Portrait de la jeune fille en feu © Pyramide Distribution
“Portrait de la jeune fille en feu” © Pyramide Distribution

Journée de la visi­bi­li­té les­bienne : c’est quoi, le “les­bian gaze” ?

Ce vendredi 26 avril, c’est la Journée internationale de la visibilité lesbienne. L’occasion pour Causette de s’intéresser au lesbian gaze, le regard lesbien porté sur le monde et exprimé à travers l’art.

Il y a le female gaze et le queer gaze. Ces façons de donner à voir, dans l’art, la manière dont les femmes ou la communauté queer appréhendent le monde à travers leur expérience particulière. Au croisement de ces vécus, le lesbian gaze est un regard singulier forgé par l’expérience du lesbianisme. “C’est une manière de voir le monde, notamment par les discriminations qu’on a vécues. Dans les créations artistiques, cela donne un regard décalé par rapport à l’hétéronorme, la vision d’une minorité qui a vécu longtemps en marge”, explique Léa Lootgieter, journaliste spécialiste des questions de genre, de sexualité et de culture lesbienne et coautrice du livre Les Dessous lesbiens de la chanson*.

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En France, le lesbian gaze a été propulsé au devant du discours artistique en 2019, avec la sortie du film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu. Pure expression d'un regard lesbien porté au cinéma, l'oeuvre donne à voir certains des ressorts spécifiques qui constituent le lesbian gaze et le distinguent d'autres visions queers. "S'il y a bien des représentations et des combats communs, l'histoire gay, lesbienne ou trans sont trois histoires différentes", souligne Léa Lootgieter. Il y l'oeillade soutenue et complice que s'adressent Héloïse et Marianne, venue la peindre, dans la tradition de l'art pictural empreint de lesbian gaze. Il y a aussi "la construction de la sexualité lesbienne qui s'est historiquement développée dans les chambres, dans un univers confiné, tandis que la sexualité gay prenait davantage place à l'extérieur", raconte Léa Lootgieter. Les personnages de Portait de la jeune fille en feu vivent en effet leur romance dans un domaine coupé du monde. Enfin, il y a la construction du lesbian gaze loin du male gaze, encore souvent imposé sur les relations lesbiennes. Héloïse refuse son mariage avec un homme et trouve dans l'histoire qu'elle vit avec Marianne un répit salvateur, loin du regard masculin. Autant d'expériences propres au lesbianisme qui façonnent le lesbian gaze. "S'il n'y a pas le même vécu, il n'y a pas la même sensibilité artistique", résume l'autrice.

Des femmes et du “male gaze”

Au cinéma, les relations lesbiennes occupent en effet une position particulière, mais plutôt en raison de leur sexualisation notoire par des réalisateurs masculins. “Je pense par exemple au dernier film d’Ethan Coen, Drive-Away Dolls [sorti le 3 avril dernier en France, ndlr]. Sur le papier, tout est plutôt parfait, ça casse tous les clichés des histoires lesbiennes, mais on sent le regard masculin”, analyse Léa Lootgieter. “Quand les deux héroïnes se font des cunnis, elles prennent peu de plaisir, ce sont des scènes annexes. Alors que quand elles utilisent un gode moulé sur le phallus d’un homme, là, elles jouissent vraiment. Le réalisateur n’arrive pas à sortir de cette idée que pour prendre du plaisir, il faut un sexe masculin. Il y a cette impossibilité, pour les hommes, de penser la sexualité en dehors d’eux. C’est le male gaze.

Ce même male gaze s’impose aussi dans les représentations des relations lesbiennes en peinture. On pense au Sommeil, de Gustave Courbet – “Deux femmes qui s’enlacent avec un côté doucereux, c’est le male gaze, de voir le sexe entre femmes comme juste des petites caresses”, observe Léa Lootgieter – ou encore Les Deux Amies, “ce tableau de Picasso qui représente deux femmes décharnées, mélancoliques, voire proches de la mort… C’est comme s’il présentait des femmes desséchées par le lesbianisme”, ajoute l’autrice. A contrario, de nombreuses femmes peintres ont introduit un regard empreint de leur vécu lesbien dans leur pratique picturale.

