Dans Ce que le féminisme m’a fait, la journaliste Giulia Foïs revient sur ses années de militantisme et l’impact du féminisme sur sa vie de femme, de mère, de fille. Ou comment le féminisme l’a, disons-le, sauvée. Entretien.
Causette : Comment êtes-vous entrée en féminisme ?
Giulia Foïs : Il y a un terrain de base sur lequel j’ai grandi. Je viens d’une famille de gauche. Ma mère a fait 68. Mes oncles, eux, ont participé au mouvement de jeunesse en Italie. Donc, il y a quand même l’idée que le monde, quand il ne nous va pas, on peut le changer. Une croyance en la force du collectif. Qu’on avance avec des utopies, avec des idéaux. Après, il y a ce que je subis à 20 ans et à 23. à 20 ans, c’est un viol, et à 23, c’est l’acquittement du violeur. Il y a quelque chose de sidérant. Dans la violence que ça constitue, qui vous pète les rotules et qui vous éclate au sol. Et ce qui m’a relevée, c’est le féminisme. Des années après, j’ai une rédactrice en chef, à Marianne, qui m’a demandé de faire une enquête, un état des lieux du viol en France. On n’avait absolument pas conscience, à l’époque, de l’ampleur du problème. Je me suis plongée dans le sujet et, pour la première fois de ma vie, j’ai appris les chiffres. J’ai replacé mon histoire dans un système. Si j’avais été violée et s’il avait été acquitté, je n’y étais pour rien. Par contre, j’ai aussi réalisé que je vivais dans un système dégueulasse qu’il fallait changer. Et tout ça mis ensemble a donné effectivement un féminisme assez solidement ancré.
À l’époque de cette prise de conscience, vous aviez une trentaine d’années. On est dix ans après le viol…
G. F. : Oui, dix ans après, j’ai pu mettre des mots sur ce que je vivais. Alors, je vais bien au-delà du viol dans ma prise de conscience. Je parle de domination masculine, de non-partage des tâches, de plafond de verre… je parle de tout ça. Tout à coup, en interviewant ces personnes-là, qui, elles, étaient dans la lutte depuis les années 1970, tout faisait sens. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à me dire féministe, même si c’est vrai qu’à l’époque j’étais bien seule… Je me souviens très bien, les manifs de novembre, elles n’existaient pas. Et le 8 mars, c’était d’une tristesse infinie. On était quelques poignées, place de la Bastille, il pleuvait tout le temps, il faisait gris. En vrai, on ne savait pas trop ce qu’on foutait là. On y était, mais on n’avait pas cet élan de vie qu’il y a aujourd’hui dans les manifs de novembre.
Vous aviez un temps d’avance !
G. F. : Oui, évidemment, le féminisme ne date pas de #MeToo ! Mais ce qui est intéressant dans ce mouvement, c’est la chaîne, le relais, le passage de témoins d’une génération à l’autre et d’une femme à l’autre. Moi, j’ai eu cette prise de conscience-là, effectivement, avant #MeToo. J’ai continué à creuser le sillon. Je me suis fait mes armes aussi. Grâce aux travaux des féministes, j’ai pu affiner ma pensée et affûter ma répartie. J’ai pu, petit à petit, assumer le fait de ne faire plus que ça dans mon métier, d’écrire des chroniques là-dessus, des émissions sur le sujet, etc. Pendant des années, je faisais une chronique sur les rapports femmes-hommes, sur les questions d’égalité. Mais très clairement, à l’époque, quand on disait qu’on était féministes, on était censées s’excuser juste après. C’était pas très chic. Et surtout, il ne fallait froisser personne. Donc, en gros, je pouvais écrire sur la couleur des layettes et pourquoi le bleu et le rose, les inégalités domestiques ou salariales. Ça, ça passait. Mais par contre, parler de violences conjugales, beaucoup moins. Et en fait, je me souviens très bien, un matin, j’arrivais à la radio, je tenais une chronique hebdomadaire sur ces questions-là, je passe un coup de fil à ma sœur et je lui dis : j’en ai marre. Je me trouve quand même hyper gentille, car moi, en vrai, j’ai envie de cramer des bagnoles parce que je sais qu’au moment où je parle, il y en a qui se font cogner, il y en a qui se font violer, il y en a qui se font harceler. C’est de ça qu’il faut parler. Et j’ai la rage au cœur et encore plus la rage parce que je dois fermer ma gueule. Je bouillais. Ensuite, il y a eu la Une des Inrocks sur Cantat. Puis, quelques jours après, l’affaire Weinstein éclate aux États-Unis. Et là, #MeToo déferle. Je pense que ce jour-là, on était en fait des centaines de milliers à en avoir un peu marre d’être gentilles.
