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Dr Kpote sur l'affaire Shemseddine : “Les sœurs sont le ter­rain idéal pour tes­ter sa capa­ci­té à être un vrai mâle dominant”

En contrôlant leurs sœurs, c’est leur image et leur propre réputation que défendent les grands frères, nous dit le Dr Kpote. Intervenant prévention sur la vie sexuelle et affective dans les collèges et lycées, il revient pour Causette sur ce que raconte des rapports de genre entre jeunes le meurtre de Shemseddine, 15 ans, à Viry-Châtillon le 5 avril.

Avec le passage à tabac et le décès de Shemseddine à Viry-Châtillon (Essonne), les Français·es “atterré·es” semblent découvrir, comme à chaque nouveau fait divers, que la violence n’existe pas que sur X mais aussi dans la vie, la vraie, à la sortie des collèges et lycées. Dans les rédactions, on ressort le dossier des crimes d’honneur dans les banlieues racisées, que ce grand baveux devant l’éternel qu’est Éric Dupond-Moretti, rebaptise les “crimes d’horreur”, pour faire flipper la galerie. On n’est pas dupes, ça sent les élections. Évidemment, il n’y a aucun honneur à tabasser un mec à plusieurs. Ça tombe bien puisque les jeunes évoquent rarement ce terme qui appartient à d’autres temps ou contrées. En général, ils font plutôt référence à la réputation, voire la fierté mise à mal par des rumeurs qui circulent en 5G et des faits instrumentalisés sur les nouvelles places publiques, les réseaux sociaux.

A priori, le jeune Shemseddine “parlait” – comprendre entretenait des échanges réguliers sur les réseaux – avec la sœur de deux des auteurs de l’homicide. D’après les premiers éléments de l'enquête, il semblerait même qu’ils échangeaient des discussions “autour de la sexualité”… ce qui, en soi, ne signifie rien de bien concret. On peut tout imaginer : de l’invitation décomplexée par la distance numérique à “ken ensemble”, en passant par cette dinguerie de plug anal au concert de Kaaris ou un simple échange sur la dernière séance de prévention faite par un·e collègue dans leur lycée. En tout cas, les oreilles des deux grands frères ont dû sévèrement siffler pour qu’ils se déplacent afin de recadrer ce Roméo, un peu trop audacieux d’après la rumeur populaire. On peut imaginer que sur Snapchat, ça a “grave parlé” et Shemseddine s’est retrouvé dans la sauce.

En fait, ce drame met à jour ce que j’entends au quotidien dans mes séances sur la vie affective et sexuelle : le contrôle du comportement des sœurs, donc des femmes dans la sphère publique. Pour illustrer ce sujet, j’utilise souvent un extrait du documentaire Dans le noir, les hommes pleurent, de Sikou Nakiaté. On y entend le témoignage d’un jeune homme qui a pris de la bouteille et un peu de recul, mais qui se souvient parfaitement des injonctions qu’on lui a transmises pour “gérer” la part féminine de sa fratrie : “Et ta sœur, elle sort pas. Ta sœur, elle a pas de copain. Et il y a pas moyen qu’on la croise en soirée.” Il ajoute, plus personnellement : “Moi, à l’heure actuelle, ça pourrait me faire chier de voir ma sœur avec un garçon. Je bosse dessus, mais c’est quelque chose qui a été tellement fort en moi… Je ne peux pas le dissoudre aussi facilement, mais malgré tout, j’ai assez de recul pour me dire que c’est une énorme connerie de penser comme ça !” Eh oui, faire évoluer nos représentations, ça prend des années. D’autant plus que la loi de 2001 sur les trois séances de prévention à la vie relationnelle par année scolaire n’est pas appliquée.

Le contrôle des sœurs est systémique

Je tiens à rappeler, au passage, qu’il n’y a pas que dans les quartiers populaires que les velléités de superviser les comportements des filles s’expriment. Le contrôle des sœurs n’a rien de communautaire, de banlieusard ou de religieux, comme on essaie de nous le faire avaler. Il est systémique, commun à tous et toutes et pose les fondations d’un patriarcat qui embrasse et embrase toutes les classes sociales. Les textes religieux revus et revisités par certain·es servent juste d’alibi à ceux qui souhaitent se dédouaner de leurs responsabilités. La différence entre un quartier pavillonnaire et un quartier populaire, c’est que dans les “cités”, tout le monde se connaît, grandit ensemble et garde un œil sur la “bonne morale” de la famille d’à côté. Et forcément, tout ce qui a un rapport de près ou de loin avec le sexe, le mélange des corps ou le simple fait d’exprimer un désir pour un ou une autre, ça fait jaser ! Exactement comme dans les villages d’antan. Il y a toujours un mec “bien attentionné” qui va cancaner sur une sœur du bâtiment d’à côté ou une meuf qui allume un contre-feu chez ses voisin·es pour pouvoir rouler des pelles, bien planquée derrière la fumée.

