Dans Transmania, Dora Moutot et Marguerite Stern affirment proposer une enquête “sur les dérives de l’idéologie transgenre”, qu’elles qualifient de “projet politique bien ficelé […] pour mener le monde vers un projet transhumaniste plus global”. Rien que ça. Causette s’est penchée sur le dossier pour analyser les études et théories parfois controversées qu’elles brandissent pour acquises et relever les raccourcis et oublis qui servent leur argumentation.
D’un côté, la maison d’édition Magnus, fondée en 2022 et abritant parmi ses plumes le dessinateur Marsault et le youtubeur Papacito, qui gravitent dans la sphère de l’extrême droite. De l’autre, la journaliste Dora Moutot et l’ex-Femen Marguerite Stern, qui après avoir évolué dans le milieu féministe, se qualifient désormais de “femellistes” et s’érigent depuis plusieurs années contre ce qu’elles désignent comme le “transgenrisme”. Au centre, Transmania : enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, un livre publié par les deux femmes chez Magnus, le 11 avril dernier.
Usant du tutoiement et d’un ton familier, aux accents souvent alarmistes, elles souhaitent démontrer que ce qu’elles nomment la “transmania” est “un projet politique bien ficelé, qui instrumentalise les souffrances d’une minorité de personnes pour mener le monde vers un projet transhumaniste plus global”, “renforce les stéréotypes de genre”, “efface les femmes” ou “pousse les personnes homosexuelles à penser qu’elles devraient changer de sexe”. Rien que ça… Si les autrices prennent la précaution d’affirmer que leur livre “ne constitue en aucun cas une attaque envers les personnes trans”, SOS Homophobie a annoncé, samedi 20 avril, avoir porté plainte contre elles pour les propos tenus dans Transmania. “La liberté d’expression ne saurait justifier la haine contre les personnes trans”, se justifie l’association.
Causette analyse ici les études et théories controversées qu’elles présentent parfois pour acquises et relève les raccourcis et oublis qui servent leur argumentation.
La théorie critiquée de l’autogynéphilie
Transmania s’ouvre sur la présentation fictive d’une femme trans qui découvre son identité de genre. “Robert a 65 ans et il est sexuellement excité par l’idée d’être une femme. Il est ce qu’on appelle un homme autogynéphile”, écrivent Dora Moutot et Marguerite Stern, dès les premières pages. Ce personnage, qu’elles persistent à appeler Robert et à genrer au masculin, “est le cliché des clichés”, disent-elles, “un archétype inspiré de différents témoignages […], mais Robert ne représente pas toutes les personnes qui se disent trans”. Cette femme transgenre fictive, présentée comme accro au porno, est néanmoins la porte d’entrée des lecteur·rices et apparaît tout au long de l’ouvrage pour appuyer les affirmations des deux autrices.
Son histoire leur permet notamment d’introduire la notion d’autogynéphilie, soit le faitpour unhomme d’être excité par l’idée d’être une femme, qui expliquerait selon elles pourquoi certaines hommes transitionneraient. “Le diagnostic d’autogynéphilie est rejeté par les militants transgenres, qui disent que cela les stigmatise et les fait passer pour des pervers. C’est mieux pour leur image d’étouffer l’affaire”, précisent-elles. Elles s’appuient sur les travaux d’un certain Ray Blanchard, sexologue américano-canadien, le premier à avoir créé ce terme et cette thèse, et sur ceux de l’une de ses partisan·es, Anne A. Lawrence, une femme trans psychologue et sexologue, qui s’identifie également comme autogynéphile. Le problème est que “ces thèses sont d’une part très critiquées dans les études sur les personnes trangenres, et d’autre part très marginales depuis les années 1980”, explique à Causette Arnaud Alessandrin, sociologue du genre, des discriminations et de la santé à l’université de Bordeaux et auteur de Sociologie des transidentités (éd. Le Cavalier bleu). “Les critiques émises à l’encontre de ces thèses relèvent que l’autogynéphilie tend à nier l’existence des identités de genre trans et à les rabattre sur des interprétations sexuelles ou proches du travestissement, que les catégories psychiatriques internationales ont abandonnées depuis de longues années. Au total, cette argumentation semble surtout contre-scientifique”, poursuit-il.
En plus de la thèse de l’autogynéphilie, Dora Moutot et Marguerite Stern détaillent “les raisons diverses et variées” qu’auraient des hommes de transitionner, en s’appuyant là encore sur les écrits de Ray Blanchard, des témoignages récoltés sur le forum en ligne Reddit ou sur les réseaux sociaux : “homosexualité refoulée”, “souffrances engendrées par l’incapacité à répondre aux attentes genrées”, “désir de soumission associé à la féminité”, “anomalies physiologiques”… “Derrière la phrase ‘Je suis né dans le mauvais corps’ et derrière le terme ‘dysphorie de genre’ se trouve la caverne d’Ali Baba du mal-être masculin”, affirment-elles. Mais pour le sociologue Arnaud Alessandrin, “rien ne vient valider la moindre de ces thèses”. “On retrouve néanmoins des éléments proches de cela dans les interprétations de l’Observatoire de la petite sirène [une association opposée à toute transition pour les mineur·es, ndlr], par exemple, c’est-à-dire des groupes conservateurs, mettant en avant des arguments que l’on entendait sur l’homosexualité il y a trente ou quarante ans, poursuit-il. C’est très étrange de voir l’écho médiatique et politique de ces thèses qui, dans le monde scientifique, sont toutes réfutées.”
