La “féminine universelle”, cette grammaire où le féminin l’emporte sur le masculin ? C’est elle. Les Contes à rebours, qui remettent nos vieux contes de fées misogynes à l’endroit ? C’est elle aussi. La Pérille mortelle, ce one-feminist-show donnant à voir un monde dominé par les femmes ? Encore elle. Actuellement au Café de la gare, à Paris, bientôt au festival d’Avignon, Typhaine D. arpente les scènes depuis plus de dix ans avec son humour caustiquement féministe. Causette l’a rencontrée.
Elle était une fois une comédienne qui avait pris les rênes du royaume pour en renverser les codes et les rapports de pouvoir. Ainsi, dans son monde, le féminin l’emportait sur le masculin, tandis que la Grande Chaperonne rouge faisait la révolution aux côtés des loups·ves. Loin, bien loin, de notre société et des contes de fées avec lesquels Typhaine D a grandi – et nous avec. “J’ai eu une enfance assez standard : un pavillon dans une banlieue-dortoir de l’Essonne, un père ingénieur, une mère au foyer. J’ai toujours voulu faire du théâtre. J’étais une petite fille éveillée et assez en colère, déjà, contre plein de trucs. Notamment contre les adultes : je trouvais qu’ils avaient trop de droits et nous pas assez. Après, quand j’ai compris que les personnes animales autour de moi se retrouvaient dans mon assiette, ça a été un choc. Et puis à l’adolescence, comme beaucoup, j’ai subi du harcèlement scolaire. J’étais souffre-douleur parce que je ne rentrais pas complètement dans les cases”, se souvient la comédienne, 37 ans aujourd’hui.
C’est le lycée et son option théâtre qui sonneront pour elle la libération. Elle, la “théâtreuse avec des fleurs dans les cheveux et une guitare dans le dos”, trouve enfin une place pour exister, parmi “le groupe des bizarres” du bahut. C’est là, aussi, qu’elle commence à se “conscientiser” sur le féminisme. “Il y avait régulièrement des gens, des hommes en particulier, qui me traitaient de féministe, comme une insulte. Moi, je n’avais jamais entendu ce mot, ou vaguement. Donc au bout d’un moment, je regarde au CDI [centre de documentation et d’information, dans les collèges et lycées, ndlr] ce que c’est que ce mot mystérieux. Et je me dis : ‘Mais oui ! C’est bien ça !’. Mais c’était encore très flou. Comme beaucoup d’adolescentes, l’alpha et l’oméga, c’était de plaire aux garçons. J’étais loin de comprendre que j’étais bisexuelle. C’est seulement en seconde que j’ai découvert que les femmes pouvaient s’aimer entre elles et qu’il y avait même un mot pour ça. Je reviens de loin”, sourit Typhaine D. Seule certitude alors : elle veut devenir comédienne.
“C’était déjà Me Too”
Vertement dissuadée par ses parents, elle se retrouve pourtant à devoir choisir une autre voie après son bac. “Je me dis : qu’est-ce qui ressemble au théâtre ? Parler devant des gens, passer des messages, défendre des causes : avocate. Donc, je pars en droit.” Elle tient six mois. Jusqu’au jour où, à la faveur d’une mésaventure menstruelle, elle se retrouve à être applaudie par six-cents étudiant·es dans l’amphi. Réveil soudain : sa vie, c’est ça. Fini le droit, direction les cours Florent. Une période durant laquelle elle apprend “énormément de choses. Et en même temps, c’était déjà #MeToo. Sauf qu’il n’y avait pas l’ombre de quelque chose pour nous protéger. Les filles, et les jeunes garçons aussi. Les gens ont peut-être l’impression qu’on parle beaucoup de #MeToo, mais dans les écoles de théâtre, on a encore plus besoin de prévention sur les violences sexuelles dans le métier”, pointe-t-elle sans détour.
Impressionnée par cet univers parisien-bourgeois dont elle n’a pas les codes et dans lequel évoluent beaucoup de filles et de fils de – “C’était un autre monde” –, elle entrevoit très vite ce qu’il en coûte d’être une jeune comédienne dans un milieu tenu par les hommes. Il y a ce prof qui la met “sous emprise et couche avec plusieurs élèves”. Cet autre, metteur en scène reconnu, qui la traite de “salope” devant la classe parce qu’elle refuse de s’y mettre nue. Celui qui lui conseille d’aller faire un tour au bois de Boulogne pour que, du haut de ses 17 ans, elle s’imprègne de son rôle de prostituée. Ce directeur de casting qui lui suggère de faire une chirurgie du nez et de perdre plusieurs kilos – sans quoi, inutile d’espérer faire carrière. “On nous disait beaucoup : ‘Il faut que vous soyez déjà très reconnues à 25 ans, après, c’est trop tard.’ Sous-entendu : tu ne vas pas avoir le temps de travailler et de devenir vraiment bonne dans ce que tu fais. Et ça tombe bien, parce que ce qu’on te demande, c’est pas de jouer bien, c’est d’être un objet sexuel”, résume Typhaine D, évoquant “les complexes” qu’elle a développés à ce moment-là.
