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Valerie Solanas au moment de son arrestation. Copyright : Bettmann Archive

Ovidie : “Vu ce qu’elle a subi de son enfance jusqu’à sa mort, on peut com­prendre que Valerie Solanas en veuille aux hommes”

Dans J’ai tiré sur Andy Warhol-​Scum mani­fes­to, dif­fu­sé sur Arte.tv à par­tir du 20 mars et sur Arte le 27 mars à 22 h 40, la réa­li­sa­trice Ovidie retrace le par­cours de Valerie Solanas, autrice de Scum Manifesto, l’un des textes les plus radi­caux de la lit­té­ra­ture fémi­niste. Pour Causette, elle revient sur le par­cours de cette femme, qui est éga­le­ment – et peut être sur­tout – connue pour avoir tiré sur Andy Warhol…

Causette : C’est quoi le Scum Manifesto ?
Ovidie : C’est un mani­feste vision­naire paru en 1967. Un mani­feste du fémi­nisme radi­cal ou, pourrait-​on dire, le plus radi­cal de tous les mani­festes fémi­nins. Je pense qu’on peut tour­ner les choses comme ça puisque le fémi­nisme radi­cal en tant que tel n’existait pas encore tout à fait à ce moment-​là. Il était en for­ma­tion. C’est un mani­feste très décrié et qui met mal à l’aise pas mal de fémi­nistes puisqu’il appelle tout bon­ne­ment à l’éradication des hommes. Alors, pris comme ça, évi­dem­ment, on se dit : “Oh là là, mon Dieu, quelle hor­reur !” Mais ce qui est inté­res­sant, c’est qu’au regard de sa vie, quand on liste les mul­tiples trau­mas que Valerie Solanas a subis de son enfance jusqu’à sa mort, on peut com­prendre qu’elle leur en veuille un petit peu.

Est-​ce que vous pou­vez reve­nir un petit peu, jus­te­ment, sur ce qu’elle a subi ?
Ovidie : Cela com­mence vrai­ment très tôt par des abus, du côté de son beau-​père, de son père, son grand-​père. Elle tombe enceinte pour la pre­mière fois à 14 ans. De son père, pro­ba­ble­ment, même si on n’en est pas tout à fait sûr. L’enfant dont elle accouche est éle­vé comme étant sa sœur et non pas sa fille. À 16 ans, elle retombe enceinte d’un marin de pas­sage et elle accouche d’un petit gar­çon. Valerie Solanas était très intel­li­gente et très stra­tège, on va dire, et elle a échan­gé ce second bébé contre l’assurance qu’on lui paie ses frais d’inscription à l’université. Elle avait 16 ans, n’avait même pas encore fini le lycée, que déjà, elle se pro­je­tait là-​dedans. C’est ce qui fait que Valerie Solanas, alors qu’elle par­tait quand même très mal dans la vie, a pu faire des études. Elle a fait trois ans en psy­cho­lo­gie, après, elle s’est ins­crite en mas­ter où elle s’est heur­tée de nou­veau au sexisme, puisqu’à l’époque, dans les années 1950, les bourses et les pro­grammes de recherche étaient réser­vés uni­que­ment aux hommes. Raison pour laquelle elle est par­tie vivre dans la pré­ca­ri­té la plus totale à New York. Elle a vécu au Chelsea Hotel notam­ment… Elle y dor­mait par­fois sur le toit quand elle n’avait plus un rond, puis par­fois, elle redes­cen­dait quand elle avait un peu d’argent pour prendre une chambre, puis elle repar­tait sur le toit. C’est là qu’elle débute le tra­vail du sexe pour survivre.