Les sœurs, c’est le terrain idéal pour tester sa capacité à être un vrai mâle dominant. On peut s’y entraîner quotidiennement puisqu’elles sont là, à portée de mains et de sommations. En plus, pas mal de parents, en panique morale face au numérique, délèguent à leurs fils, majeurs et vaccinés, leur autorité en cautionnant de fait une hiérarchie familiale bien genrée.

En réalité, les grands frères se foutent de leurs sœurs. C’est leur image et leur propre réputation qu’ils défendent. Le futur chef de famille doit prouver à la cantonade qu’il peut “tenir sa sœur” comme il devra, plus tard, “tenir sa femme”. Autrement dit, gérer ses relations, son comportement, ses tenues, sa moralité à l’échelle locale. La grande majorité, en vieillissant, passe à autre chose. Malheureusement pour Shemseddine, ce n’était pas le cas de ses assassins.

“Ils savent, alors ils nous protègent”

Dans les classes, dès le collège, les garçons mais aussi nombre de filles qui ont intégré ces codes masculinistes, tombent d’accord : les grands frères protégeraient ainsi leurs sœurs, car ils seraient les seuls à posséder les clés du savoir relationnel. Grâce à leurs propres expériences, ils savent de quoi sont capables les mecs vis-à-vis des filles ! “Ah bon, parce qu’ils sont eux-mêmes des agresseurs ou ils en protègent parmi leurs potes ?” je me risque parfois à leur demander. “Non, ils savent, alors ils nous protègent”, répondent les filles, qui souhaitent prouver leur loyauté à un système bien huilé.

Contrôler devient ainsi, l’air de rien, un synonyme de protéger ! Une telle façon de penser, c’est du pain béni pour tous les dictateurs en herbe. D’ailleurs, je ne manque jamais de faire l’analogie avec les caméras de vidéosurveillance. Fut un temps, où, par leur intermédiaire, on nous surveillait. Et puis, miracle des éléments de langage bien maitrisés par les dominant·es, aujourd’hui, il est écrit noir sur blanc qu’on nous “vidéoprotège”… Comme quoi, entre le ministère de l’Intérieur et les grands frères, il y a moyen de se comprendre.

Les filles ont toujours porté sur leurs épaules le poids de la réputation familiale. Le malheur de certaines est que leurs grands frères n’ont pas grand-chose à branler de leurs journées. Ils sont donc mentalement disponibles pour jouer les gros bras et remettre les choses à l’endroit. Dans leur rôle de tuteurs moralisateurs, certains retrouvent une dignité, une place dans la société. Mais derrière chaque drame contemporain, il convient de ne pas omettre le rôle majeur et la responsabilité des réseaux sociaux. Sur Snapchat, les “histoires” sont largement diffusées, instrumentalisées, exagérées, commentées. Alors, plus la sauce monte, plus les concernés sont invitées à passer à l’acte, pour laver l’affront. Ce ne sont pas à dix personnes mais à des milliers qu’ils doivent prouver qu’ils portent leurs couilles.

Les sœurs peuvent aussi être invitées à participer à l’organisation du guet-apens. La légende urbaine parle de “donneuses de go”, celles qui donnent le top départ pour lyncher la cible qu’elles auront savamment attirée. Elles restaurent ainsi leur crédibilité auprès du groupe et surtout s’achètent une nouvelle virginité. En collaborant, elles s’offrent une paix, parfois éphémère mais bien réelle. Dans les classes, quand les garçons reprennent les classiques “Respecte-toi, reste à ta place, fais pas trop la meuf…”, je me tourne souvent vers les filles et les provoque pour les faire réagir : “Il me semble que vous avez un cerveau, de l’intelligence à revendre. Alors, vous seriez incapables de savoir ce qui est bon pour vous ? Vous auriez besoin qu’un mec, un frère, décide de vos actions ?” En général, elles opinent négativement du chef. Mais pas trop quand même, car les frères ont des antennes collabos un peu partout.

Pour limiter le contrôle des sœurs, il faut impérativement leur redonner confiance, les inviter à se positionner, à faire preuve de plus de sororité. Et puis, il faut éduquer encore et toujours les mâles, les frères, les futurs pères pour en finir avec cette masculinité toxique qui tue. Hélas, la tendance politique est plus à augmenter le nombre de flics que celui d’éducateur·rices. Alors, on n’a pas fini d’en faire, des marches blanches dans des petits matins bien bruns.

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