Isabelle Rome
© Xose Bouzas / Hans Lucas via AFP

Isabelle Rome, la vie d’après

Débarquée en juillet à l’occasion d’un remaniement, l’ancienne ministre de l’Égalité très appréciée des associations féministes a retrouvé son métier de magistrate, en tant que première présidente de la cour d’appel de Versailles. Et vient de publier La Fin de l’impunité, livre dans lequel elle plaide pour que les termes “féminicide” et “consentement” intègrent le Code pénal. Une liberté de ton retrouvée, au service des femmes.

Attablée au Comptoir du Panthéon, à deux pas de la mairie du Xe arrondissement de Paris, où elle est attendue en guest star d’une table ronde consacrée à la création d’une infraction spécifique de “féminicide” ce 6 mars, Isabelle Rome laisse échapper une micro-angoisse. “Cela risque d’être animé, parce que parmi les débatteurs, il y aura l’éminente professeure de droit Audrey Darsonville, qui y est plutôt opposée.”

Quelques instants plus tard, l’ancienne ministre déléguée à l’Égalité femmes-hommes redevenue magistrate déroule sans encombre son argumentaire en faveur de l’inscription du féminicide dans le Code pénal : les deux autres invité·es complétant cette table ronde, la maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles Caroline Hardouin-Le Goff et l’avocat Avi Bitton, sont du même avis, et Audrey Darsonville n’a pas tempêté. Tout au plus, la professeure a pointé deux écueils : d’une part, si l’entrée du féminicide dans la loi a une vertu symbolique évidente, elle n’a à ses yeux aucun intérêt répressif en ce qui concerne les féminicides conjugaux, puisque le meurtre au sein du couple est déjà circonstance aggravante passible de perpétuité. D’autre part, en ce qui concerne les féminicides non conjugaux, la directrice de masters à l’université Paris-Nanterre doute de la mise en application par les tribunaux d’une loi instaurant la dimension systémique de ces meurtres “de femmes parce qu’elles sont femmes”. Comment apporter la preuve de la haine du genre féminin, par exemple, dans le meurtre crapuleux d’une prostituée ?

Réforme du Code pénal

Ces réticences, Isabelle Rome les connaît bien pour les avoir partagées, puis déconstruites au fil de l’avancée de sa réflexion quand elle était encore ministre et décortiquées dans son livre paru en février, La Fin de l’impunité (Stock). Dans cet ouvrage, elle tire le bilan d’un peu plus d’un an de ministère (mai 2022-juillet 2023) et plaide pour une réforme du Code pénal : en faveur, donc, du terme “féminicide”, mais aussi sur l’intégration de la notion de “consentement” dans la définition du viol et celle de “contrôle coercitif”. L’expression, regroupant toute une série de signaux faibles de violences psychologiques, économiques et d’isolation des victimes, est entrée dans le jargon féministe grâce à la chercheuse Andreea Gruev-Vintila, à qui Isabelle Rome avait demandé en 2019 une note d’expertise dans le cadre du Grenelle des violences conjugales, qu’elle avait piloté en tant que haute fonctionnaire à l’égalité femmes-hommes du ministère de la Justice. Ici, précise-t-elle à Causette, il ne s’agit pas forcément de créer une infraction, mais de donner un nouvel outil aux juges leur permettant “de qualifier la violence” intrafamiliale et donc de débloquer des mesures de protection telles que des ordonnances d’éloignement. Des prises de position à la pointe du combat de lutte contre les violences de genre, sur lesquelles Isabelle Rome, délestée de sa charge ministérielle, a désormais décidé d’être proactive.

“Avec sa loi ‘stop féminicide’ de juin dernier, la Belgique a fait du féminicide une infraction pénale spécifique et a défini quatre types de féminicides différents (ceux de la sphère intime, crimes dits ‘d’honneur’ compris, ceux non intimes, ceux non intentionnels, comprenant les suicides forcés et ceux nommés homicides fondés sur le genre, afin d’inclure les meurtres de personnes trans), reprend-elle en réponse à Audrey Darsonville. Nous voyons bien que l’exercice de définition légale permet d’outiller suffisamment le pouvoir judiciaire. Il ne nous faut pas calquer le modèle belge, mais trouver, au sein de notre propre société, les termes qui nous semblent les plus adéquats pour légiférer sur le sujet. Car si, il y a encore quelques années, je pensais que la circonstance aggravante du meurtre entre conjoints suffisait, j’en suis revenue. Parce que les choses bloquent encore. Intégrer le féminicide dans notre loi, c’est reconnaître la violence structurelle à l’égard des femmes.” “Il y a une fonction pédagogique de la loi pénale, qui permet d’intérioriser les interdits sociaux”, renchérit Carole Hardouin-Le Goff. “Poser les mots justes sur les choses, c’est le début de la réparation, pour les victimes ou leurs proches”, conclut Avi Bitton. Dans cette joute verbale de juristes qui prend des airs de Concours de la conférence des avocat·es, Isabelle Rome se détend enfin. Après tout, elle retrouve là ses amours premières, énoncer la justice après avoir entendu l’ensemble des argumentaires.