Du coup, est-ce que le féminisme vous a permis de réparer ? De soigner ? Ou est-ce que ça a juste permis de mieux combattre ?
G. F. : C’est tout ça à la fois, mon capitaine. Parce que le socle du féminisme, c’est quand même la sororité. Donc, quelque part, vous sortez du bois et vous êtes accompagnée. On vous tient la main. Quand vous comprenez qu’en réalité il y en a eu des centaines de milliers avant vous, que malheureusement il y en aura encore des centaines de milliers après, vous comprenez que ce n’est pas vous, le problème. Donc ça, ça fait un bien fou. Ça remet debout. Et puis, surtout, ça met du sens dans le non-sens. Parce que le viol, c’est le non-sens complet. C’est-à-dire que vous grandissez avec l’idée que vous êtes un sujet et tout d’un coup, vous devenez l’objet de quelqu’un. C’est très étrange. Vous grandissez avec l’idée qu’il y a le bien, le mal, qu’il y a des lois et que quand on les transgresse, ça s’appelle des crimes, et que les méchants, ils paient. Et puis là, votre agresseur est acquitté. Plus rien ne fait sens ! Le sens, vous le retrouvez quand, grâce aux travaux des féministes, grâce à leurs combats, vous apprenez à nommer les choses. Et les nommer, c’est déjà un peu les résoudre. Quand vous parlez de système, de patriarcat, de système de domination, quand vous comprenez qu’en fait, dans le viol, il n’est absolument pas question de désir, de sexualité, mais que c’est une violence qu’on vous a faite, tout reprend forme, tout reprend sens, au sens de signification et au sens de direction. Tout à coup, vous avez un endroit où vous voulez aller. Cet endroit, c’est le jour où on défoncera le patriarcat. Voilà.
Est-ce que c’est grâce au féminisme aussi que vous vous êtes autorisée, à 38 ans, à vous dire : “Je vais peut-être faire un enfant toute seule en fait” ?
G. F. : Je ne l’ai pas conscientisé comme tel sur le moment. En revanche, avec le recul, bien entendu. Faire un enfant seule, c’est être dans l’émancipation et dans la transgression. J’ai toujours été quelqu’un de très indépendante, je viens d’une famille où les femmes sont assez indépendantes. Et où on a une conception de la famille très souple. Le terreau était plutôt favorable. Et sans doute que le féminisme a été le dernier déclic qui m’a autorisé ce joli… j’ose pas dire bras d’honneur, mais c’est quand même un peu ça.
Là encore, vous étiez un peu pionnière…
G. F. : Oui, à l’époque, pour le coup, je me suis sentie très seule parce que des associations de femmes seules, il n’y en avait pas encore. Donc, j’ai fait ma journaliste, j’ai enquêté. Et j’ai vu comment j’allais pouvoir faire les choses. J’ai beaucoup réfléchi aussi parce qu’on sait qu’on est attendu au tournant. Parce qu’on sait qu’on fait des choix qui ne sont pas les plus répandus. Donc, il faut se poser pas mal de questions, avoir trouvé déjà pas mal de réponses. Aussi parce qu’on se dit que cet enfant, il va peut-être nous poser des questions. Il faudra être capable de lui répondre. Donc, moi, quand j’y suis allée, ça faisait déjà une bonne année que je réfléchissais à tout ça. J’en parlais avec mon psy, avec ma famille, je lisais, j’ai vu pas mal de docus sur le sujet. à un moment donné, j’étais en pleine réflexion et mon oncle, ce vieil italien libertaire, me dit : “Mais enfin, pourquoi tu ferais un enfant ? Tu t’éclates dans ton boulot, tu vis à Paris, tu as une vie sociale hyper riche. En fait, pourquoi ?” Et je me dis : “Putain, le con, il a raison. Pourquoi je ferais un enfant ?” J’étais repartie pour six mois de réflexion. J’ai alors regardé et lu beaucoup de choses sur des femmes qui n’avaient pas d’enfant, qui avaient choisi de ne pas en avoir. Je les trouvais toutes audacieuses, très libres, très fortes aussi. Mais ce n’était pas moi. C’est juste que ça ne me correspondait pas.
