Témoignage : lettre aux proches, témoins d’une rela­tion sous emprise

Pour Alidéa, la vie de jeune adulte a commencé sous l’emprise d’un homme violent. Manipulation, dévalorisation, coups, insultes… Pendant presque trois ans, la jeune femme a vécu une longue descente aux enfers. Aujourd’hui, elle témoigne dans Causette et décrypte le comportement de ses proches face à cette relation.

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© A. G.

Qu’est-ce que l’emprise ? D’après le Larousse, c’est une « domination morale et intellectuelle ; un ascendant ». Une définition assez lapidaire pour des milliers de femmes qui se retrouvent un jour prises au piège dans une relation toxique avec un homme violent qui exerce une emprise sur elles, au point de faire de leur vie un enfer absolu. Alidéa est l’une d’entre elles. Dans son témoignage, reçu dans la boîte mail de Causette et dont nous avons décidé de publier des extraits choisis, la jeune femme tente de comprendre le rôle qu’a pu jouer son entourage dans son histoire de deux ans et huit mois avec cet homme toxique. Qu’ici, nous appellerons Marcel.

Alidéa a 19 ans lorsqu’elle croise la route de Marcel, de 18 ans son aîné. Il joue de la musique dans le groupe qu’elle vient d’intégrer. Si la jeune femme n’a pas de souvenirs précis, Marcel lui, a érigé un véritable mythe autour de leur rencontre. La légende raconte qu’il serait tombé amoureux juste en entendant sa voix. L’histoire a tout pour être belle, pourtant, déjà, les prémices de l’emprise s’immiscent sournoisement. Au départ, sous forme d’un peu de jalousie, toujours légère et sur le ton de la plaisanterie. Alidéa trouve d’ailleurs ça « mignon et assez flatteur, surtout venant d’un homme plus âgé, qui a du vécu ».

Mais l’étau se resserre et après chaque soirée arrosée, lorsqu'il et elle rentrent chez lui, c’est toujours la même issue pour la jeune femme. L’homme radioscopie tous ses gestes, ses mots. Alidéa « se fait crucifier sur l’autel des allumeuses ». Et comme toujours, après l’orage, Marcel revient tête baissée et plein de remords. Alidéa ne pardonne pas, mais comprend, car l’homme ne manque pas de se confier sur son enfance difficile. Comportement typique d’un pervers narcissique, Marcel lui reproche également ses « mauvaises décisions, ses mauvaises amitiés, sa tendance à parler trop fort, à rire trop fort, à vivre trop fort ». Alors en six mois, l’étudiante en sciences politiques se coupe d’une grande partie de ses ami·es, emménage chez Marcel et déserte les bancs de la fac.

Si cela fait plusieurs années qu’Alidéa s’est libérée physiquement, puis mentalement, de cette relation toxique, « comme une sardine qui retrouve la mer après des années dans le pédiluve » , elle a récemment ressenti le besoin de coucher par écrit son histoire. Pour expliquer à celles qui assurent qu’elles n’auraient jamais laissé faire, qui seraient parties au premier signe de violence, à quel point il peut être difficile de quitter son bourreau. Alidéa écrit aussi pour cet entourage qui assiste impuissant : ceux qui ont osé intervenir, ceux qui ont tenté de le faire sans succès et ceux qui n’ont jamais perçu le problème. Voici un extrait du long texte qu’elle nous a fait parvenir :

La mère impuissante

« J’ai 20 ans et cela fait neuf mois que je suis avec Marcel. Un matin, ma mère m’appelle. Nous échangeons des banalités jusqu’à ce qu’elle me demande :  “Tu as eu tes règles ces jours-ci, Déa ?” Mon cœur s’accélère. J’ai fait un test de grossesse quelques jours auparavant et j’ai découvert que j’étais enceinte. Sur le moment, je ne comprends pas par quelles capacités de gourou extra sensoriel ma mère a pu sentir que j’étais la fière porteuse d’un micro embryon.

