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Annie Ernaud (à gauche) et Dominique Blanc © Élisabeth Schneider Pour Causette

Annie Ernaux et Dominique Blanc : le grand entretien

Entre Annie Ernaux l’écrivaine et Dominique Blanc la comé­dienne, une véri­table com­pli­ci­té s’est tis­sée. Causette s’est glis­sée entre les deux femmes et a deman­dé à Dominique d’interviewer Annie.

Cette ren­contre devait avoir lieu. D’abord parce que Dominique Blanc, qui vient d’être nom­mée pen­sion­naire à la Comédie-​Française (excu­sez du peu !), est la grande copine de Causette. Souvenez-​vous, l’année der­nière, nous avions célé­bré Marguerite Duras en grande pompe avec elle (Causette #47). Ensuite parce que Annie Ernaux est une écri­vaine fran­çaise majeure, fémi­niste de la pre­mière heure, qui, dans son œuvre lar­ge­ment auto­bio­gra­phique, a contri­bué à faire avan­cer la cause des femmes. Pourquoi les réunir ? Parce que l’œuvre d’Annie Ernaux émaille la car­rière de Dominique Blanc… Une com­pli­ci­té pro­fes­sion­nelle qui a rap­pro­ché les deux femmes dans la vie. Annie Ernaux nous a accueillies chez elle, à Cergy, dans le Val‑d’Oise. Les deux femmes ont par­lé fémi­nisme, lit­té­ra­ture et poli­tique autour d’un stru­del fait maison.

Causette : Pour com­men­cer, Annie, qu’est-ce que ça vous a fait d’entendre dire Les Années, par Dominique, sur scène, et de la voir dans L’Autre, l’adaptation ciné­ma­to­gra­phique de votre roman L’Occupation ? Annie Ernaux : La pre­mière fois que j’ai enten­du Les Années, c’était à Namur. Mon com­pa­gnon m’a dit que je n’avais pas bou­gé pen­dant une heure. J’étais presque pros­trée. Totalement dans l’écoute. Et je ne vous regar­dais pas, Dominique. Pour mieux entendre le texte qui se met­tait à exis­ter dans votre voix. Là, j’ai oublié mon corps. J’étais péné­trée com­plè­te­ment. Dans L’Autre, je me suis retrou­vée d’une façon trou­blante ! Je me sou­viens d’une scène, devant l’ordinateur où vous cher­chez des noms pour l’Autre, l’autre femme, la rivale. Je me disais : c’est moi. C’était la pre­mière fois qu’un de mes textes était adap­té au ciné­ma. De voir des phrases du livre, dites par vous, c’était incroyable pour moi.

Dominique Blanc : Dans Les Années, vous dites écrire ce texte pour « sau­ver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». Quel lien entretenez-​vous avec cette idée, qui tra­verse votre œuvre, de lais­ser une trace ?
A. E. :
Cela signi­fie « sau­ver le temps de ma vie » et celui de la vie des autres. Quand, vers 40 ans, j’ai com­men­cé à pen­ser que je vieillis­sais, que mes enfants gran­dis­saient, je me suis deman­dé : « Où est mon his­toire ? » Et com­ment la dire ? Or, j’avais l’impression qu’elle était fon­due dans celle d’une géné­ra­tion. Une géné­ra­tion qui, pour les femmes en par­ti­cu­lier, avait connu le Moyen Âge ! La grande inven­tion du XXe siècle, c’est la contra­cep­tion. On ne le dit jamais assez, mais, après des mil­lé­naires d’assujettissement des femmes à la repro­duc­tion, c’est toute l’organisation de la socié­té qui a chan­gé. Quand la pilule a été léga­li­sée, en 1967, j’avais 26 ans. D’un seul coup, tout a été balayé. Ajoutez Mai 68 là-​dessus… J’ai eu le sen­ti­ment de vivre des choses essen­tielles. Il fal­lait que j’écrive tout ça. Parce que les choses s’effacent tel­le­ment vite. L’écriture per­met de sau­ver cette his­toire. Je n’écris pas l’Histoire, j’écris la mémoire. C’est l’Histoire dans une mémoire.

D. B. : Quelles sont les années que vous avez pré­fé­ré vivre ?
A. E. :
Sur le plan socié­tal, les années 1970- 1977 pour les rai­sons que j’ai évo­quées pré­cé­dem­ment. Sur le plan per­son­nel, c’est entre 1983 et 2000. Entre 45 et 60 ans, c’est le meilleur moment de la vie. J’ai eu l’impression de vivre vrai­ment, de faire des choix, ceux que je sou­hai­tais le plus. J’étais bien dans mon corps, aus­si. C’est à cette époque que j’ai mené toute cette réflexion sur ma place sociale, qui devait se tra­duire dans l’écriture. Tout un tra­vail silen­cieux, dif­fi­cile mais impor­tant, qui a duré dix ans.