Quel rap­port entretenez-​vous avec le Scum Manifesto ?
Ovidie : Il a tou­jours été dans un coin de ma tête. Le pre­mier livre que j’ai publié, en 2002, s’appelait Porno Manifesto. Ce n’était pas un hom­mage, mais c’était un petit clin d’œil. Lauren Bastide a cette for­mule que je trouve assez juste sur Valerie Solanas, elle dit : “C’est la grand-​tante qu’on invite à sa table, mais qu’on ne sait pas trop bien où pla­cer, qui est un peu gênante.” Elle ne dit pas ça comme ça, mais c’est quelque chose comme ça. Et c’est vrai qu’elle est embê­tante, Valerie Solanas. C’est un caillou dans la chaus­sure du fémi­nisme. Pendant des années, on a dit : “Le fémi­nisme ne cau­tionne pas les actions vio­lentes. Le fémi­nisme doit se faire en col­la­bo­ra­tion avec les hommes.” Et puis là, on a Valerie Solanas qui dit : “Non, non, il faut tous les éra­di­quer.” Donc, en fait, c’est un texte qui a mis mal à l’aise pen­dant des géné­ra­tions et des géné­ra­tions. Moi-​même, j’avoue qu’au début, j’étais un peu gênée par ce texte. La pre­mière fois que je le lis, il y a vingt-​cinq ans à peu près, je me dis que soit elle pousse le truc à l’extrême pour faire rire, soit elle est com­plè­te­ment frap­pa­dingue. Mais non, elle n’était pas folle, juste trau­ma­ti­sée. Elle avait cer­tai­ne­ment des accès de para­noïa, mais elle n’était pas frap­pa­dingue. Ce qu’elle écri­vait, fina­le­ment ,avait du sens au regard de son par­cours, de son exis­tence et de ses trau­mas, et même plus géné­ra­le­ment de son ana­lyse de la socié­té. Car au-​delà de dire “oui, il faut éra­di­quer le sexe mas­cu­lin”, elle raconte quand même des choses assez inté­res­santes sur les rap­ports de pou­voir, sur le capi­ta­lisme, elle appelle à la révo­lu­tion en fait. Ce qui est inté­res­sant chez Valerie Solanas, c’est qu’elle ne fait par­tie d’aucun mou­ve­ment poli­tique. Elle n’a pas envie de se mélan­ger aux autres fémi­nistes. En fait, c’est une lutte armée sans troupes, Valerie Solanas. Elle est là, elle a son mani­feste, elle a envie que tout le monde la suive, en même temps, elle ne veut se mélan­ger avec per­sonne. Elle appelle au sabo­tage, à la révo­lu­tion, aux actions vio­lentes, et de fait, elle va pas­ser à l’acte avec une action très violente.

Comment rencontre-​t-​elle Andy Warhol ?
Ovidie : Elle ren­contre Andy Warhol, à la base parce, qu’elle espère qu’il va pro­duire une pièce qu’elle a écrite inti­tu­lée Up Your Ass [“Dans ton cul”, ndlr]. Et Andy Warhol la fait un peu mari­ner, il finit par perdre le manus­crit. Il la fait jouer pour 20 dol­lars dans un de ses films un peu moi­sis, réa­li­sé par Paul Morissey. Elle traîne un peu dans ce microcosme-​là et elle est per­sua­dée qu’Andy Warhol va l’aider à deve­nir une écri­vaine célèbre, qu’il va mettre en scène sa pièce de théâtre et que ça va être for­mi­dable. Et puis, pro­gres­si­ve­ment, elle déchante. Parallèlement à ça, elle ren­contre un édi­teur fran­çais, Maurice Girodias, qui lui signe un contrat vrai­ment pour­ri pour le Scrum Manifesto. Et là, elle se met à para­noïer pour de bon en se disant qu’Andy Warhol et Maurice Girodias lui veulent du mal. Ça monte dans sa tête et, un jour, elle décide de pas­ser à l’acte en allant tirer sur Andy Warhol.

Pourquoi tire-​t-​elle sur Wharol alors ?
Ovidie : Ce qui est ques­tion­nant, c’est que, clai­re­ment, Andy Warhol, ce n’était pas le pire, ce n’était pas l’incarnation du patriar­cat ! Bon, il l’a un peu rou­lée dans la farine, mais rien en fait qui méri­tait qu’on lui tire dessus.

Mais c’est sym­bo­lique en fait…
Ovidie : Oui, quand elle part tirer sur Andy Warhol, ce n’est pas pour l’atteindre lui en tant qu’individu, c’est pour avoir son quart d’heure de célé­bri­té. Elle le prend au mot, pourrait-​on dire… Si elle fait ça, c’est parce qu’elle sait que ça va la rendre célèbre, qu’on va par­ler d’elle et que ça va mettre en lumière son texte. Et d’ailleurs, ça fonc­tionne puisque dans les jours qui suivent, son édi­teur, Maurice Girodias, va acti­ver tous ses contacts pour publier en catas­trophe le mani­feste. Le pire, c’est qu’il ne lui ver­se­ra jamais de droits d’auteur. Elle ne tou­che­ra jamais un cen­time sur les ventes du Scum Manifesto. Ni elle ni sa famille. Ce qui est vrai­ment inté­res­sant avec Valerie Solanas, c’est qu’on la traite de folle, mais en fait, il y a tou­jours une part de véri­té dans ce qu’elle raconte. Quand elle se met à para­noïer en disant que Maurice Girodias lui veut du mal et essaie de la rou­ler dans la farine, elle n’a pas com­plè­te­ment tort. Et quand elle dit qu’Andy Warhol lui pique toutes ses idées, elle n’a pas com­plè­te­ment tort non plus.

