Requiem for a LOL

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© Wojtas Karolina

Militant de la lutte contre le sida, le Dr Kpote inter­vient depuis une ving­taine d’années dans les lycées et centres d’apprentissage d’Île-de-France comme « ani­ma­teur de pré­ven­tion ». Il ren­contre des dizaines de jeunes avec lesquel·les il échange sur la sexua­li­té et les conduites addic­tives.
Ce mois-​ci, Dr Kpote s’interroge sur la colère de la socié­té contre l’utilisation par les jeunes du pro­toxyde d’azote à des fins récréatives. 

Depuis plu­sieurs mois, une vague de panique morale concer­nant l’utilisation « géné­ra­li­sée » par les jeunes du pro­toxyde d’azote, ou gaz hila­rant, à des fins récréa­tives a inon­dé les médias et les réseaux. S’appuyant sur un soi-​­disant « ensau­va­ge­ment » de nos plages par des néo-droo­gies​*​ hilares, les réacs ont sau­té sur l’occasion pour impo­ser l’insécurité comme thé­ma­tique de ren­trée. Même Marseille, l’insoumise, a joué la par­ti­tion de la répres­sion ! On est en droit de se ques­tion­ner sur les moti­va­tions d’une telle ire sur ce pro­duit, alors que ce ne sont pas les dopes qui manquent. Le pro­to, mélan­gé à 50/​50 avec de l’oxygène, est uti­li­sé pour sa fonc­tion anes­thé­siante à l’hôpital, mais, une fois détour­né de son uti­li­sa­tion médi­cale, il déclenche chez ses uti­li­sa­teurs et uti­li­sa­trices des fous rires puis­sants, visi­ble­ment consi­dé­rés comme pro­vo­ca­teurs en ces temps pan­dé­miques. Le monde est en deuil, alors, les jeunes, fer­mez vos gueules ! 

À grand ren­fort de pho­tos de car­touches de gaz aban­don­nées dans les cani­veaux, cer­tains médias dénoncent une jeu­nesse ivre, qui se bal­lonne toute la jour­née sur le dos de ses aîné·es covidé·es, se dédoua­nant au pas­sage de l’urgence éco­lo­gique. La rup­ture géné­ra­tion­nelle étant actée, pas éton­nant que le rap­peur Jul et sa bande orga­ni­sée fassent des mil­lions de vues sur le Tube en nous invi­tant à niquer nos morts sur le Vieux-Port.

Mais, contrai­re­ment à ce que croit Darmanin, le pro­to est plus domes­tique que sau­vage. En effet, il squatte en toute impu­ni­té les cui­sines fami­liales sous la forme de car­touche pour siphon à chan­tilly et ça fait un bail que certain·es ont cap­té qu’on pou­vait l’utiliser pour se défon­cer. Conditionné dans sa car­touche en Inox, le pro­to est un gaz dans l’air du temps, bien plus high-​tech et recy­clable que les vieux sacs de colle ou de tri­chlo, et moins déten­du du sphinc­ter que la bou­teille de poppers. 

Le pro­blème est que les effets, eux, ne sont pas rac­cord avec l’époque. Là où tout le monde se fout du zom­bie qui bad près du périph, les jeunes rieurs sont dans le col­li­ma­teur. On leur reproche de chi­cher bruyam­ment sur les plages, de balan­cer leurs char­bons encore ardents sous des petits pieds inno­cents, de s’enivrer dans les espaces publics, d’organiser des teufs clan­des­tines, de se mélan­ger sans bout de tis­su sur la bouche, bref, de faire preuve de l’insouciance des asymp­to­ma­tiques ! Le boo­mer, poten­tiel­le­ment à risques, leur en veut à mort. Il a épar­gné toute sa vie pour se bron­zer la panse en croi­sières Costa, le cock­tail à la main, mais pas pour se voir confi­ner à domi­cile pen­dant que des « petits cons » se pètent la ruche en rica­nant ! Certes, les risques de lésions neu­ro­lo­giques, d’asphyxie mor­telle par manque d’oxygène, de chutes et d’accidents car­dio­vas­cu­laires sont bien réels, mais on est à des années-​lumière des 40 000 mort·es par an lié·es à la consom­ma­tion d’alcool, qui ne dérange que très peu nos ministres de la Santé, en che­ville avec les lob­byistes alcooliers. 