"Je ne suis à ma place que dans la peau de quelqu’un d’autre, d’un per­son­nage. Là, alors, je n’ai plus de mal-être"

Dominique Blanc

D. B. : Ce tiraille­ment entre votre milieu d’origine, modeste, et celui auquel vous avez accé­dé ensuite par­court votre œuvre. Le fait de savoir que vos parents allaient vous lire, alors que vous évo­quez sou­vent la honte que vous avez pu res­sen­tir par rap­port à eux, a‑t-​il pu par­fois vous blo­quer dans l’écriture ?
A. E. : Mon père est décé­dé avant que je publie mon pre­mier livre. Sa mort m’a bou­le­ver­sée. Toutes sortes de choses ont refait sur­face à ce moment-​là. La honte d’être née dans un milieu [ses parents tenaient un café-​épicerie à Yvetot, en Seine- Maritime, ndlr] dont il ne fal­lait pas par­ler dans celui, aisé, dans lequel j’évoluais désor­mais… C’est ce que j’ai racon­té dans mon roman Les Armoires vides, écrit en secret. Quand le livre a été publié, il a fal­lu le dire à ma mère. J’étais ter­ro­ri­sée. En plus, elle vivait chez moi à ce moment-​là. Elle l’a lu dans la nuit, je le sais, car la lumière est res­tée allu­mée tard. Elle n’a rien dit. C’était ce qu’il y avait de mieux. Elle s’est foca­li­sée sur la pro­mo­tion qui serait faite aux livres. Elle sui­vait les émis­sions. La presse. Elle y atta­chait beau­coup d’importance. C’était une forme d’approbation.

D. B. : Le fait que vous réus­sis­siez comme écri­vain était plus impor­tant que tout le reste ?
A. E. :
C’est exac­te­ment ça. Quand je lui avais mon­tré mon tout pre­mier livre à 23 ans, qui n’est jamais paru, elle avait rou­gi, sou­ri, elle était enchan­tée. Elle avait dit : « Moi aus­si j’aurais bien aimé, si j’avais su. » J’ai été tel­le­ment sou­te­nue par ma mère. C’est pour ça que je dis tou­jours : « Ce sont les mères qui font les filles ! Et les garçons. »

D. B. : Quel regard portez-​vous sur les jour­naux fémi­nins « tra­di­tion­nels » ?
A. E. : Je les lis très peu. Ils sont pas­séistes ! Toujours en retard, et ils nous main­tiennent en retard. La femme telle qu’elle se pro­file dans ces maga­zines est une consom­ma­trice avant tout. Et puis il y a cette injonc­tion à la fémi­ni­té. La pré­ten­due liber­té qui y est prô­née est bien conve­nue, car il est tou­jours sous-​entendu que l’objectif, mal­gré tout, c’est de plaire aux hommes. J’en pense le plus grand mal.

D. B. : Comment est née votre conscience fémi­niste ?
A. E. :
Ma mère était une fémi­niste avant l’heure et sans le savoir. Elle ne connais­sait même pas le mot ! Elle avait beau­coup de volon­té et sou­hai­tait s’élever. Elle ne pre­nait pas son par­ti de ce qu’elle était. À la mai­son, c’est elle qui « por­tait la culotte ». L’objectif était que j’aie un métier plus inté­res­sant que le leur. Pour « ne pas dépendre d’un mari », disait-​elle. À l’époque, c’était révo­lu­tion­naire de pen­ser ça. Comme j’étais, selon ses mots, « bien douée pour les études », il fal­lait me lais­ser conti­nuer. Fille ou gar­çon, cela n’entrait pas en jeu. Puis Simone de Beauvoir est venue à la res­cousse. J’avais 18 ans. Une révé­la­tion. Tout deve­nait lumi­neux. Mon but, c’était d’être libre, de ne pas être un « objet ».

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© Élisabeth Schneider Pour Causette

D. B. : Que pensez-​vous de la façon dont se déploie le fémi­nisme aujourd’hui ?
A. E. : Il prend des formes moins radi­cales et plus diverses que dans les années 1970, c’est évident. Mais je ne le regrette pas. Cependant, cer­tains mou­ve­ments ne me conviennent pas. Les Femen, notam­ment, qui à mon avis jouent sur deux tableaux. Montrer leurs seins per­met aux hommes de visua­li­ser leur poi­trine à peu de frais, mais à part ça… Il y a de belles ini­tia­tives, cepen­dant. Votre jour­nal en fait par­tie. Ce genre de presse n’existait pas dans les vingt der­nières années ! Le pro­blème reste de se faire entendre. Malgré cette dis­per­sion des formes, j’ai le sen­ti­ment que ça pro­gresse. Notamment dans les lois. Mais ça reste com­pli­qué. Regardez la ques­tion du genre à l’école ! J’avais beau­coup aimé le livre de Virginie Despentes King Kong Théorie, mais j’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de relais depuis. C’était un coup d’éclat. J’aimerais qu’il y en ait d’autres.