Des années après, je découvre que, finalement, ma mère n’est pas la détentrice des pouvoirs magiques que je lui avais alors prêtés. Elle a découvert le test dans la corbeille de ma chambre d’enfant, chez elle. Ni à l’époque ni aujourd’hui, je n’ai de souvenir de l’y avoir jeté. Cela me pousse à interpréter cet acte comme un appel au secours, une sonnette d’alarme face au potentiel drame qui pouvait se produire dans ma vie. Elle ne m’a ni jugée ni questionnée, elle m’a seulement dit qu’elle serait présente pour m’accompagner si je ne voulais pas le garder. Ce qu’elle a fait.

Ma mère ne m’a jamais fait part de son angoisse sur ma relation avec Marcel quand j’étais avec lui. Mais depuis, j’ai appris à quel point elle se sentait inquiète et impuissante. Pourtant, elle avait cerné l’animal dès la première fois où elle l’avait rencontré. Mais comme toute jeune adulte qui se respecte, j’étais la reine du “non”. Levant les yeux au ciel derrière son dos, persuadée que tous ses conseils étaient bons pour les vieux, nés dans les années 1950. J’étais une grande fille, je pouvais me débrouiller toute seule. Ma mère craignait de me braquer, que je ferme toutes les écoutilles et ne laisse plus jamais la place au dialogue. Elle voulait garder le contact à tout prix et être sûre qu’en cas de danger, j’aurais envie de me replier chez elle.

Lorsque Marcel apprend ma grossesse, il veut à tout prix garder l’enfant, même si régulièrement, il soupçonne qu’il ne soit pas de lui. Je lui promets d’y réfléchir alors que lui a apparemment déjà conclu un marché avec mon utérus. La machine était lancée, mais je n’ai jamais passé le cap d’y croire. Tout mon corps me criait que j’allais être mère, me donnait des envies de jus d’abricot à 10 heures du soir, mais ma tête n’a jamais pu accepter que ce minuscule amas de cellules puisse un jour devenir mon bébé. Comme si un instinct de survie s’était réveillé en moi, conscient que cet enfant allait devenir le gardien à vie de ma prison conjugale.

Je ne sais par quel miracle Marcel a pris sur lui pour accepter mon avortement, me faisant tout de même promettre que je lui donnerais un enfant dans les cinq ans à venir. On m’a emmené dans un bloc opératoire. Placée sous oxygène, j’ai passé un moment plus tripant qu’angoissant, à délirer sur les lumières et la musique indienne en fond sonore. Je ne me suis jamais sentie blessée, juste libérée.

Ceux qui n’ont rien vu

Cela faisait donc quelques mois déjà que j’avais capitulé avec l’ennemi qui partageait mon lit. J’essayais au maximum de ne pas croiser le regard des garçons présents, j’évitais de boire pour ne surtout pas perdre le contrôle, je ne me maquillais pas trop, ni ne m’habillais trop court, trop voyant, trop transparent. Je passais des soirées entières à préférer regarder le sol qu’échanger avec les gens. Mais je pouvais bien faire tous les efforts que je voulais, tenter sans relâche d’arrondir les angles, ils restaient aussi tranchants qu’une lame de rasoir et les ennuis finissaient presque toujours par me tomber dessus et me cabosser à leur passage.

J’ai d’ailleurs plusieurs fois rendu les coups. À la fin, c’était devenu un argument parmi d’autres pour que Marcel se place encore une fois en victime et se dédouane. “Toi aussi tu m’as frappé.” Un jour, j’ai quand même eu le courage de lui dire : “Oui, mais toi, tu as toujours ri, tu n’as jamais eu peur de mourir.

L’agressivité de Marcel est sournoise, il prend le soin de ne jamais se montrer violent en public. Le bar est bondé, nos amis nous entourent, chacun profite du moment festif en sirotant une bière et personne n’entend les nombreuses insultes. “Sale pute. Tu crois que je ne vois pas comme tu le regardes.” Une heure passe. Deux heures. Trois heures. J’encaisse. Il ne dit rien à haute voix, il me fixe de loin, paré de son plus beau regard assassin, puis vient me glisser à l’oreille toutes ces horreurs. Il n’y a pas de témoins, et j’attends le moment où la cocotte-minute sous son scalp va finir par exploser.

