Elle a réussi à s’affranchir de la condition à laquelle la condamnait son sexe. Violée à l’âge de 17 ans, Artemisia Gentileschi peint des héroïnes vengeresses et rebelles qui lui ressemblent. Une maîtrise consommée de l’art qui lui vaut d’être la première femme artiste à être admise à l’Académie de dessin à Florence.
Rome, début du XVIIe siècle. L’histoire commence dans les ruelles d’un quartier coupe-gorge de la ville qui abrite une foule de peintres et de sculpteurs venus de toute l’Europe. Des hommes qui, souvent, se jalousent et se haïssent. Rixes, menaces et meurtres hantent ces bas-fonds où des factions rivales manient l’épée chaque soir. Cette violence virile est tout ce que connaît Artemisia Gentileschi, qui grandit dans un univers dont les femmes sont absentes. « Je viens d’un monde où le poignard, le poison et le pinceau se rencontrent dans les mêmes mains », écrira‑t‑elle. L’adolescente a perdu sa mère, morte en couches quand elle n’avait que 12 ans. Au côté de ses frères, elle est éduquée par un père ombrageux, le peintre Orazio Gentileschi, qui en fait son apprentie… et la tient cloîtrée dans son atelier. Il n’en fallait pas davantage pour que cette jeune artiste qui se rêve déjà peintre d’histoire – une spécialité réservée aux hommes – développe un caractère bien trempé.
L’année 1611 aurait pu l’arrêter net dans son élan. Orazio sait que sa fille, alors âgée de 17 ans et dotée d’une longue chevelure auburn qui attise la convoitise, a du talent. Il mise là-dessus pour remplir les caisses du foyer, mais encore faut-il qu’elle se perfectionne. C’est pourquoi il demande au peintre Agostino Tassi, qui travaille avec lui sur divers chantiers, de lui enseigner les règles de la perspective. Mais cet ami de la famille ne se contente pas de faire d’Artemisia son élève. Il en profite au passage pour abuser d’elle au nez et à la barbe d’un père qui la retient prisonnière dans le huis clos du domicile. Et, affront suprême, renonce à sa promesse d’épouser celle qu’il a déflorée.
Tortures et humiliations
Dix mois plus tard, le pater familias présente une requête auprès de la cour pontificale contre son collègue, qu’il accuse de viol. Moins pour soutenir sa fille, qui se retrouve aussitôt traînée dans la boue, qu’en raison de sombres intérêts matériels : un litige commercial oppose alors les deux hommes… S’ensuivent huit mois d’instruction éprouvants durant lesquels la peintre endure tout. Agostino Tassi convie à la barre des témoins qui n’hésitent pas à la présenter comme une allumeuse aux innombrables amants, voire une prostituée. Une voisine rétorque : « Chaque fois que le Signor Orazio partait, il me confiait toujours le soin de sa fille et attendait de moi que je lui rapporte quiconque se présentait à sa porte. » Tortures et humiliations s’enchaînent. On lui broie les phalanges, dont elle a tant besoin dans son travail, pour lui faire avouer la vérité. Et, comble du déshonneur, on va jusqu’à lui faire subir un examen gynécologique public pour vérifier l’exactitude de ses dires…
À aucun moment elle ne flanche. « C’est vrai », persiste‑t‑elle avec entêtement. Tous ces sévices ne suffisent pas à la déstabiliser. Sans perdre son sang-froid, elle décrit la scène traumatique en des termes aussi précis que crus : « Il ferma la chambre à clé et après l’avoir fermée il me jeta sur le bord du lit en me frappant sur la poitrine avec une main, me mit un genou entre les cuisses pour que je ne puisse pas les serrer et me releva les vêtements, qu’il eut beaucoup de mal à m’enlever, me mit une main à la gorge et un mouchoir dans la bouche pour que je ne crie pas et il me lâcha les mains qu’il me tenait avant avec l’autre main, ayant d’abord mis les deux genoux entre mes jambes et appuyant son membre sur mon sexe il commença à pousser et le mit dedans, je lui griffai le visage et lui tirai les cheveux et avant qu’il le mette encore dedans je lui écrasai le membre en lui arrachant un morceau de chair. »
Tant de pugnacité sera payante. Son agresseur est déclaré coupable. En théorie, il encourt la peine capitale, mais, en pratique, il risque l’exil, des coups de fouet, voire une simple amende. Le juge lui laisse le choix entre une peine de cinq ans de travaux forcés et le bannissement de Rome. Vite vu : Agostino Tassi opte pour la seconde solution. Sauf qu’il n’aura pas à s’y soumettre. Le jugement ? Annulé… À cette époque, avoir des relations peut vous sortir de tous les mauvais pas.
Mais Artemisia a l’étoffe des héroïnes vengeresses et rebelles – bibliques ou mythologiques – qui peuplent ses peintures et qui lui ressemblent étrangement. Sous son pinceau, la main de Judith qui décapite Holopherne ne tremble pas. Le buste en retrait pour éviter les éclaboussures, elle fait gicler le sang sur le drap blanc d’un geste volontaire. Et Yaël, qui enfonce un clou dans le crâne de Sisera à coups de marteau, ne verse pas davantage dans la sensiblerie. Elle exécute sa tâche sans passion. Sans oublier Suzanne, qui refuse les avances de deux vieillards, et Cléopâtre, qui se suicide pour échapper à une mort abjecte… Ces modèles, Artemisia ne les a, bien sûr, pas choisis au hasard. S’imaginer en victime est impensable pour elle qui est tout entière tournée vers un objectif : égaler les hommes.
Une ambition sans limites
Ayant déménagé à Florence avec son mari, celle qui s’inspire du Caravage et peint pour la cour des Médicis réussit l’exploit d’être admise à l’Académie du dessin en 1616, première académie artistique apparue en Europe, présidée par Michel-Ange, puis par Titien et le Tintoret. Bien que d’autres femmes aient connu le succès avant elle, jamais aucune n’a joui d’un pareil privilège jusque-là. Mais son ambition est sans limites. Au contraire de ses consœurs qui se laissent enfermer dans un genre, elle transgresse les règles qui entravent sa créativité. Au point de braver un tabou religieux : examiner son propre corps, observer ses seins, son sexe, ses fesses, ses cuisses. Peindre des sujets bibliques était déjà une gageure, mais représenter des nus féminins – qui plus est en se prenant pour modèle –, voilà qui confine à l’hérésie. Surtout, Artemisia ne brosse pas le public masculin dans le sens du poil. Ses héroïnes ne sont ni douces ni émotives, elles ne prennent pas les armes la larme à l’œil, elles foncent. « Vous trouverez en moi l’âme de César dans un corps de femme », écrit-elle dans une lettre adressée à Don Antonio Ruffo, un amateur d’art sicilien. Plutôt musclé pour l’époque.