Le féminisme m’a aidée à me penser seule. C’est-à-dire sans être la fille de, la femme de, sans être encore la mère de… Juste moi, qui je suis moi.
Bon et puis, finalement, vous avez rencontré quelqu’un…
G. F. : Oui, j’ai fait ça… Je fais le désespoir de tous mes copains queers qui me disent : “On avait placé beaucoup d’espoir en toi.” Puis j’ai rencontré mon amoureux. Et j’ai fait mon deuxième enfant avec lui. En couple hétérosexuel. Nous ne nous sommes même pas séparés après. C’est affligeant de banalité. À l’arrivée, c’est une famille qui me correspond bien. Parce qu’elle s’est formée aussi sur le tard, mine de rien. Je les ai eus très tard, mes gamins. J’ai eu Isaac, j’avais 40 balais. Milo, j’en avais 44. J’ai eu le temps de vivre avant, de m’amuser avant. Et j’ai eu le temps, surtout, de savoir qui j’étais. Je crois que je les ai faits au bon moment pour moi. J’adore être mère et j’ai adoré être enceinte. Aussi parce que mes enfants, je les ai eus comme je voulais et quand je le voulais. Donc, foutons la paix aux mères, mais même aux femmes en général. Que celles qui n’en veulent pas n’en fassent pas et qu’on leur foute la paix. Comme à celles qui en veulent douze, si elles le souhaitent. Mais laissons-leur la maîtrise de leur corps, de leur fécondité et de leur destinée. Parce que franchement, j’ai vu des femmes qu’on avait empêchées d’avorter. Le résultat n’est pas joli. Ni pour elles ni pour l’enfant. Très clairement.
Et est-ce que le féminisme complique le couple hétéro au quotidien ?
G. F : C’est une question qu’on se pose toutes. C’est l’un des enjeux du féminisme. Déjà, le fait de savoir que dans tous les couples, il y a une inégalité criante des tâches domestiques, que ça s’appelle la charge mentale, est-ce que ça aide ou est-ce que ça rend les choses un peu plus insupportables ? Eh bien, je crois que sur le moment, ça vous pète à la gueule et vous vous dites “ce n’est pas possible que ça m’arrive à moi aussi”. Mais en vrai, ça apaise parce que vous vous dites “je ne suis pas la seule”. Le combat, je vais le mener, mais on va surtout le mener à plusieurs. C’est structurellement qu’il faut changer cette société.
Mais il y a quand même des choses qui rendent folle. Par exemple, s’il y a un des deux adultes qui lit sur le canapé et l’autre adulte qui est en train de jouer avec les petits, celui qui joue avec les petits, c’est moi. Parce que je ne m’autorise pas à prendre un bouquin et à aller sur le canapé quand les enfants sont dans la pièce, alors que lui n’hésite pas. Pourquoi ? Ça c’est le double standard. C’est-à-dire que quand un mec joue cinq minutes avec ses gosses, c’est un héros. Alors qu’une nana qui prendrait son bouquin, alors que ses gosses sont là, et prendrait son pied sur son canapé, elle serait quand même pas ouf comme mère. Donc, on ne lutte pas avec les mêmes armes. Maintenant, en vrai, comme je suis féministe, je m’autorise à me barrer. Alors, si vraiment ça n’allait pas, je serais partie. Et c’est aussi pour ça que pendant quinze ans, je n’ai pas été en couple. Comme je suis féministe, j’ai quand même choisi un mec qui allait me laisser libre et prendre sa part. Bien sûr, on s’engueule, et bien souvent autour de questions qui touchent au genre, et bien sûr, ça me rend dingue… Mais peut-être que le féminisme te permet de mieux choisir ton compagnon ou ta compagne de route. Quelqu’un qui te respecterait, quelqu’un qui te soutiendrait, quelqu’un qui t’aimerait vraiment. Aujourd’hui, c’est ce que je vis – on a été plus forts que les bouteilles de lait qui s’amoncèlent sur le plan de travail.
Vous racontez qu’avec votre mère il y a des dissensions profondes sur les sujets féministes. Quels sont ces principaux endroits d’incompréhension ?