Des complexes qui, dit-elle, l’ont finalement “protégée”. “Parce que, du coup, je refusais de me mettre à poil sur scène, chose qu’on nous demandait constamment. Comme dans ces annonces de tournage pour des ‘films d’auteur’, généralement pas payés, dans lesquels il était écrit qu’il y avait des scènes de nudité, d’intimité, et que c’était mieux si elles n’étaient pas simulées. J’ai vu des copines être aspirées dans la pornocriminalité, dont une qui en est morte. J’ai senti dans mes tripes que c’était un vrai danger, la mise en pornographie, la mise en prostitution”, relate Typhaine D. Qui militera, quelques années plus tard, pour l’abolition de la prostitution.
“Rendre justice aux héroïnes des contes”
De plus en plus, elle sent la rage gronder. “Au fur et à mesure, je me dis que je ne peux pas collaborer à ça, que je ne peux pas lutter dans ce monde-là. Cette colère monte, monte, monte… Et puis, en plus, comme toutes les femmes, je subis des agressions misogynes dans l’espace public. À un moment, j’en viens même à me balader avec un couteau à cran d’arrêt dans mon sac. J’étais arrivée à un stade où je me disais que je n’avais plus rien à perdre”, se souvient Typhaine D. C’est là qu’une copine l’encourage à se rapprocher d’autres femmes qui, comme elle, ne supportent plus les violences masculines. À trouver un espace où partager ses colères et ses réflexions féministes – à l’aube des années 2010, plusieurs années avant #MeToo, le sujet est loin d’être mainstream. Elle croise alors la route de l’association Osez le féminisme !, qui vient de se créer. Une révélation. “C’est la première fois qu’on ne me disait pas que j’étais folle, hystérique, que j’exagérais ou que je m’énervais pour rien. Au contraire, on m’a dit : viens, cette colère, cette énergie, on va la mettre dans la lutte. Je me suis dit : ‘Waouh, OK, j’habite ici, dans la maison Féminisme’”, retrace l’artiste, qui se revendique également enfantiste et animaliste.
Dès lors, Typhaine navigue entre plusieurs assos. Mobilisée aux côtés d’Osez le féminisme !, elle se forme sur différentes thématiques (dont les violences sexuelles et conjugales) auprès du Collectif féministe contre le viol (CFCV) et de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT). Elle fait des maraudes auprès de personnes prostituées, du lobbying à l’Assemblée nationale, engloutit des ouvrages féministes. “À un moment, je me suis rendu compte que je menais une double vie. Parce qu’à côté de ça, j’étais toujours dans le milieu traditionnel du théâtre, où je continuais à subir des violences. À cette époque, je jouais Roxane dans Cyrano de Bergerac, sur une scène nationale. Le metteur en scène, qui était violent, exigeait que je m’épile. Autant te dire qu’avec mes poils clairs, quasi invisibles pour le public dans un théâtre de mille places, pour une pièce se déroulant au XVIe siècle – temps où les femmes ne s’épilaient pas –, c’était complètement illégitime. J’ai dit non. Il a alors menacé de venir dans ma chambre avec un rasoir pour le faire lui-même. J’étais terrorisée. Et je me suis dit : ‘ça suffit’. Alors que c’était mon rêve de gamine, j’ai fait le deuil du théâtre et du cinéma traditionnels. Je suis sortie de tous les projets et j’ai décidé de monter mes propres pièces féministes, avec des messages qui nous servent”, retrace Typhaine D.
En cette année 2012, elle se met alors à l’écriture de Contes à rebours. “Une aventure sorore”, qui se nourrit à la fois de ses formations avec le CFCV, des encouragements de ses copines féministes et des costumes de la plasticienne Michèle Larrouy. Et donne naissance à une pièce qui remet nos contes traditionnels à l’endroit.
Avec l’humour mordant qui la caractérise, Typhaine D y met en lumière la misogynie et la ribambelle de violences que banalisent tranquillement Cendrillon, La Petite Sirène ou Peau d’âne. Des héroïnes qu’elle incarne à hauteur d’adultes ou d’enfants (selon les versions) et à qui elle vient redonner une voix, une force et, au passage, des destinées un peu plus enviables. “Je voulais reprendre cet imaginaire commun des contes de fées avec lesquels j’avais grandi pour rendre justice aux héroïnes”, explique cette comédienne multicasquette, qui a fait de son travail un outil de prévention contre les violences sexuelles et le sexisme.