Marcel est de plus en plus saoul. “Salope.” Il me menace. “Tu vas voir, la vie de ma mère, tu vas voir.” Marcel faisait toujours en sorte de ne pas sortir tous crocs dehors devant n’importe qui. Il était conscient qu’il perdrait l’estime des autres s’ils venaient à se rendre compte de comment il me traitait vraiment. Ainsi, les amis et même mon amoureux actuel, qui nous voyaient ensemble à cette époque, avaient l’image d’un couple passionnel, tout l’inverse de ce qu’était véritablement notre relation.

Le copain qui a laissé faire

La plupart du temps, nos proches ne sont pas les témoins directs de la violence de Marcel et ne perçoivent même pas qu’il y a un problème. Mais quelques fois, nos amis le surprennent à s’en prendre violemment à moi. Il doit être 23 heures et nous faisons la fête chez des amis d’amis. La dispute part de la jalousie, comme toujours, mais de qui s’agit-il ? Aucune idée, aucune importance, de toute façon, ils y sont TOUS passés. Mes amis, ses amis, les inconnus dans les bars, en concert, en festival, sur la plage, n’importe où, les connaissances qui viennent dire bonjour et même celles qui ne se déplacent même pas jusqu’à moi.

Le ton monte, nous sommes dans la cuisine, entourés par une dizaine de personnes, et toujours en douce, Marcel m’insulte et me menace. Je descends les escaliers de l’immeuble à toute vitesse et me planque derrière des poubelles au rez-de-chaussée. Quelques secondes plus tard, Marcel débarque, je reste cachée, accroupie au milieu des ordures, tapie comme un animal, m’empêchant de respirer trop fort. Peu de temps après, il rentre à nouveau dans l’immeuble et monte les escaliers. Me croyant libre, je sors de ma planque, me dirige vers la porte, mais il me saute dessus, m’attrape et crie : “Tu crois aller où comme ça ?!”

Un copain sort de l’immeuble à ce moment-là. Marcel me pousse, je m’envole et m’éclate sur le sol. Le garçon ne fait rien, ne dit rien et s’en va. Après cet épisode, nous nous sommes recroisés en soirée avec ce garçon, mais n’avons jamais évoqué ce moment, nous n’avons de toute façon jamais été très proches. Je ne lui en veux pas. Dans toute cette histoire, j’en veux seulement à Marcel.

Ceux qui ont essayé de tendre la main

Parfois, Marcel se laisse aller. Notamment devant nos amis de Lyon avec lesquels il faisait moins attention. Ils voyaient bien que quelque chose clochait. Ils ne pouvaient pas ignorer sa violence, surtout s’il s’était battu dans la rue devant eux, certains en étaient même effrayés, d’autres totalement habitués. S’ils venaient à m’en parler, je prenais alors automatiquement sa défense, lui trouvant toujours des excuses, comme je lui en trouvais dans notre intimité.

De toute façon, globalement, peu nombreux sont les gens qui ont osé ou pensé intervenir, ne serait-ce qu’un petit peu. Un ami ne comprenait pas cette relation et m’en avait fait part. J’ai balayé son interrogation d’un revers de la main, trop enfoncée dans mon déni. Marcel me faisait des confidences dans l’intimité, m’expliquait d’où venaient sa parano et sa violence. Alors qui était cette personne pour le juger alors que moi, je l’aimais et je l’aidais ?!

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© A. G.

Je me dressais donc en éternelle défenseuse de la cause perdue qu’était mon agresseur. Aujourd’hui, j’essaie de parler particulièrement de cet aspect de l’emprise autour de moi. Ça n’est pas parce que la victime défend son bourreau qu’il n’en est pas un. La victime ira parfois même jusqu’à s’accuser elle-même d’être un élément déclencheur, d’être pénible, de tout faire de travers.

La dévalorisation par petites touches enferme les victimes dans une relation de dépendance vis-à-vis de leur bourreau, qui devient celui qui sait, vous aide et vous supporte, puisque vous n’êtes pas assez futée pour le faire vous-même. Au point, pour ma part, de ne plus vraiment savoir si j’étais “merveilleuse”, “une princesse” ou bien “une grosse pute” et “une menteuse”.