Est-​il juste d’en vou­loir à des gamins d’organiser des ses­sions pro­to pour se tirer des barres entre potos ? 

Le pro­toxyde d’azote n’est pas clas­sé sur la liste des stu­pé­fiants en France et, l’air de rien, c’est aus­si une des rai­sons de son suc­cès à l’heure où l’amende for­fai­taire de 200 euros pour déten­tion de drogues se géné­ra­lise dans tout le pays. Des maires tentent bien d’interdire la vente aux mineur·es, mais si ça marche aus­si bien que pour les clopes, l’alcool et les paris spor­tifs, ­permettez-​moi d’en rire ! 

Dans ce monde où exhi­ber sa joie de vivre d’une manière trop expan­sive est deve­nu sus­pect, où on cache les ric­tus der­rière des masques et où il nous reste que nos yeux pour pleu­rer, est-​il juste d’en vou­loir à des gamins d’organiser des ses­sions pro­to pour se tirer des barres entre potos ? D’autant plus qu’un siphon de chan­tilly ou un cra­cker (dis­po­si­tif cylin­drique qui accueille la car­touche d’un côté et le bal­lon de l’autre) et quelques bal­lons de bau­druche suf­fisent pour se détendre les zygos ! Sur le Net, on peut même trou­ver des « packs liber­té » qui pro­posent, pour moins de 50 euros, le kit com­plet pour rigo­ler. La « liber­té » est deve­nue une valeur si vola­tile que, désor­mais, certain·es sont habilité·es à nous la dea­ler en deux clics et trois bonbonnes.

Plutôt que mora­li­ser, on devrait plu­tôt inter­ro­ger ce besoin de pro­duits pour se fendre la poire. Une socié­té en quête de rire arti­fi­ciel, prête à inha­ler un gaz somme toute toxique, a‑t-​elle tou­ché le fond du siphon ? Cette affaire de pro­toxyde d’azote et de fêtes clan­des­tines, vécues comme une vio­lence d’État, prouve qu’on a une urgence : pas celle de faire des des­centes média­ti­sées pour cho­per des Uzi en plas­tique sur le tour­nage de clips de rap, mais plu­tôt de réta­blir du lien entre les générations. 

Puisqu’on ne peut pas comp­ter sur les poli­tiques, bloqué·es en mode répres­sion depuis 1970, impli­quons les parents. On pour­rait pro­po­ser plus de séances d’infor­mation dans les­quelles on les invi­te­rait à se docu­men­ter sur le site Psychoactif.org pour réac­tua­li­ser leurs connais­sances et, du coup, leur évi­ter de tom­ber de l’armoire quand leur pro­gé­ni­ture rigole bête­ment à table. Ça aurait de la gueule un·e daron·ne qui ferait de la réduc­tion des risques en rap­pe­lant que détendre un gaz s’accompagne d’un refroi­dis­se­ment impor­tant et que, pour évi­ter tout risque de brû­lure par le froid, il est vive­ment décon­seillé d’inhaler celui-​ci direc­te­ment en sor­tie de car­touche. Rassurez-​vous, pas besoin d’une licence en chi­mie, c’est sur le Psychowiki ! 

Afin de mieux appré­hen­der ce besoin de trans­gres­ser les inter­dits, les adultes pour­raient s’interroger sur ces pou­voirs qui gri­gnotent quo­ti­dien­ne­ment nos liber­tés, qui se gavent sur le dos de notre san­té men­tale, qui n’ont de cesse de mettre à l’amende notre jeu­nesse. Une conso subite et mas­sive d’un pro­duit est un mar­queur fort de l’état d’une socié­té, un révé­la­teur d’une époque. En se bala­dant avec leurs bal­lons de bau­druche gon­flés, les jeunes raillent l’ambiance funèbre qu’on tente de leur impo­ser. Le rire en car­touche, le rire des siphon­nés, c’est leur façon de résis­ter pour ne pas cre­ver d’anxiété. Un Requiem for a LOL qu’on ferait bien d’écouter. 


  1. *​
    Alex et ses droo­gies dans « Orange méca­nique ». En réfé­rence à la décla­ra­tion de Xavier Bertrand : « C’est un été Orange mécanique. »
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