G. F. : Je crois que ce qui se passe entre ma mère et moi se passe entre beaucoup de mères et beaucoup de filles, et encore plus entre des mères qui ont été féministes et des filles qui le sont aujourd’hui. On est issues toutes les deux de culture latine, donc ça monte un peu plus vite, mais ça n’empêche pas de s’aimer. Ceci posé, je crois que les féministes des années 1970 se sont bagarrées comme des lionnes et ont arraché des victoires phénoménales, que ce soit la pilule, l’avortement, on leur doit énormément. Mais c’est vrai que, du coup, la tentation de se dire, bon ben, on a bien bossé, on s’est bien bagarré, maintenant tout est gagné, est très forte. Et puis il y a le fait que les féministes des années 1970 ont fait un pari, c’est de gommer le corps. Gommer le genre et exister comme des individus, c’est comme ça qu’elles allaient y arriver. Dans ce système-là, en revendiquant que le genre n’existe pas, on va être des individus égaux en droit et en liberté et on va avancer comme ça. Le problème, c’est que ça ne marche pas parce que ton corps, il te rattrape. Tu ne peux pas le nier. Tu as tes règles, tu tombes enceinte, tu avortes, tu fais des fausses couches, tu accouches, etc. Et puis, évidemment, il y a des violences sexuelles, des violences sexistes. Autant de questions dont la génération de féministes d’aujourd’hui s’est emparée. En disant, en fait, le corps existe. Et je vais te dire ce que tu dois lui faire pour le choyer, voire pour le faire jouir, en tout cas pour lui faire très, très plaisir. Et je vais te dire ce qui lui fait plaisir. Et ce qui lui fait mal. Donc, c’est comme si on n’avait pas le même logiciel avec ma mère. Elle fait partie de ces générations de féministes qui, je pense, ont serré très fort les dents. Donc, elles ne comprennent pas que nous, on les desserre et qu’on gueule. Ma mère est capable de dire, c’est quand même fou ce que vous racontez, toi et tes copines, je vous crois, mais nous, à notre époque, ça n’arrivait pas. Les violences sexuelles seraient donc une invention récente de la civilisation. Moi, évidemment, ça me fait bondir. Parce qu’elle est capable parfois d’enchaîner et de dire : “Je me demande si ce n’est pas la libération sexuelle qui a produit ça.” Et là, je dis : “Mais Maman, la vraie question, c’est : est-ce que vous auriez su le nommer si vous l’aviez vécu ?” Le viol conjugal a été reconnu par le Code pénal en 2006. Peut-être que ses copines ont vécu un truc qui s’appelle viol conjugal, sauf qu’à l’époque, on ne le nommait pas.
Est-ce que vous avez l’impression qu’on a pris encore un nouveau tournant ces derniers mois, notamment avec le #MeToo cinéma ?
G. F. : Je me méfie du mot “tournant” parce que je trouve qu’à force, on tourne surtout en rond et au final, on fait du surplace. Je crois qu’on avance par palier, qu’il faut se réjouir à chaque palier franchi, mais que rien ne garantit qu’on n’en reste pas là. Les résistances au féminisme sont si fortes, si ancrées, si anciennes. Tout le monde a envie de continuer à dormir tranquille, en fait. Et être féministe, ça veut dire ouvrir les yeux sur le monde dans lequel on vit. Et c’est un monde où on maltraite les femmes, en toute impunité. Cette idée-là est extrêmement désagréable. Maintenant, oui, là, il s’est passé quelque chose. C’est-à-dire qu’à chaque fois, on monte d’un cran. Et dans le fond, on ne revient pas en arrière. Le sens de l’histoire, de toute façon, c’est le nôtre. Je veux dire, il y a une révolution. Donc, de toute façon, oui, le sens de l’histoire est celui-là. Combien de temps est-ce qu’on va mettre pour y arriver ? Combien de vagues féministes il faudra ? Combien de backlashs il y aura ? On ne sait pas, personne ne peut le dire. Ce qui est terrible, c’est qu’on est obligé de se demander combien de mortes il y aura. Mais on y arrivera. Parce que le sens de l’histoire, vraiment, c’est celui-là.
![Giulia Foïs : “Le féminisme, ça remet debout. Et ça met du sens dans le non-sens” 2 9782080435231 CeQueLeFeminismeMAFait CouvBandeau HD](https://www.causette.fr/wp-content/uploads/2024/03/9782080435231_CeQueLeFeminismeMAFait_CouvBandeau_HD-699x1024.jpg)
Ce que le féminisme m’a fait, de Giulia Foïs. Flammarion, 208 pages, 19 euros.