En annulant l’obligation de quitter le territoire français à l’encontre d’un Bangladais souffrant de troubles respiratoires liés à la pollution de son pays d’origine, la justice française a‑t-elle ouvert la voie au droit à la migration climatique ? Pas si simple, selon les organisations et associations humanitaires.
Réfugiés environnementaux, écologiques, climatiques, migrants environnementaux, éco-réfugiés. Derrière cette multitude d’expressions se dessine une nouvelle catégorie de déplacé·es. Les catastrophes naturelles, les dégradations environnementales et autres processus climatiques (désertification, sécheresse, augmentation du niveau de la mer), risquent d’entraîner dans les prochaines années – et entraînent déjà – des déplacements importants de population. La décision de la Cour administrative d’appel de Bordeaux 18 décembre dernier a‑t-elle marqué un premier tournant dans la reconnaissance d’un droit à la migration climatique ?
La Cour a en effet annulé l’Obligation de quitter le territoire français (OQTF) à l’encontre de Sheel*, un Bangladais de 40 ans atteint de lourds problèmes respiratoires en raison de la pollution du Bangladesh, son pays d’origine. Pour rendre cette décision, la justice française a donc, pour la première fois, pris en compte un critère environnemental. Elle a estimé que l’on ne peut pas renvoyer quelqu’un chez lui lorsque l’altération climatique de son pays d’origine met sa santé en jeu.
Avant d’aller plus loin, petit rappel des faits. Sheel souffre d’un asthme allergique aux acariens et d’un syndrome d’apnée du sommeil sévère. Des maladies qui nécessitent un lourd traitement médicamenteux, ainsi que l’utilisation au quotidien d’un appareil respiratoire pour dormir. L’homme, arrivé en France en 2011, disposait d’un titre de séjour temporaire « d’étranger malade » depuis 2015. Un statut accordé lorsque la personne ne peut accéder à un traitement médical satisfaisant dans son pays d’origine. Correctement soigné en France, Sheel s’est installé à Toulouse où il travaille désormais comme cuisinier serveur.
Mais en 2019, malgré un état de santé qui reste fragile, la préfecture de Haute-Garonne refuse de renouveler le titre de séjour du quadragénaire et lui délivre une OQTF. L’administration estime à l’époque « que le demandeur peut bénéficier d’un traitement médical au Bangladesh ». S’engage alors une bataille judiciaire. Annulation de l’OQTF par le tribunal administratif de Toulouse en juin, suivie d’un appel du préfet de Haute-Garonne, avant donc la confirmation finale de la cour administrative d’appel de Bordeaux. Pour elle, « renvoyer Sheel au Bangladesh engendrerait une aggravation de sa pathologie respiratoire en raison de la pollution atmosphérique ». Une première dans l’Hexagone dont se félicitait l’avocat de Sheel, Ludovic Rivière, à la sortie de l’audience : « À ma connaissance, c’est la première fois que le critère climatique, atmosphérique, est pris en compte dans ce type de dossier. »
Sheel serait-il alors le premier « réfugié climatique » de France ? Pas si sûr, selon les organisations et les associations, qui ont des difficultés à se positionner sur le sujet. « C’est une bonne nouvelle car cette décision braque les projecteurs sur les questions environnementales liées aux migrations, qui ont tant besoin de visibilité, souligne ainsi Dina Ionesco, responsable de la division environnement, migration et climat de l’Organisation internationale des migrations (OIM), institution intergouvernementale rattachée à l’ONU. Mais c’est à nuancer. La décision de la justice française prend la pollution comme critère, ce qui est une belle avancée, mais elle ne reconnaît pas pour autant la personne en tant que réfugié écologique. » Pour elle, le cas de Sheel ne fera d’ailleurs probablement pas jurisprudence.
Un statut en question
Il faut dire qu’à ce jour, le statut de réfugié environnemental n’existe pas en France. À la différence du statut de réfugié, défini et protégé par la Convention de Genève de 1951, les réfugiés environnementaux – ou “migrants environnementaux”, appellation préconisée par l’Organisation internationale des migrations – n’ont ainsi aucune constitution juridique.
Un manque dû à de nombreux facteurs, notamment la difficulté d’établir une nomenclature de la migration environnementale. « Il est très compliqué d’identifier, de quantifier et d’isoler les facteurs de migration climatique car tout est très lié, précise Marie Leroy, référente climat chez Care France. Dans le cas de Sheel, c’est plus simple car sa maladie est formellement diagnostiquée. Mais prenons l’exemple du Sahel. Là-bas, les sécheresses entrainent un manque de ressource en eau, ce qui complique les récoltes, appauvrit et aggrave la santé de la population. Mais cela provoque également des tensions entre les communautés, pouvant être exacerbées par l’instrumentalisation de groupes armés. Comment déterminer si les déplacements des populations de ces régions sont imputables à des raisons politiques, économiques ou climatiques ? »
Une situation qui fait d’ailleurs débat au sein même des organisations de défense des migrants. « Il y a un vrai manque et un réel besoin d’une législation pour donner une protection aux réfugiés environnementaux. Il est urgent d’avoir un statut juridique clair. », plaide Jon Cerezo, référant migration de l’association Oxfam France. Tandis que du côté de l’OIM, Dina Ionesco indique de son côté que « les migrations contemporaines sont très complexes. L’erreur serait de se focaliser là-dessus en oubliant de donner une protection générale aux réfugiés ». Principale crainte pour elle, une protection amoindrie « “si l’on catégorise trop les réfugiés dans des cases “politique”, “économique” ou “climatique” ».
Pourtant, il est probable que cette question soit réglée à plus ou moins long terme. Car les migrations liées à des transformations environnementales, si elles ne sont pas nouvelles, risquent d’être de plus en plus fréquentes. « Le nombre de personnes se retrouvant dans l’obligation de se déplacer pour ces raisons ne cesse d’augmenter, indique Marie Leroy. La communauté internationale sera de plus en plus confrontée à l’enjeu de la migration climatique. » Un constat partagé par l’ONU, qui prévoit le déplacement de 250 millions de réfugiés climatiques dans le monde d’ici 2050. Un scénario alarmiste nuancé par Dina Ionesco. « Il faut être extrêmement prudent avec le chiffre avancé par l’ONU. On n’a pas d’évaluation précise sur la migration environnementale et la catastrophe climatique peut encore être contenue. » Pour Dina Ionesco, donner ce genre d’information pourrait même se révéler contre-productif en véhiculant des peurs irrationnelles dans un contexte de discours sécuritaire de fermeture des frontières. « Pour autant, il est certain que le monde sera de plus en plus confronté à l’enjeu de la migration climatique, conclut celle qui étudie depuis dix ans les liens entre migration et environnement. Il est donc impératif de continuer d’investir dans la protection de l’environnement. On ne souhaite pas empêcher la migration mais réduire les risques de forcer les populations à quitter leur territoire. Elles doivent avoir le choix de rester mais aussi la possibilité de partir si elles le souhaitent. »
*Le prénom a été modifié