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#Love Army © Prime Video

Pauvraclic : l’affaire de la #LoveArmy de l’ex-influenceur Jérôme Jarre met en lumière les limites de la cha­ri­té sur les réseaux sociaux

En 2017, le Français Jérôme Jarre pre­nait d’assaut Internet et récol­tait 4 mil­lions de dol­lars pour venir en aide aux Rohingya, com­mu­nau­té musul­mane per­sé­cu­tée en Birmanie. Le mys­tère qui entoure l’aboutissement de ce pro­jet huma­ni­taire et la vola­ti­li­sa­tion des réseaux sociaux de l’ex-influenceur font aujourd’hui l’objet d’un docu­men­taire sur Prime Video. Ils sou­lèvent aus­si la ques­tion de la cha­ri­té pla­car­dée en ligne, ou le phé­no­mène du pover­ty porn.

C’était le chou­chou d’Internet. Dans les années 2010, le Français Jérôme Jarre s’est fait connaître à l’international grâce à son conte­nu en ligne drôle et empreint d’une posi­ti­vi­té conta­gieuse. Venu de l’application de vidéos courtes Vines (ancêtre dis­pa­ru de TikTok), le jeune homme a rapi­de­ment expri­mé un pen­chant pour l’humanitaire dans sa pré­sence en ligne, en sen­si­bi­li­sant d’abord ses abonné·es à la famine en Somalie, puis à la per­sé­cu­tion et au net­toyage eth­nique subis par les Rohingya, mino­ri­té musul­mane en Birmanie. 

En 2017, c’est pour venir en aide à ce peuple apa­tride – exi­lé dans des camps de réfugié·es au Bangladesh – que l’influenceur lance une cam­pagne de dons, sous le has­tag #LoveArmy, et récolte en quelques jours 4 mil­lions de dol­lars. Dans son docu­men­taire #LoveArmy, où es-​tu Jérôme ?, dis­po­nible depuis le 20 mars sur Prime Video, le jour­na­liste Charles Villa enquête sur ce pro­jet huma­ni­taire accu­sé d’avoir été aban­don­né dans le sillage de la dis­pa­ri­tion de Jérôme Jarre des réseaux sociaux à par­tir de 2018. Outre les polé­miques qu’elle a délen­chée, que dit cette affaire de la cha­ri­té pla­car­dée en ligne ?

“Il s’agit moins de venir en aide aux per­sonnes que de sus­ci­ter des vues”

Si l’initiative por­tée par Jérôme Jarre se démarque par son ampleur, elle est loin d’être le seul pro­jet de cha­ri­té déployé sur les réseaux sociaux par des influenceur·euses. En 2022, Dylan Thiry, ancien can­di­dat de télé-​réalité belge rési­dant à Dubaï, s’est lui aus­si lan­cé dans une action huma­ni­taire à Madagascar, récol­tant à l’époque plus de 100 000 euros sur dif­fé­rentes cagnottes pour construire des puits et dis­tri­buer de la nour­ri­ture. Une opé­ra­tion décriée pour son manque d’encadrement (les auto­ri­tés locales n’ont pas été consul­tées) et de trans­pa­rence. Il est aujourd’hui visé par une enquête pour “abus de confiance”. 

Mais ces ini­tia­tives ne sont pas pas l’apanage de soi-​disant bienfaiteur·rices européen·nes. Aux États-​Unis, aus­si, de nombreux·euses influenceur·euses filment pour leur chaîne YouTube et les réseaux sociaux les condi­tions de vie des plus démuni·es en détaillant leurs pro­jets pour sor­tir ces per­sonnes de la pau­vre­té. On peut ain­si citer le you­tu­beur aux 245 mil­lions d’abonné·es Mr. Beast, qui pro­pose régu­liè­re­ment du conte­nu “phi­lan­thro­pique” à base de dis­tri­bu­tion extra­va­gante d’argent à des per­sonnes sans abri et des vété­rans de l’armée amé­ri­caine. Il y a aus­si Mark Laita, dont la chaîne YouTube Soft White Underbelly pro­pose des inter­views sty­li­sées de per­sonnes souf­frant d’addictions, sans abri ou trau­ma­ti­sées, ou encore Tyler Oliveira, qui filme régu­liè­re­ment les habitant·es de régions appau­vries des États-​Unis. Laita et Oliveira se dis­putent d’ailleurs actuel­le­ment la place de celui qui aide­ra le mieux et le plus les Whittakers, famille amé­ri­caine dans le besoin pour qui le pre­mier a mon­té une cagnotte GoFundMe dans le but de leur construire une mai­son. Le second a éga­le­ment ren­con­tré la famille et dénon­cé un pro­jet lais­sé à l’abandon.

