens et de garantie de protection de la part de la police. Mais en 2015, pour la première fois, la police est venue défendre les trois cents personnes descendues dans les rues pour défiler. « C’était un premier message fort. Quand l’on compare avec des mouvements similaires en Europe, on observe que l’Ukraine a réussi à s’ouvrir aux questions LGBT+ en cinq à sept ans, alors que d’autres pays européens ont mis plus de dix ans. Malgré tout, nous sommes loin d’être tranquilles. Nous avons encore beaucoup de travail à faire sur le terrain », rapporte Anna.

Pour Sébastien Tüller, l’Ukraine est sur la voie de l’amélioration en termes de législation pro-LGBT+, avec notamment l’instauration d’une loi contre la discrimination à l’emploi pour les personnes LGBT+ en 2015. Mais le chemin reste long. Depuis le début de la guerre, Anna et Vira continuent leur travail d’avant, elles organisent leurs événements, leurs rencontres. « En plus des campagnes d’information, on élabore des actions en extérieur. Par exemple, on a fait une manifestation devant l’ambassade de Russie, où nous avons peint un pont avec le drapeau de l’Ukraine et le drapeau arc-en-ciel LGBT+ », explique Anna en recoiffant sa mèche.

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De gauche à droite : Sébastien Tüller, Anna Sharyhina, la traductrice franco-ukrainienne, et Vira Chernygina © L.H.
Raconter la guerre

Tout ce travail de sensibilisation est donc loin d’avoir cessé avec le début du conflit. « J’ai beaucoup réfléchi à comment raconter ce qu’est la guerre à ceux qui ne l’ont jamais connue », débute Anna quand on lui demande de décrire leurs missions depuis le 24 février, date du déclenchement de l’invasion russe dans le pays. « Avant, je vivais à Kharkiv normalement, j’allais au centre commercial, je buvais des tisanes à la lavande dans mon jardin. Puis, du jour au lendemain, on se réveille à 5 heures du matin parce que des bombes pleuvent sur nos toits. » Anna a fait le choix de rester à Kharkiv, dans sa ville natale presque totalement détruite et devenue la principale base du théâtre des opérations russes. « J’ai un enracinement très fort à Kharkiv. Je n’avais pas d’autre choix que de rester. Certes, j’ai fait évacuer mon fils, mes amis sont partis, mais ici, j’ai toute ma vie : ma maison, mon jardin, mes animaux, ma lavande… » La traductrice s’interrompt. L’émotion et l’empathie la saisissent en restituant le témoignage d’Anna, elle-même le souffle court.

« L’espoir que nous vaincrons existe, il est là. Je sais que nous allons gagner. On continue, parce qu’on ne peut pas faire autrement. » 

Anna Sharyhina

« Avant le 24 février, je pensais pouvoir travailler, aimer, vivre, dans ma ville natale, à Kharkiv, nous confie Vira. Je faisais tout pour que cette ville devienne comme je veux qu’elle soit, une ville dont je suis fière. Au début, tous les activistes disaient qu’ils ne partiraient pas même s’il y avait la guerre, et moi aussi, j’avais décidé que je resterais là-bas le plus longtemps possible. » Vira s’arrête. Elle retient ses larmes en levant les yeux au ciel. La voix tremblante, elle reprend. « Finalement, la guerre a commencé il y a quatre mois, et je ne suis restée à Kharkiv que dix jours. La guerre détruit tout sur son passage. C’était trop dangereux, impossible de rester. C’était très dur, mais j’ai décidé de partir dans une autre ville à l’ouest du pays, à Lviv, pour continuer à mener mon combat. J’ai retrouvé ma sœur et j’ai aussi trouvé l’amour là-bas », conclut-elle, avec une résilience bouleversante. « L’ascenseur émotionnel que vous voyez, les larmes, le rire, c’est ce qu’on vit depuis quatre mois. On passe constamment de la colère au désespoir, à l’acceptation, puis à la colère et à l’espoir encore », ajoute Anna avec un sourire triste, après avoir réconforté son amie.

Le traumatisme de la guerre reste omniprésent, où qu’elles se rendent. « Tout à l’heure dans Paris, je donnais une interview en extérieur et un avion est passé au-dessus. J’ai immédiatement réprimé le réflexe d’aller me réfugier. Je ne sais pas combien de temps ce bruit me terrifiera », nous livre Anna. Alors, comment garder la force de se battre, même sous les bombes ? « L’espoir que nous vaincrons existe, il est là. Je sais que nous allons gagner. On continue, parce qu’on ne peut pas faire autrement. »

« Les bombes tombent sur tout le monde »

Avec le début de la guerre, les hommes ukrainiens ont été obligés de rester en Ukraine au cas où ils seraient appelés à combattre dans l’armée. En conséquence, les femmes trans ou non binaires avec un marqueur masculin sur leur état-civil n’ont pas pu traverser les frontières pour fuir du pays. L’ONG Sphere s'est alors donné pour mission d’aider ces personnes à franchir les frontières et à recevoir des traitements hormonaux adéquats aux transitions de chacun·e.