Des spécificités propres
Jenna Gribbon - Me Looking At Her Looking At Me (2018)
Jenna Gribbon – Me Looking at Her Looking at me
["Moi la regardant me regarder"], 2018 © DR

En 2022, le musée du Luxembourg mettait par exemple à l’honneur “les artistes femmes des années folles. Beaucoup d’entre elles étaient lesbiennes, comme Tamara de Lempicka, et ont portraituré avant tout leurs amantes”, décrit Léa Lootgieter. Représentante du mouvement Art déco, Tamara de Lempicka a notamment entretenu une relation avec “Suzy Solidor, une chanteuse des Années folles, qui reprenait des poèmes érotiques masculins et qui les interprétait en regardant les femmes droit dans les yeux, même si elles étaient accompagnées par leur mari”, explique Léa Lootgieter. Tamara de Lempicka en a fait son portrait. On y voit Suzy Solidor qui regarde le spectateur dans les yeux et montre un de ses seins. Le lesbian gaze ressort beaucoup dans le regard du modèle, qui va sûrement être plus frontal quand elle est peinte par une autre femme lesbienne ou bi, voire une de ses amantes. On peut presque s’imaginer la séance de pose et peut-être la séance de sexe qui est venue après ou avant. Ça transparaît surtout dans le regard, plus frontal et cru”.

Autre ressort classique du lesbian gaze, l’emploi d’homonymes et de jeux de mots pour échapper à la censure ou la lesbophobie trouve ses expressions les plus manifestes dans la musique. “Dans sa chanson Clair de nuit, Barbara va utiliser le terme ‘Lune’ donc l’astre, mais aussi ‘l’une dans l’autre’, avec l’apostrophe. C’est une chanson qui parle d’ébats amoureux sous la Lune, et elle va glisser ‘l’une dans l’autre’ pour faire comprendre qu’il s’agit d’une histoire d’amour entre femmes”, observe Léa Lootgieter. Plus récemment, la chanteuse Aloïse Sauvage a sorti, en 2020, la chanson Omowi, un néologisme qui sous-entend “Homo et Oui”, ajoute l’autrice. Cette dernière relève également la tendance des artistes lesbiennes à faire écho à la lesbophobie qu’elles ont subie pour la transcender. “Il y a cette idée récurrente d’être forgée par la violence, mais d’en faire une force, comme dans Amour censure, d’Hoshi, où elle dit ‘vos coups m’ont donné de l’allure’ ou la chanson La marcheuse, de Chris [ou Christine and the Queens ou Redcar], dans lequel il chante : ‘J’ai marché très longtemps et je m’en vais trouver les poings qui redessinent’”, détaille l’autrice. Cette façon de puiser de la force dans les violences subies “définit bien le lesbian gaze, analyse-t-elle.

"On est très loin d’accepter les lesbiennes dans le milieu artistique"

Toutes ces spécificités révèlent une approche artistique issue d’une expérience spécifique. “Tout ce qu’on a intériorisé ressort dans la pratique artistique, quelle qu’elle soit. C’est impossible que quelqu’un qui n’a pas un vécu lesbien puisse avoir un lesbian gaze. C’est tout simplement antinomique”, ajoute Léa Lootgieter. Laisser la place aux lesbiennes permet en ce sens de mettre en avant “de nouvelles formes artistiques, une nouvelle manière d’envisager, de filmer, de peindre les corps, le sexe, et ça ne peut qu’ouvrir un peu l’esprit à tout le monde”, poursuit-elle.

Dans cet élan de visibilisation du lesbian gaze, Léa Lootgieter rappelle par ailleurs que “nous n’en sommes qu’aux prémices. On a pu croire qu’il y avait soudainement une vague lesbienne parce qu’il y a cinq chanteuses lesbiennes, bi ou queer, dans les pays francophones, qui ont du succès en même temps – Pomme, Aloïse Sauvage, Angèle… – et que Portrait de la jeune fille en feu ou Split, la série d’Iris Brey, sont sortis. Mais la lesbophobie est encore bien présente et on est très loin d’accepter les lesbiennes dans le milieu artistique”. En témoigne notamment la réception récente du film Love lies bleeding, romance lesbienne emmenée par Kristen Stewart, qui a longtemps peiné à trouver un distributeur français – “alors que toutes les lesbiennes de France ont envie de le voir”, ajoute l’autrice – et a reçu un accueil hostile et homophobe dans certaines salles et festivals. La célébration du lesbian gaze et la visibilisation de l’expérience lesbienne sont encore et toujours indispensables.

* Une version augmentée du livre Les Dessous lesbiens de la chanson sortira le 7 juin prochain aux éditions Point féministe.

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