Une nomination pour continuer son combat

Avec un plaisir certain, Isabelle Rome a retrouvé la robe de magistrate cet automne en étant nommée première présidente de chambre à la cour d’appel de Versailles. Un poste taillé pour celle qui veut poursuivre son engagement au service des victimes, puisque cette cour d’appel avait été pionnière dans la création d’un pôle spécialisé sur les violences intrafamiliales en mai dernier, avant la généralisation sur l’ensemble du territoire de ces structures pour lesquelles elle avait œuvré en tant que ministre, main dans la main avec le garde des Sceaux. Pour spécialiser toujours plus ce pôle, la nouvelle première présidente de chambre axe son travail sur la formation continue des magistrat·es, en organisant notamment pendant la pause déjeuner des conférences mensuelles sur les mécanismes des violences intrafamiliales – une de ces réunions a déjà été consacrée au contrôle coercitif, une autre sur la jurisprudence européenne. “Ce qui est aussi important, c’est que ces conférences sont ensuite accessibles en vidéo à l’ensemble des magistrats de la cour de Versailles et pas seulement à ceux du pôle”, souligne Isabelle Rome.

Malgré la passion du prétoire et une liberté de ton retrouvées, on sent chez l’ancienne ministre une déception à avoir été débarquée de son poste sans avoir pu assurer le suivi des grands chantiers lancés, trois gros plans interministériels, sur l’égalité femme-homme, contre le racisme et l’antisémitisme, et un dernier contre la haine anti-LGBT. Victime d’un virage à droite toute opéré par le président de la République – en même temps qu’elle étaient remerciés le ministre de l’Éducation, Pap NDiaye, et celui de la Santé, François Braun, venus eux aussi de la société civile et perçus comme plutôt de gauche –, Isabelle Rome avait été accusée, par un “proche de l’exécutif”, de “ne pas imprimer”, selon Le Progrès. “Le lendemain, on se remet en question : ‘Qu’est-ce que j’ai mal fait ?’”, confiait-elle en janvier à La Tribune. Auprès de Causette, elle préfère désormais mettre en avant la sororité qu’elle avait rencontrée lors de son éviction. “C’est comme ça. Après, je ne vous cache pas que ce qui m’a aidée, c’est le soutien des associations”, confie-t-elle, appréciant les invitations à des rencontres avec les militantes qu’elle continue de recevoir et honore, comme ce dimanche au Centre d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF) de Besançon.

Pas question, en tout cas, de jouer à la frondeuse. Isabelle Rome trace sa route en poursuivant son plaidoyer pour une réforme du Code pénal tout en applaudissant l’entérinement des sujets qu’elle a contribué à porter durant son temps au ministère. L’inscription de l’IVG dans la Constitution, le 4 mars, qui a été l’occasion d’un selfie au Congrès avec d’autres anciennes ministres à l’Égalité. Quant au vote par l’Assemblée d’une ordonnance provisoire de protection immédiate pour prévenir les féminicides, le lendemain, elle en avait elle-même pointé la nécessité lorsqu’elle était ministre, réflexion née de ses nombreux jugements d’auteurs de violences conjugales.

Si elle n’avait “pas imprimé” suffisamment l’opinion aux yeux de l’Élysée, Isabelle Rome était parvenue à dialoguer avec tous les courants du féminisme et à créer un consensus dans le milieu, qui louait son expertise sur les violences de genre, son écoute et sa propension à grappiller du budget pour une cause censée être prioritaire du mandat d’Emmanuel Macron, mais aux financements toujours compliqués à mobiliser. De mémoire de journaliste chez Causette, un tel consensus autour de la personnalité d’une ministre à l’Égalité était inédit, au moins depuis Najat Vallaud-Belkacem (2012-2014), dans un microcosme associatif lié par la défense des droits des femmes, mais déchiré par des visions diamétralement opposées sur des sujets tels que la prostitution, le voile, ou encore l’intégration de l’activisme trans dans les luttes.

Une parole prudente

Alors que la conversation avec l’ancienne ministre s’oriente sur la remise en cause du patriarcat, qu’elle observe comme “un modèle fondé sur la toute-puissance, qui mène à l’impérialisme, fabrique la guerre et la destruction de notre environnement”, on en vient à suggérer qu’elle pourrait se retrouver dans le courant écoféministe, qui analyse précisément ces ponts. Mais elle refuse de s’en réclamer : “Je ne suis pas dogmatique, je suis un esprit libre et indépendant. D’ailleurs, il faut arrêter de se taper dessus entre féministes, ça m’énerve. On a quand même un objectif commun, et c’est la liberté, la défense de la dignité humaine et de l’égalité.” En fait, Isabelle Rome a la parole prudente. Quand on lui demande ce qu’elle a pensé de la prise parole d’Emmanuel Macron volant au secours de Depardieu pour dénoncer une “chasse à l’homme”, en marge de la diffusion cet automne du Complément d’enquête sur le comportement pour le moins problématique de l’acteur envers les femmes, elle botte en touche. “Il y a des comportements qui sont aujourd’hui intolérables”, lance-t-elle, sibylline. Cet art de la litote est peut-être son meilleur atout pour porter la voix des militantes jusqu’aux oreilles présidentielles.

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