Comment le Scum est accueilli, à l’époque, par les fémi­nistes ?
Ovidie : Au début, il n’est pas spé­cia­le­ment lu par les fémi­nistes. Elles entendent par­ler de Valerie Solanas pour la pre­mière fois juste après l’attaque de la Factory [l’atelier d’artistes ouvert à New York en 1964 par Warhol]. C’est à ce moment-​là qu’il y a une scis­sion. Les fémi­nistes res­pec­tables, on va dire, qui ont envie d’avoir une image propre, et les fémi­nistes radi­cales qui, à ce moment-​là, disent “une femme qui fait usage de la vio­lence contre le sexisme, etc., ça nous inté­resse”. Elle divise. On com­mence à vrai­ment lire son texte au début des années 1970 et après. Il existe d’ailleurs une super belle vidéo faite par Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos, qui lisent des extraits du Scum Manifesto en 1976. Ce qui est triste, c’est qu’au moment où on com­mence à lire son texte, elle est déjà dans une fin de vie un peu misé­rable, dans des hôtels sociaux, à San Francisco, elle est toxi­co… C’est une fin très triste, Valerie Solanas. Elle meurt seule dans un hôtel social, on ne la découvre que cinq jours après sa mort. Elle est dans un iso­le­ment, dans un dénue­ment total. Elle n’a jamais connu de suc­cès de son vivant. Elle n’a jamais eu conscience à quel point elle était lue ou à quel point elle serait lue.

Au-​delà de sa radi­ca­li­té, ce texte est très bien écrit
Ovidie : C’est une vraie écri­vaine. Elle a une vraie plume et, d’ailleurs, elle fait ça dans une optique fina­le­ment plus artis­tique que poli­tique. Et puis c’est drôle, il faut admettre que c’est drôle. C’est tel­le­ment pous­sé au bout du bout qu’on ne peut que se mar­rer. C’est pour ça que le Scrum Manifesto résonne si fort aus­si pour beau­coup d’entre nous. Il y a des moments de jubi­la­tion. C’est tel­le­ment insul­tant et ordu­rier par moments qu’on est obli­gé de rica­ner, de façon un peu cou­pable, mais de rica­ner quand même.

Cette femme est très atta­chante…
Ovidie : Ce qui est ter­rible, c’est qu’elle écrit le pire du pire, elle com­met le pire aus­si et au final on s’y attache. Moi, je me suis énor­mé­ment atta­chée à ce per­son­nage pour sa rési­lience, sa capa­ci­té à sur­vivre, elle est fas­ci­nante quand même pour ça, elle subit l’enfer, l’enfer sur terre toute sa vie et, pour­tant, elle a quand même cette capa­ci­té à res­ter debout.

Et com­ment vous ana­ly­sez le revi­val de ce texte ?
Ovidie : Ce revi­val autour de Valerie Solanas est très franco-​français, c’est mar­rant. Est-​ce que c’est parce que Simone de Beauvoir, à l’époque, l’avait rame­né en France ? Est-​ce que c’est parce qu’il y a eu Delphine Serig et Carole Roussopoulos qui s’en sont empa­rées ? Est-​ce que c’est parce que Girodias, son édi­teur, à la base, était fran­çais ? En France, fina­le­ment, le texte le Scum Manifesto est presque plus célèbre que le fait divers. Aux États-​Unis, c’est l’inverse, on la connaît éven­tuel­le­ment pour le fait divers, mais cer­tai­ne­ment pas pour le texte.

Warhol ne porte jamais plainte contre Solanas
Ovidie : Il y a deux théo­ries. La pre­mière, c’est que c’est par cha­ri­té chré­tienne, parce qu’il était très croyant. Donc dans un truc de par­don. La seconde, c’est qu’il y a eu un geste artis­tique et que c’était un peu le retour à l’envoyeur de son concept de quart d’heure de célé­bri­té. C’est brillant quelque part… J’aimerais pou­voir dire qu’en fait elle ne vou­lait pas vrai­ment tuer Andy Warhol, que c’était juste un coup de publi­ci­té, mais mal­heu­reu­se­ment vu l’ampleur des dégâts, des bles­sures (il est res­té dans le coma pen­dant quelque temps), je crois qu’elle vou­lait vrai­ment le tuer… 

J’ai tiré sur Andy Warhol ‑Scum Manifesto, dOvidie. Sur Arte.tv à par­tir du 20 mars et sur Arte le 27 mars à 22 h 40.

Lire aus­si I "J’ai fran­che­ment l’impression que c’est très sur­co­té" : on a par­lé couple, amour et céli­bat avec Ovidie

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