Annie Ernaux, infatigable sociologue de la vie des femmes, s’est vue décerner, ce jeudi, le prix de l’Académie royale des sciences de Suède.

Enfin ! On l’attendait, le Nobel l’a fait. Annie Ernaux a été couronnée, le 6 octobre, du prix de l’Académie royale des sciences suédoise. L’une des plus grandes écrivaines françaises, infatigable sociologue de sa propre vie, mais aussi de la vie de toutes les femmes tant elle a décrypté son intimité de façon universelle, est célébrée à la hauteur de son importance, tant pour la littérature que pour la cause féministe.
Et aujourd’hui, alors qu’elle reçoit, à 82 ans, la plus prestigieuse des distinctions, c’est à ses parents que l’on pense. Ils seraient si fiers. Eux qui, comme l’écrivaine l’a maintes fois raconté dans ses livres, tenaient un café-épicerie à Yvetot, en Seine-Maritime. Eux qui l’ont tant soutenue. Tant encouragée. Surtout sa mère, qui avait très vite compris, comme Annie Ernaux le racontait à Causette, dans un entretien paru en juin 2015, que sa fille était, selon ses mots, « bien douée pour les études ». Pour nous, il y a sept ans, Annie Ernaux se souvenait : « Quand je lui avais montré mon tout premier livre, à 23 ans, qui n’est jamais paru, elle avait rougi, souri, elle était enchantée. Elle avait dit : “Moi aussi j’aurais bien aimé, si j’avais su.” J’ai été tellement soutenue par ma mère. C’est pour ça que je dis toujours : “Ce sont les mères qui font les filles ! Et les garçons.” » Alors aujourd’hui, oui, on remercie cette mère qui a tant sacrifié pour cette fille à qui les femmes, les lectrices, doivent tant.
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Cet entretien, nous l’avions mené chez elle, à Cergy-Pontoise (Yvelines), sa ville qu’elle a aussi beaucoup racontée. Elle était venue nous chercher à la sortie du RER, au volant de sa petite voiture. Et nous avions discuté à bâtons rompus, autour d’un Apfelstrudel maison, des féministes, de la gauche, de la sexualité des femmes de 70 ans, des journaux féminins. Elle avait à l’époque 75 ans, et ne perdait pas une miette de l’évolution des féminismes, très au courant des luttes nouvelles. Enthousiasmée par leur vivacité.
L’œuvre d’Annie Ernaux illustre, comme aucune autre, cette expression désormais connue de tous·tes : « L’intime est politique. » Dans Les Armoires vides (Gallimard, 1974), elle retrace son parcours de transfuge de classe, dans La Femme gelée (1981), elle détaille comment la vie domestique l’a peu à peu et insidieusement asservie, dans Passion simple (1992), elle raconte une passion sexuelle presque obsessionnelle, et dans L’Événement (2000), sa bataille pour avorter clandestinement dans les années 1960. Son œuvre, c’est l’histoire de la vie d’une femme. L’histoire de la vie des femmes.
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Depuis plus de quarante ans, elle s’est attachée, avec une constance et une précision remarquables, à recenser, sans jamais céder aux fioritures stylistes, mais en véritable écrivaine, son intime, pour mieux le politiser. Produisant là une œuvre qui traverse les époques et témoigne, un livre après l’autre, de son temps. « L’écriture permet de sauver cette histoire. Je n’écris pas l’Histoire, j’écris la mémoire. C’est l’Histoire dans une mémoire », nous disait-elle en 2015.
Si elle est aujourd’hui mondialement célébrée, il ne faut pas oublier qu’elle aussi a subi le sexisme, les moqueries et des humiliations diverses pour avoir osé consigner avec tant de détails la réalité de la vie d’une femme. Mais le corps et le vécu d’une femme ne sont pas, et n’ont jamais été, pour Annie Ernaux, un sujet mineur pour la littérature. Un geste, en soi, féministe. C’est en tout cas ce qu’elle a toujours défendu, sans jamais se laisser intimider par la condescendance de certains de ses pairs. Elle en est aujourd’hui félicitée, de la plus magistrale des façons. Et ce sont toutes les femmes, les passionnées, les amoureuses, les avortées, les gelées, les « chargementalisées », qui lui font la holà et lui disent merci. Et nul doute que, lors de la remise du Nobel, à Stockholm, elle sera à la hauteur de L’Événement.
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