D. B. : Vous avez par­ti­ci­pé à ces pro­grès en publiant, en 1981, La Femme gelée, où vous racon­tez com­ment la vie domes­tique vous avait peu à peu et insi­dieu­se­ment asser­vie. Puis L’Événement, sur votre avor­te­ment clan­des­tin.
A. E. : En 1981, quand j’ai publié La Femme gelée, on m’a accu­sée de ne pas vou­loir être une mère, de ne pas aimer être enceinte. Ce genre de cri­tiques, aujourd’hui on ne me les ferait plus. C’est un gros pro­grès. En revanche, L’événement a été mis sous le tapis. Je n’ai été invi­tée à aucune émis­sion de télé­vi­sion. Il a pour­tant été publié en 2000 ! L’avortement, c’est quelque chose dont les hommes ne veulent pas entendre par­ler. Que les femmes avortent, d’accord. Mais c’est leur affaire. Un prof d’université cana­dien m’a écrit pour me dire que ce livre l’avait bou­le­ver­sé, car il était né l’année où j’ai subi cet avor­te­ment clan­des­tin. Il a été cham­bou­lé, m’a‑t-il dit, car il s’est ren­du compte qu’il aurait pu ne pas naître. J’ai com­pris quelque chose à ce moment-​là : ce qui dérange les hommes, au fond, avec l’avortement, c’est cet énorme pou­voir des femmes sur la vie.

“La sexua­li­té devient encore plus belle à par­tir de 40 ans. […] Persiste cette vieille idée qu’après la méno­pause c’est rideau”

Annie Ernaux

D. B. : Dans L’Usage de la pho­to, vous faites allu­sion à votre sexua­li­té de femme de plus de 60 ans. Un sujet tabou, non ?
A. E. :
Hyper tabou. Alors que c’est valo­ri­sé chez les hommes. Je viens de lire deux livres, un de Philippe Sollers, un de Gabriel Matzneff. Tous deux – ils ont presque 80 ans – se vantent de leur sexua­li­té débri­dée. Une femme qui en ferait autant, ça ne pas­se­rait pas ! Quand j’ai par­lé de pas­sion sexuelle dans Passion simple, j’avais 52 ans et ça a beau­coup cho­qué… La sexua­li­té devient encore plus belle à par­tir de 40 ans. Cela va en s’épanouissant, on ne le dit jamais. Persiste cette vieille idée qu’après la méno­pause c’est rideau. Personnellement, je pense que ça doit durer très, très long­temps. Je vais avoir 75 ans cette année ! [Rires.]

D. B. : Vous êtes une femme de gauche. Comment appréhendez-​vous
le gou­ver­ne­ment actuel ?
A. E. :
Ce gou­ver­ne­ment ne mérite plus le nom de gauche. Je pen­sais que la gauche était por­tée par des gens comme Pierre Mendès France, François Mitterrand, jusqu’en 1983, disons, et Pierre Mauroy, que j’ai beau­coup admi­ré… Mais ce n’est plus cela. Déjà Jospin, en 2002, avait dit : « Mon pro­gramme n’est pas de gauche. » Je pense qu’il fau­drait une nou­velle Constitution. Sinon, on se dirige tout droit vers le pur libé­ra­lisme. Mais il y a tout de même des gens qui me plaisent au gou­ver­ne­ment. Christiane Taubira, Najat Vallaud-​Belkacem, Marisol Touraine. Que des femmes, tiens ! Leurs mesures sont vrai­ment de gauche. Mais on ne parle que de Macron. Je ne veux pas en entendre par­ler de celui-là !

D. B. : À quoi travaillez-​vous actuel­le­ment
A. E. :
C’est très dif­fi­cile d’en par­ler. Ce que je peux vous dire, c’est que je tra­vaille sur une matière, et que cette matière est la femme. C’est l’entrée dans la sexua­li­té, la décou­verte de l’homme. Je vais rela­ter deux ans de ma vie. J’ai déci­dé d’explorer le « gouffre de ma vie ». Cela va jusque-là… 

D. B. : Quel suspense !

A. E. : Moi aus­si je vou­drais poser une ques­tion à Dominique ! Nous sommes un peu aux anti­podes. Vous êtes issue d’une famille nom­breuse, d’un milieu favo­ri­sé, urbain. Qu’est-ce qui vous touche donc dans mon écri­ture ?
D. B. : C’est ce sen­ti­ment d’être une « immi­grée de l’intérieur ». Cette for­mule qui est la vôtre me bou­le­verse. Car j’ai tou­jours l’impression d’être étran­gère aux choses et aux autres. Ce sen­ti­ment de ne jamais se sen­tir à sa place, je le connais bien. Finalement, de la même façon que vous ; le seul lieu où vous vous sen­tez à votre place, comme vous l’avez expli­qué, c’est la lit­té­ra­ture ; moi, c’est le pla­teau de théâtre. Je ne suis à ma place que dans la peau de quelqu’un d’autre, d’un per­son­nage. Là, alors, je n’ai plus de mal-​être. Pour moi, vous incar­nez la liber­té. Et dans votre écri­ture, vous n’avez pas de limites, c’est très ouvert.

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