Mettre les hommes à la place des femmes
Depuis, elle n’a jamais cessé de retourner l’ordre du monde. Comme dans La Pérille mortelle, son deuxième spectacle, tout aussi irrévérencieux, dans lequel elle nous “emmène en matriarcate”. Un monde semblable au nôtre, sauf qu’ici ce sont les femmes qui sont aux commandes, exerçant partout leur domination sur les hommes, qui sont massivement discriminés, violentés, sexualisés. Un monde où l’on se raconte au coin du feu l’histoire de Blanc-Neige, ce jeune garçon qui vit dans la forêt entouré de sept vieilles naines et se tape tout leur travail domestique. Un monde où Aline Finequellecroûte, star de l’Académisandre française, lutte bec et ongles pour que la langue ne se masculinise pas. Un monde où les militants masculinistes voient leurs combats pour les droits des hommes raillés et s’entendent répondre : “Je ne suis pas misandre, j’ai un père !” Et ça fonctionne à merveille.
Caustiquement hilarant, jouissivement cathartique, La Pérille mortelle vient non seulement renverser l’oppression, mais réussit même à nous en libérer, le temps d’un spectacle. De quoi redonner force et estime aux femmes… et de susciter l’empathie des hommes ? “On a très peu d’empathie pour les femmes. Partant de là, on a besoin de passer par des comparaisons avec des groupes de personnes pour qui on en a – en l’occurrence, les hommes – afin de montrer le grotesque et la violence de la situation. Dans La Pérille mortelle, ils font l’expérience d’être, comme ça nous arrive chaque jour, opprimés. D’être minorés, voire invisibilisés, jusque dans la langue”, analyse Typhaine D, qui utilise le ressort de l’inversion jusque dans les mots.
Depuis une décennie, elle a en effet développé “la féminine universelle” : une grammaire féministe dans laquelle “la féminine” l’emporte et constitue le neutre. “Au moment de Contes à rebours, j’ai commencé par écrire ‘Elle était une fois’, car c’est UNE fois, qu’elle était ! – et puis je me disais : ‘C’est qui, ce ‘il’ ?’ J’ai tiré un fil et toute la toile est venue. Plutôt que d’écrire ‘rendre hommage aux femmes’, j’ai créé le mot ‘femmage’, qui est maintenant très utilisé. Et ainsi de suite. Puis j’ai rencontré [les linguistes] Éliane Viennot et Aurore Evain, qui m’ont transmis des connaissances sur la masculinisation de la langue à partir du XVIIe siècle. Ça m’a légitimée et ça m’a permis d’aller plus loin”, retrace-t-elle. Et face à la féminine universelle, l’effet est immédiat : “Souvent les femmes me disent que c’est un choc jubilatoire. D’habitude, on ne nous entend pas. Et en fait, on ne peut pas penser nos propres intérêts si dans le langage, donc dans nos pensées, on est invisibilisées tout le temps”, observe Typhaine D.
Cyberharcelée parce qu’elle dit “elle pleut”
Si elle a aujourd’hui besoin de cette féminine universelle pour créer, elle y voit aussi un outil de “négociation” pour la démasculinisation de la langue. “On nous dit : ‘On ne va quand même pas doubler tous les mots et dire : bonjour à toutes et à tous.’ Très bien, alors, disons : ‘bonjour à toutes !’ On a la solution !” s’amuse-t-elle. En réalité, elle est loin d’en rire tous les jours.
Ciblée par des médias d’extrême droite et par des comptes masculinistes, elle est régulièrement victime de cyberharcèlement. “Parce que je dis ‘elle pleut’. Quand c’est le rappeur Nekfeu ou Jacques Prévert, on crie au génie. Quand c’est moi, je suis menacée de mort, de viol, de violences en tout genre par des hommes… Les mêmes qui me reprochent d’ailleurs d’être violente”, souligne-t-elle. À l’été 2022, à la suite d’une interview dans Le Crayon, le harcèlement a été tel qu’elle a dû quitter son domicile en catastrophe et a fini par porter plainte – l’affaire est toujours en cours. “Un jour, un média m’a demandé où j’avais envie d’être dans quelques années. J’ai répondu que j’aimerais être vivante, déjà. Parce que je sais que, oui, il y en a plein qui veulent nous tuer, nous, les féministes”, confie-t-elle. Sans pour autant se résoudre à se taire.
Typhaine D. a témoigné de son cyberharcèlement dans Mascus, documentaire de France TV, sorti le 10 avril 2024.
“Je ne veux pas arrêter de parler”, dit celle qui, en 2018, a justement remporté le Prix d’éloquence Gisèle Halimi de la Fondation des femmes. Bien décidée à continuer de porter haut la voix des opprimé·es – les femmes, mais aussi les enfants et les “personnes animales” dont elle défend aussi les droits –, Typhaine D. continuera donc de monter sur les planches. Au Café de la gare, à Paris, jusqu’en juin, puis en juillet à Avignon, où elle jouera Contes à rebours, La Pérille mortelle et interprètera aussi Opinion d’une femme sur les femmes, de Fanny Raoul. Vous allez voir, ça vaut le détour. Ou plutôt, la détoure.