Pour une autre amie, je devais me sentir flattée par sa jalousie. Au top des conseils féministes. Je perçois bien qu’il n’y a aucune malveillance dans ce positionnement, mais je sais maintenant à quel point cette logique est dangereuse et déresponsabilise les agresseurs. La jalousie devrait rester là où elle est censée être : nulle part.

Le soir de mes 21 ans, nous avions des invités chez nous, dont une de mes amies les plus chères. Cela faisait des mois que nous ne nous étions pas vues. À un moment, dans la soirée, sans avoir particulièrement bu, elle est malade et part vomir aux toilettes. Elle revient en disant qu’elle s’est sentie barbouillée toute la soirée, elle couve sûrement quelque chose.

Plus tard, lorsque tout le monde est parti, Marcel commence son entreprise de destruction et m’explique que si elle a été malade, c’est parce qu’elle est accro à des drogues dures, il le voit, il connaît bien les gens comme ça. Douche froide. Il continue en insinuant qu’elle se met à dire n’importe quoi, qu’elle lui a tenu des propos bizarres, sans préciser quoi. Cette fois-ci, je ne plonge pas dans son mensonge. Je lui dis que c’est faux, je ne comprends pas où il est allé chercher ça, je m’énerve, le ton monte, je pleure. Joyeux anniversaire.

Après avoir reparlé, il y a quelque temps, de cet événement avec cette amie, elle m’apprend que, ce soir-là, elle a confié à Marcel que ma mère s’inquiétait pour moi. À présent, je comprends qu’il a tenté par un moyen rapide de désavouer sa parole en la faisant passer pour une droguée instable, si jamais il lui venait l’idée de venir m’en parler.

Le bon témoin, au bon moment

Je dois ma délivrance à une connaissance venue passer quelques jours chez nous. Comme beaucoup de gens de notre entourage, elle pense qu’on s’engueule facilement, qu’il y a de la « passion », mais rien de plus. Sur place, elle assiste à ses réflexions, à mon enfermement, à ma soumission et elle finit par me dire ce qui va définitivement me convaincre de partir.

“Ce n’est pas normal, il n’a pas le droit, tu ne peux pas vivre comme ça.” Il était là, le déclic, le coup de pouce qu’il me fallait. Je suis enfin partie. Va savoir pourquoi elle en particulier. Il fallait que je sois prête, elle est arrivée pile au bon moment, avec sa gouaille et son franc-parler, elle était extérieure à tout cela, pas une amie intime, seulement le bon témoin au bon moment.

Mais Marcel m’a rapidement fait comprendre qu’il ne lâcherait pas l’affaire comme ça. Nous faisions toujours de la musique dans le même groupe et je passais encore des journées ou des soirées avec lui. Il a d’ailleurs tenté de me montrer patte blanche, d’être aussi doux qu’un paquet de Moltonel, de ne plus boire et de ne plus fumer de joints. J’étais encore aveuglée et inconsciente de tout le mal qu’il m’avait fait, incapable de voir les abus physiques et moraux.

Mais cette fois, je ne cédai pas et finis par me libérer de son emprise, notamment grâce au travail que j’ai pu faire avec ma psy. C’est elle qui a mis les mots « pervers narcissique » sur Marcel. J’ai dû déconstruire dans mon esprit tout ce qu’il avait tenté de faire entrer pour toujours. Par la suite, j’ai forcément développé des attitudes et des comportements de défense, en réponse à ce que j’ai subi. Des attitudes de contrôle pour que les choses ne dérapent plus.

Aujourd’hui, la vie va, je suis partie à 10 000 kilomètres de Marcel et je me suis reconstruite. Amour, passions, je respire. J’ai repris confiance en moi, même si je continue encore à batailler avec des démons qui n’ont toujours pas compris qu’ils n’étaient plus les bienvenus et j’espère qu’au fil du temps ils ne sauront plus jamais prendre le dessus. »


Lire le témoignage d'Alidéa en intégralité


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