Quand on parle de charge contraceptive, on pense pilule, stérilet, rendez-vous gynécos, effets secondaires… On pense moins au préservatif. Pourtant, ce dispositif contraceptif masculin est essentiellement géré par les femmes, qui peinent encore trop souvent à l’imposer à leurs partenaires masculins. Messieurs, il est urgent d’apprendre à éjaculer en toute responsabilité.
Chez Charlotte, on trouve toute une collection de préservatifs. Petits, larges, king size, latex ultra fin, goût fruits, lubrifiés, spécial endurance, sensations intenses, premiers prix, haut de gamme… Elle n’est pas collectionneuse dans l’âme ni addict au sexe. Simplement, après des années de rencontres sur les applications, cette quarantenaire toulousaine a appris à parer à toute éventualité. Enfin, surtout à toute excuse masculine pour ne pas mettre de préservatif. “Je n’en ai pas sur moi”, “ça serre”, “je ne sens rien”, “ça a craqué”. Elle les a toutes entendues. Et avec sa toute dernière relation, c’était carrément :“Non, je n’aime pas.” “Il était jeune et avait eu peu de relations sexuelles, il m’a promis qu’il était clean et qu’il allait se retirer”, raconte-t-elle. Comme elle avait des sentiments et qu’elle voyait cette relation devenir sérieuse, elle a cédé. Et elle est allée faire seule les tests de grossesse, heureusement négatifs, quand ses règles ont eu du retard.
L’histoire de Charlotte ressemble à celle de beaucoup d’autres femmes. Dans les relations hétérosexuelles, la charge contraceptive revient majoritairement aux femmes. Pour une raison simple : les contraceptifs à leur disposition sont plus nombreux et plus variés que pour les hommes. Mais il semblerait que même pour le préservatif, dispositif pourtant destiné aux hommes, il revienne encore majoritairement aux femmes la charge d’en acheter, d’en avoir sur soi et même de s’assurer qu’il est porté pendant les relations sexuelles. C’est en tout cas ce qui ressort de nombreux témoignages récoltés : quand on interroge les femmes, la majorité répondent qu’elles ont eu affaire au moins une fois dans leur vie à un homme qui n’avait pas pensé au préservatif, refusait de le porter ou tentait au moins de négocier pour ne pas le faire, exposant ainsi leur partenaire à un risque de grossesse non désirée, ou d’infection sexuellement transmissible (IST).
“Ils tentent toujours de négocier”
Un constat partagé par Charline Vermont, créatrice du compte Instagram Orgasme et moi, aux 760 000 abonné·es. Elle évoque régulièrement le sujet dans ses posts, comme le 31 janvier dernier, dans un sondage diffusé en story : “Vous est-il déjà arrivé qu’un mec se pointe sans capote, négocie pour ne pas la mettre, ou refuse de la mettre ?” Sur les 20 000 répondantes, 81 % ont répondu oui. “Dans la foulée, j’ai reçu une volée de messages de femmes me disant que c’était quasi systématique”, raconte-t-elle. Pour Hedwige, 39 ans, c’est arrivé au cours de ses quatre derniers dates, rencontrés sur des applications. “Ils tentent toujours de négocier”, explique-t-elle. Elle est très claire avec eux : après dix années en couple, dont plusieurs sous pilule, elle n’a pas de rapports sexuels assez fréquents pour s’embarrasser de cette charge qui, par ailleurs, freine sa libido. Et elle ne veut pas tomber enceinte, donc le préservatif, c’est obligatoire. “Ils finissent par le mettre. Mais pendant le rapport, ils trouvent un prétexte pour l’enlever et me promettent de faire attention. Et malheureusement, dans le feu de l’action, je cède, je n’arrive pas à dire non”, confesse-t-elle.
Une pratique proche de celle du stealthing : le fait de retirer le préservatif pendant le rapport, sans le consentement de sa partenaire. C’est arrivé à Charlotte, avec un homme rencontré sur une application il y a quelques années. “Je l’ai vu mettre une capote avant qu’on commence, se souvient-elle. Et puis pendant le rapport, j’ai mis ma main sur le lit et j’ai senti le préservatif.” Le stealthing est considéré comme un délit par plusieurs pays. “Dans une société où les rapports de genre sont inégaux, les femmes ne sont pas toujours en position de négocier ou d’imposer le préservatif”, analyse Cécile Thomé, sociologue spécialiste de la contraception et des rapports de genre.
Si Hedwige a “accepté de poursuivre les rapports sans préservatif”, elle ressent pourtant une grande culpabilité. “J’ai une bonne éducation sexuelle, je sais que je prends de gros risques” dit-elle. Comme Charlotte, qui se sent “bécasse” de ne pas insister davantage auprès de son dernier compagnon pour qu’il en mette un. Ce sentiment de culpabilité est très répandu chez les femmes, selon Cécile Thomé, surtout celles qui appartiennent aux classes moyennes et supérieures, qui ont reçu une éducation sexuelle. “C’est ce qui ressort d’une enquête que j’ai menée en 2010. Ces femmes ont un côté bonne élève : on leur a appris que mettre un préservatif était la bonne chose à faire, donc il faut en avoir sur soi et convaincre son partenaire d’en mettre un. Et quand elles n’en utilisent pas, elles se jugent très durement.” Ce que la sociologue a beaucoup moins observé chez les hommes : “Ils disent plutôt : ‘J’étais trop à fond, je n’y ai pas pensé’, sans jugement de valeur.” “C’est leur plaisir avant tout”, résume Charlotte.