Tous ces pro­jets plus ou moins altruistes ont un point en com­mun : celui de s'élaborer sous les yeux de mil­liers – voire mil­lions – d’abonné·es, qui ne demandent qu’à être diverti·es. Ils s’apparentent de cette manière tous à une forme de pover­ty porn (“du por­no de la pau­vre­té”), ou le fait de don­ner à voir la misère de façon sen­sa­tion­na­liste dans le but de sus­ci­ter de l’audience. “Il s’agit moins de venir en aide aux per­sonnes et de s’assurer que leurs besoins sont satis­faits que de sus­ci­ter des vues rapi­de­ment et d’utiliser le han­di­cap ou la pau­vre­té pour obte­nir ces vues”, explique au média amé­ri­cain Vox Jess Rauchberg, pro­fes­seure adjointe de culture et médias à l’université de Seton Hall. Le tout, sans pré­sen­ter la pau­vre­té “comme un pro­blème struc­tu­rel exi­geant des réponses struc­tu­relles”, ajoute auprès de Vox Kat Higgins, maî­tresse de confé­rences en médias et culture à l’université de Londres. 

Jeter de l’argent sur le feu

Dans le cas de la cam­pagne #LoveArmy de Jérôme Jarre, c’est ce second aspect de la pro­blé­ma­tique qui trans­pa­raît le plus expli­ci­te­ment. On peut débattre des inten­tions de l’ex-influenceur et de la mesure dans laquelle son pro­jet était moti­vé par la recherche effré­née de vues. Dans le plus grand camp de réfugié·es du Bangladesh où les Rohingya s’entassent, Jérôme Jarre affir­mait en 2018 avoir construit en quelques mois “des mai­sons, une cli­nique, plu­sieurs écoles, plu­sieurs hôpi­taux…”, raconte Charles Villa à Libération.

Un pro­jet trop gros pour l’humanitaire “indé­pen­dant” ? La situa­tion de la com­mu­nau­té Rohingya est une pro­blé­ma­tique struc­tu­relle, empreinte d’enjeux géo­po­li­tiques, reli­gieux et de dis­cri­mi­na­tion aux res­sorts mil­lé­naires, dont la réso­lu­tion ne peut se résu­mer à jeter de l’argent sur le feu. Amnesty International la décrit d'ailleurs comme “un sys­tème d’apartheid déshu­ma­ni­sant” dans lequel “les auto­ri­tés du Myanmar sou­mettent les hommes, les femmes et les enfants Rohingya à la ségré­ga­tion et à l’intimidation”. “C’est très bien de vou­loir venir aider les gens, mais si tu ne sais pas com­ment t’y prendre, ça va plus les des­ser­vir qu’autre chose”, observe auprès de Libération Alix Pélisset, de Première urgence inter­na­tio­nale, qui tra­vaille notam­ment avec des réfugié·es Rohingya. Elle ajoute que le “bilan final” de la Love Army, ren­du public par Jérôme Jarre en 2022, appa­raît “inha­bi­tuel et incom­plet” pour une asso­cia­tion huma­ni­taire. L’enquête menée par Charles Villa fait par ailleurs état de construc­tions de piètre qua­li­té, de matières pre­mières payées de la poche des réfugié·es et d’argent récol­té empo­ché par IHH, une asso­cia­tion turque soup­çon­née de sou­te­nir des groupes terroristes. 

Sauveur blanc en ligne

Alors que le docu­men­taire de Charles Villa ali­mente la polé­mique, le prin­ci­pal inté­res­sé, deve­nu dis­cret, est res­sor­ti du bois pour affir­mer, le 25 mars, dans une inter­view à l’émission Clique (Canal+), que “l’argent a été dépen­sé [et] a été don­né à des assos”, ajou­tant que “le tea­ser du docu­men­taire sous-​entend qu’on ne sait pas où est l’argent, ce qui est extrê­me­ment grave”. Des décla­ra­tions par­tiel­le­ment voire tota­le­ment fausses, comme l’a lui-​même recon­nu l’ex-influenceur dans son entre­tien à Clique : “Les jour­na­listes sont venus, mais on ne pou­vait rien leur pré­sen­ter, j’ai pani­qué”, admet-​il aujourd’hui à pro­pos de mai­sons d’un camp de réfugié·es pré­ten­du­ment construites par la Love Army. 

Autant de preuves de ce fias­co cari­ta­tif qui mettent en lumière les dérives de solu­tions super­fi­cielles appor­tées hâti­ve­ment à une situa­tion huma­ni­taire com­plexe dans le but de main­te­nir l'attention de spectateur·rices en ligne. L'affaire Jérôme Jarre pré­sente par ailleurs des relents de com­plexe du sau­veur blanc, ou le fait de voir des per­sonnes pri­vi­lé­giées issues de socié­tés colo­nia­listes par­tir dans une région moins déve­lop­pée du monde pour y accom­plir une bonne œuvre auprès de com­mu­nau­tés défavorisées. 

Dans une vidéo de Brut, la créa­trice de conte­nu Crazy Sally fus­tige “cette habi­tude d’aller dans des pays défa­vo­ri­sés pour faire de bonnes actions, de l’humanitaire, mais en fait sur­tout pour se mettre en avant [sur les réseaux sociaux] et prendre des pho­tos, poser comme des héros”. Le compte Instagram de Jérôme Jarre – où l’on peut voir le jeune homme poser avec des enfants défa­vo­ri­sés et raci­sés – est une vitrine de cette dyna­mique, dans laquelle la capa­ci­té des per­sonnes à consen­tir libre­ment ou non à cette expo­si­tion en ligne est par ailleurs très limitée. 

Lire aus­si I Aung San Suu Kyi : le mau­vais conte de fées

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