Un sondage sur les lesbiennes à remettre dans son contexte
Au cours de Transmania, Dora Moutot et Marguerite Stern dénoncent “l’intrusion” des femmes trans “dans les espaces des femmes”, comme le milieu lesbien par exemple. Elles s’appuient notamment sur le témoignage d’une amie lesbienne, Valentine, qui affirme ne plus oser fréquenter les bars lesbiens “car elle sait que certaines femmes ont été insultées pour avoir affirmé que les hommes transidentifiés ne les attiraient pas”. Les deux autrices avancent également des chiffres d’une association anglaise, Get The L Out, issus d’une étude datant de 2019 selon laquelle 50 % des lesbiennes interrogées auraient déjà été exclues de groupes LGBT pour avoir déclaré ne pas être attirées par les femmes trans et 56 % affirmeraient avoir été sommées d’accepter des relations sexuelles avec des femmes trans. Ce qui leur permet de dire : “Ce procédé nous rappelle méchamment ce que les Sud-Africains nomment le ‘viol correctif’ des lesbiennes : une ‘pratique’ qui consiste à violer une femme lesbienne dans l’espoir qu’elle devienne hétérosexuelle.”
Des chiffres qui pourraient sembler impressionnants, mais qu’il faut replacer dans un contexte précis. D’abord, elles ne présentent pas l’association anglaise sur laquelle elles s’appuient. Or sur son site Internet, Get The L Out se définit comme “un groupe d’activistes féministes lesbiennes radicales” qui “se dresse” notamment contre le “transgenrisme”. “Nous observons comment le transactivisme efface les lesbiennes, réduisent au silence et diabolisent celles qui osent parler”, écrit l’asso, précisant encore que “les lesbiennes n’ont pas de pénis” et “ne veulent pas avoir de relations sexuelles avec des hommes qui s’identifient comme des femmes trans”. Un vocabulaire et des expressions qui rappellent le contenu de Transmania. Ensuite, il n’est jamais mentionné, ni dans Transmania ni dans ses sources, le nombre de femmes lesbiennes ayant répondu à l’étude : à savoir quatre-vingts... Parmi elles, des membres de groupes exclusivement réservés aux femmes et aux lesbiennes, et des personnes qui font partie du réseau d’Angela C. Wild, l’autrice du sondage et membre de Get The L Out. “L’échantillon ne prétend pas être représentatif de la communauté lesbienne”, souligne-t-elle d’ailleurs. Des précisions éclairantes, pourtant absentes du livre.
Un phénomène de contagion sociale controversé
Dora Moutot et Marguerite Stern estiment que “le transgenrisme est une nouvelle mode”, notamment à l’école. Elles partagent le témoignage de Tania, une Suissesse, dont la fille “a failli transitionner”. Pas très populaire, après avoir subi du harcèlement, elle aurait vu dans le fait de se dire trans “un moyen pour devenir un centre d’attention”, selon les mots de sa mère. Autour de l’adolescente, d’autres camarades auraient ensuite dit être trans. “Tania parle de contagion sociale”, écrivent-elles, avant d’indiquer que ce phénomène est qualifié de “dysphorie de genre d’apparition rapide” (Rapid Onset Gender Dysphoria, en anglais) par la professeure américaine Lisa Littman, sans en dire plus.
Dans un article publié en 2018 dans la revue scientifique américaine Plos One, Lisa Littman explique qu’une dysphorie de genre “apparaît soudainement pendant ou après la puberté” chez des adolescent·es, en s’appuyant exclusivement sur les témoignages de parents qui pointent le rôle de la contagion sociale et notamment des réseaux sociaux. Après de nombreuses critiques, cet article a été amendé en 2019 par Plos One, et l’autrice a même été obligée de publier une correction, en raison de plusieurs biais. Il ne donne, d’abord, pas la parole aux jeunes dont il est question, mais seulement aux parents. Une absence de témoignages qui empêche, selon la revue, de qualifier la dysphorie de genre d’apparition rapide de “diagnostique formel”. Les sites Internet et groupes en ligne sur lesquels les parents ont été recrutés pour répondre aux questions de Lisa Littman ont également été précisés. Or, sur les quatre, trois ne font pas mystère de leur opposition aux transitions de genre chez les mineur·es. En 2021, plus de soixante organisations issues du monde médical, dont l’Association américaine de psychologie (APA), qui regroupe le plus grand nombre de psychologues américain·es, ont signé une tribune pour dénoncer cette théorie et “l’absence d’études empiriques sérieuses ayant été rigoureusement examinées par des pairs”. Une récente étude, publiée en 2022 dans la revue Pediatrics, qui s’appuie sur les témoignages de jeunes trans, va d’ailleurs contre la dysphorie de genre d’apparition rapide.