Lire aussi l Quitter l’Ukraine, périple quasi impossible pour les personnes transgenres

Sébastien Tüller informe que beaucoup de personnes LGBT+ ont aussi rejoint l’armée par choix. « Actuellement, les bombes tombent sur tout le monde, elles ne choisissent pas la personne selon son orientation sexuelle ou son identité de genre, observe quant à elle Anna. C’est pour cela qu’à partir du 24 février, beaucoup d’Ukrainiens ont pris conscience que nous sommes tous d’une même nation, malgré nos différences, et que défendre cette identité signifie nous défendre nous aussi. » 

« Le nationalisme a pris le dessus sur la haine dans le pays. S’il y a une forme d’espoir aujourd’hui, c’est aussi grâce au travail des défenseurs des droits LGBT+ »

Sébastien Tüller

C’est également ce qu’a observé Amnesty International.« Avant, il y avait une très forte homophobie et transphobie en Ukraine, mais maintenant, il y a une plus grande cohésion et acceptation des LGBT+, souligne Sébastien Tüller. Le nationalisme a pris le dessus sur la haine dans le pays. S’il y a une forme d’espoir aujourd’hui, c’est aussi grâce au travail des défenseurs des droits LGBT+ comme Anna et Vira. » Mais le responsable d’Amnesty reste prudent face à ce nouvel espoir. « On craint le risque de backlash [retour de bâton, ndlr] à la finde la guerre et qu’on instrumentalise les discours LGBT+ en leur défaveur, des deux côtés du conflit. » Le président ukrainien Volodymyr Zelensky lui-même incarne cet élan de nationalisme unificateur. « Zelensky ne soutenait pas la communauté LGBT+ à la base. Mais la guerre change les gens, il a déjà changé. La récente signature de la Convention d’Istanbul en est déjà l’exemple. »

Lire aussi : L'Ukraine ratifie la Convention d'Istanbul contre les violences faites aux femmes

L’espoir de l’adhésion à l’Europe

Pour les deux jeunes femmes, entrer dans l’Union européenne donnerait un nouveau souffle à leur combat et des bases juridiques communes jusqu’ici absentes du pays. Déjà, la ratification de la Convention d’Istanbul, sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, le lundi 20 juin, est un premier grand pas. « Cette ratification a eu lieu grâce à la volonté politique, qui manquait depuis des années, révèle Anna en effleurant un de ses tatouages dans le cou. Finalement, la guerre et l’aide internationale ont convaincu le gouvernement que les droits des femmes et les droits LGBT+ étaient importants. Pour autant, est-ce pour nous le moment de s’allonger dans l’herbe et de boire du champagne ? Non, car il reste encore tellement de travail à accomplir », termine-t-elle, une flamme de conviction dans le regard.

Les deux activistes portent un regard optimiste sur l’avenir. Même si elles reconnaissent que l’adhésion seule à l’Union européenne ne suffit pas, elle pourrait malgré tout aider à faire avancer la législation en leur faveur. En effet, Vira évoque par exemple la charte des droits fondamentaux européens dans laquelle l’orientation sexuelle est considérée comme un élément discriminatoire (article 21 de la charte), un des seuls textes où cet élément de discrimination est explicitement inscrit. « Beaucoup de personnes qui ont fui le pays se sont réfugiées ailleurs en Europe. Ils peuvent observer comment se passent les rapports entre la société et les communautés LGBT+. Ils verront un exemple positif et pourront ramener cette vision en Ukraine. Notre société a évolué, elle est prête à accepter ces textes et à intégrer ces valeurs », se convainc Vira.

Avant de repartir, un détail nous interpelle. Un tatouage sur l’avant-bras droit de Vira. Une inscription en ukrainien, une ligne bleue puis une ligne jaune, en hommage à sa nation. Un « tatouage de guerre », nous apprend-elle avec un franc sourire, le regard fier. « C’est écrit “j’aime les Ukrainiennes”, parce que j’ai décidé que désormais, je ne vais tomber amoureuse que de femmes ukrainiennes ! « Tu deviens nationaliste ! » plaisante Anna en lui donnant une tape amicale sur l’épaule.

Samedi 25 juin, les deux femmes ont défilé dans le cortège de la pride parisienne, aux côtés d’Amnesty International. « Une grande joie », pour elles. Anna et Vira rentrent cette semaine chez elles, à Lviv et à Kharkiv, dans leur pays meurtri mais encore debout.

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