Depuis le début de l’année, en Espagne, sept enfants ont été tué·es par leur père dans un contexte de violences conjugales. Ces infanticides ont provoqué l’indignation générale et l’engagement du gouvernement à lutter contre la “violence vicariante”. Cette expression, largement répandue de l’autre côté des Pyrénées et encore méconnue en France, désigne un type de violence de genre par procuration infligé aux enfants pour faire souffrir leur mère.
Xavi, Noa, Elisa, Larisa, Ayax, Yago, Maria. Leurs noms ont fait la Une des journaux et l’ouverture des matinales radio en Espagne entre janvier et avril 2024. Âgés de 2 à 10 ans, ces sept enfants ont tous et toutes été assassiné·es par un père auteur de violences conjugales. Des “victimes de violence vicariante”, comme les désigne la presse espagnole, qui aborde ces infanticides non comme un fait divers, mais un problème de société.
L’expression “violence vicariante” a été introduite en Espagne en 2012 par la psychologue Sonia Vaccaro qui la définit ainsi : “Une violence exercée contre une femme, par le biais de ses enfants, avec l’objectif de la faire souffrir.” Très fréquente dans les cas de violences conjugales, elle va du simple chantage aux violences psychologiques, sexuelles ou physiques sur les enfants, jusqu’à l’assassinat, partie visible de l’iceberg.
Une “affaire d’état”
Repris par les féministes et le gouvernement socialiste, l’expression s’est imposée dans la loi espagnole, où le Code pénal s’y réfère comme un sous-type de violences de genre depuis 2017. En 2013, le gouvernement a également commencé à comptabiliser le nombre de mineur·es tué·es dans ce contexte. Et en ce début d’année 2024, il n’y avait jamais eu autant de victimes de violence vicariante en une si courte durée.
La mort de ces petites victimes a secoué le pays, jusqu’au plus haut sommet de l’État. Au point de provoquer minutes de silence et manifestations féministes partout en Espagne, ainsi qu’une réunion interministérielle extraordinaire, le 16 avril, présidée par le Premier ministre, Pedro Sanchez, qui a déclaré : “Ces violences sont une affaire d’État.”
Depuis, les 160 millions d’euros annuels destinés à la lutte contre les violences de genre ont été renouvelés et la ministre de l’Égalité, Ana Redondo, a promis d’annoncer prochainement des mesures contre la violence vicariante. Par ailleurs, au niveau régional, la Catalogne, a créé un groupe d’expertes consacrées à ce sujet.
Silence politique
Cet esclandre politique et médiatique tranche avec la France, où dans le même temps, le 11 avril, un double infanticide, un cas extrême de violence vicariante – deux enfants âgés de 3 ans et 20 mois ont été tués par leur père, dans l’Essonne, dans un contexte de séparation et de violences conjugales – n’a provoqué aucune réaction politique. Ce qui n’étonne pas Claire Bourdille, fondatrice du Collectif Enfantiste, qui explique à Causette : “En France, personne ne sait ce que c’est la violence vicariante, même pas les féministes. C’est un impensé total des violences conjugales. Ces infanticides sont traités comme l’étaient avant les féminicides, comme des cas isolés de violences intrafamiliales et non comme un problème sociétal.”
Nommer pour conscientiser
Avec le collectif, elle milite pour l’adoption des termes de “violence vicariante” en France. “Ça aiderait déjà les femmes à comprendre, car beaucoup n’arrivent pas à mettre de mot sur ce qu’elles vivent. Quand on va au commissariat pour dénoncer du chantage ou des menaces visant nos enfants, les policiers ne comprennent pas non plus ce qu’on vit. Ils séparent les violences faites aux femmes et celles faites aux enfants. Ils ne font pas le lien entre les deux”, poursuit-elle.
La psychologue Sonia Vaccaro, à l’origine de l’expression “violence vicariante”, estime aussi que sans dénomination il ne peut y avoir conscientisation. Interrogée par Causette, elle explique : “En psychologie, on sait que ce qui n’a pas de nom n’existe pas. Les mots génèrent une pensée, et la pensée construit une réalité. Si on n’a pas de mot pour désigner une réalité, on ne peut pas la changer.”
Des juges conservateurs et sexistes
Mais en Espagne, malgré la prise de conscience et la législation, beaucoup de progrès restent à faire. Par exemple, alors que la loi exige, depuis 2021, la suppression du droit de visite pour tout parent impliqué dans une procédure judiciaire pour violences conjugales, cela n’est appliqué que dans 14% des cas.
Ce qui révolte Rosalia Gonzalez, présidente de Mami, une association de lutte contre la violence vicariante : “Il y a une clause qui permet de maintenir le droit de visite en des cas exceptionnels, mais les juges s’en servent pour faire de l’exception la norme. Nos lois pionnières, que l’Europe nous envie, ne suffisent pas si des juges conservateurs et sexistes ne les appliquent pas ! On est toujours dans un système patriarcal où le droit de visite du père prime sur la protection de l’enfant. Un agresseur n’est jamais un bon père, un bon père, c’est autre chose, mais ça, ça ne rentre pas dans leur tête.”
Lueur d’espoir pour l’association et les victimes à la suite des récents infanticides : la ministre espagnole de l’égalité, Ana Redondo, a lancé un appel aux juges pour appliquer correctement la loi.