“Scientifiquement, rien ne vient valider cette thèse que l’on entendait de façon exacte concernant l’homosexualité dans les années 1980”, commente le sociologue Arnaud Alessandrin, avant d’ajouter qu’un autre récent article sur la théorie de la dysphorie de genre d’apparition rapide, signé du psychologue américain J. Michael Bailey, a même été “dépublié” en avril 2023. Le sociologue souligne, par ailleurs, que “les travaux en sciences de l’éducation ou de l’information ont montré que les communautés numériques trans, plutôt qu’endoctriner les jeunes, les accompagnent et les sortent de leur solitude”.
La réalité des consultations pour enfants
Le sujet des enfants qui se posent des questions sur leur genre, et des services hospitaliers qui les reçoivent, occupe plusieurs pages de Transmania. Dora Moutot et Marguerite Stern n’interrogent ni des jeunes mineur·es ffrançais·es qui y sont suivi·es, ni les professionnel·les de santé qui y travaillent. Elles s’appuient en grande partie sur le documentaire Petite fille, de Sébastien Lifshitz, qui suit le quotidien de Sasha, assignée garçon à la naissance et s’identifiant comme une fille, et sur le témoignage d’une mère dont l’enfant est suivi au centre hospitalier Le Vinatier, près de Lyon. Ce qui leur permet évidemment d’aborder en longueur la thématique des bloqueurs de puberté, qu’elles voient d’un mauvais œil. Il s’agit de médicaments utilisés lors d’une puberté précoce, parfois prescrits aujourd’hui aux mineur·es qui s’interrogent sur leur identité de genre.
“Il peut arriver que les suivis mènent à une indication de bloqueurs de puberté, mais ce n’est pas systématique dans une transition. Quand c’est le cas, on ne fait pas ça n’importe comment”, indique à Causette Fanny Poirier, psychologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris, où une consultation “diversité de genre” existe depuis plus de dix ans pour les mineur·es. “La transition médicale ne constitue qu’une partie d’une transition de genre et les bloqueurs de puberté en font partie au même titre que d’autres, je ne comprends pas cette fixation. Le problème c’est que ces discours ne sont pas sans effet sur les enfants et les parents qui sont concernés”, poursuit-elle. Selon une étude, par ailleurs reprise par Dora Moutot et Marguerite Stern, sur les 239 enfants et adolescent·es suivi·es au sein de la consultation de la Pitié-Salpêtrière, seulement 26 ont reçu un traitement par bloqueurs de puberté, toujours après l’accord des deux parents et discussion en réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP), où se retrouvent des professionnel·les de santé et représentant·es d’associations d’usager·ères pour parler des patient·es et voir ce qui est le mieux pour eux·elles. Pour cela, il faut attendre le début de la puberté, vers 12 ans en moyenne.
“Il n’existe pas de suivi type, tout se fait au cas par cas et selon l’âge du/de la mineur·e qu’on va être amené·e à accompagner, explique Fanny Poirier. On accompagne les jeunes dans leurs questionnements mais aussi leurs parents, car ils veulent aller vers quelque chose qui épanouisse au mieux leur enfant. L’objectif est de favoriser un espace ouvert et bienveillant de dialogue, de réflexion et d’exploration, d’ouvrir le plus possible de portes et d’en refermer le moins. On vise à accompagner l’enfant ou l’ado vers ce qui lui correspondra le plus en lui apportant toute l’information nécessaire permettant une décision libre et éclairée. Peu importe la direction que prendra le suivi, on accompagne les jeunes et leurs proches dans leur cheminement individuel.”
Pour les préados, il peut y avoir une transition d’abord sociale, comme explorer un pronom, un autre prénom, dans le cercle familial restreint puis auprès de la famille élargie, “mais toujours après des questionnements”. Concernant les bloqueurs de puberté, Fanny Poirier questionne les propos de Dora Moutot et Marguerite Stern quant à l’incidence des bloqueurs de puberté sur “la fonction sexuelle” des personnes qui en prennent : “À l’heure actuelle, il n’est pas prouvé que ça a un effet castrant. Au moment de l’arrêt des bloqueurs, la puberté reprend son cours.” Si ces médicaments peuvent avoir des conséquences sur l’humeur, donner plus envie de manger et avoir des effets sur la santé osseuse, les enfants sont justement suivi·es pour faire attention à ces effets secondaires : “Des examens de santé vont régulièrement être faits. Et ça vaut pour tous les enfants, que ce soit dans un cas de questionnement de genre ou de puberté précoce.”