Et au sein du couple, c’est pire encore…
Si les femmes peinent à imposer le préservatif lors de relations courtes ou naissantes, c’est encore pire dans le cadre du couple. Avec l’idée que dans une relation installée, le risque d’IST est évacué, ne reste que celui de la grossesse, dont la gestion incombe aux femmes. Souhaitant arrêter la pilule après plusieurs années en couple, Hedwige a suggéré le préservatif à son ex-compagnon. “Il m’a dit qu’il n’était pas dans une relation longue et sérieuse pour mettre une capote et qu’il avait passé l’âge. Donc il se retirait. Je suis tombée enceinte et j’ai avorté.” Elle s’est ensuite fait poser un DIU (dispositif intra-utérin, soit un stérilet), qu’elle n’a pas supporté. Et le même schéma s’est reproduit, avec un nouvel avortement. Quand, approchant la quarantaine, elle a suggéré à son compagnon de faire une vasectomie, puisque le couple ne voulait pas d’enfant, il lui a répondu : “Non, peut-être qu’un jour je serai avec une fille plus jeune qui voudra des enfants”, sur le ton de la rigolade. Mais il ne plaisantait pas : il a fini par quitter Hedwige pour une femme plus jeune. Anna, Parisienne de 33 ans, a vécu une histoire similaire avec son ex-compagnon : il refusait la capote sous prétexte que ça le bloquait et que les sensations étaient moins bonnes. Quand elle est tombée enceinte, il était paniqué. “Il était très soucieux de l’impact qu’aurait un enfant sur sa vie à lui”, ironise-t-elle. Il ne s’est pas préoccupé du traumatisme qu’a représenté ce premier avortement pour sa compagne. D’ailleurs, il a continué à avoir des rapports sexuels avec elle sans préservatif. Elle est à nouveau tombée enceinte et a failli y rester : c’était une grossesse extra-utérine.
Ce détachement masculin de la charge contraceptive dans le couple n’est pas si vieux qu’on le pense. “Avant la diffusion de la contraception médicalisée en France dans les années 1970, la contraception était une compétence masculine”, retrace Cécile Thomé. “Savoir se maîtriser représentait une vraie réussite pour l’homme et pour le couple”, ajoute la sociologue. En résumé, un homme un vrai ne met pas sa femme enceinte tous les mois. Tout a changé avec la démocratisation de la pilule. De compétence masculine, la contraception est devenue une responsabilité féminine. Et quand le préservatif est apparu après l’arrivée du VIH, à qui se sont adressées les premières campagnes de sensibilisation pour convaincre les hétérosexuels de le porter ? “Aux femmes, tranche la sociologue. Les pouvoirs publics se sont dits qu’elles avaient déjà l’habitude de gérer tout ce qui ne concerne pas le plaisir dans les relations sexuelles : contraception, rendez-vous gynécologiques… Donc qu’il était plus sûr de leur confier aussi la charge du préservatif.” Avec l’héritage que l’on constate aujourd’hui.
D’ailleurs, quand on cherche des chiffres sur l’usage de la contraception en France, on trouve essentiellement des données sur les femmes. Ainsi, sur le site de l’Inserm, on apprend que 92% des femmes en âge de procréer et qui ne désirent pas de grossesse utilisent un moyen de contraception. Mais ce chiffre n’est pas précisé pour les hommes. Les études évoquant l’usage du préservatif par ces derniers se concentrent essentiellement sur la prévention des IST. Dans l’inconscient collectif, le risque de grossesse est donc exclusivement un problème de femme.
Un paradigme que cherche à inverser l’autrice américaine Gabrielle Blair. Cette mormone, militante pro-choix et mère de six enfants est connue pour son blog Design Mom. En 2022, à la suite de la révocation par la Cour suprême américaine de l’arrêt Roe vs Wade qui protégeait le droit à l’avortement, elle écrit Éjaculer en toute responsabilité, un manifeste de 143 pages en 28 arguments pour repenser la contraception et pousser les hommes à prendre leur part en mettant des préservatifs ou en faisant une vasectomie. Elle commence son ouvrage par une mise au point : “Les hommes sont la cause de toutes les grossesses non désirées”, écrit-elle. “Une grossesse non désirée survient uniquement si un homme éjacule de manière irresponsable – qu’il dépose son sperme dans un vagin alors que lui et sa partenaire n’essaient pas de concevoir d’enfant. Ce n’est pas beaucoup demander aux hommes que d’éviter cela. La prévention des grossesses est un poids qui repose sur la personne qui est fertile 24 heures par mois, et non sur la personne qui est fertile 24 heures sur 24, 365 jours par an”, dénonce l’autrice.
Pour renverser cette charge contraceptive, Charline Vermont, également formatrice en santé sexuelle, n’a qu’un mot à la bouche : l’éducation. Des jeunes hommes bien sûr, mais aussi du corps médical, qui doit les responsabiliser. Pour ces derniers, elle dispense des formations en santé sexuelle. Et pour les premiers, elle s’adresse à eux sur son compte Instagram avec pédagogie et pragmatisme. “Les deux principaux arguments des hommes contre le préservatif sont ‘ça serre’ et ‘ça fait débander’, analyse-t-elle. Le second est la conséquence du premier : une capote qui serre, ça peut faire un effet garrot, c’est inconfortable et douloureux, forcément on débande.” Pour y remédier, elle a une solution toute simple : “Trouvez des préservatifs à votre taille !” En plus de rendre le rapport plus agréable, c’est plus efficace pour éviter les risques de grossesse et d’IST. Pour ça, il suffit de mesurer le pénis en érection. Ça va les mecs, vous avez l’habitude, non ?