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Anne Sexton ©Elsa Dorfman Wikipedia / May Ayim © DR / Natalie Diaz © PalFest Flickr

Anne Sexton, May Ayim, Natalie Diaz : trois poé­tesses à (re)découvrir, dont la langue trans­cende les oppressions

Ce week-​end, Causette vous fait (re)découvrir trois grandes figures de la poé­sie moderne qui ont renou­ve­lé la langue en pui­sant dans leurs expé­riences, mar­quées par les oppres­sions, pour por­ter un dis­cours de rési­lience et de liberté.

Anne Sexton – "Chaque être en moi est un oiseau" 
Anne Sexton by Elsa Dorfman Wikipedia
Anne Sexton © Elsa Dorfman Wikipedia

Qui est-​elle ? La poé­tesse est née en 1928 dans le Massachusetts au sein d’une famille de banquier·ères, de politicien·nes et de jour­na­listes. Après le lycée, elle a inté­gré une “fini­shing school”, un éta­blis­se­ment pri­vé pour pré­pa­rer les jeunes filles de bonne famille à deve­nir des épouses et à répondre aux attentes de la socié­té, avant de se marier à 19 ans, à un homme aisé. Ensemble, elle et il ont deux filles, que Anne Sexton élève dans un envi­ron­ne­ment très conser­va­teur. “Jusqu’à l’âge de 28 ans, mon être pro­fond était comme ense­ve­li, et je ne savais pas que je pou­vais faire autre chose que de la sauce blanche et mettre des couches à des bébés”, confiera-​t-​elle plus tard dans une inter­view. A la suite d’une vio­lente dépres­sion sui­ci­daire, elle a été inter­née en hôpi­tal psy­chia­trique où elle a com­men­cé à écrire, au début, à des fins thé­ra­peu­tiques. Son pre­mier recueil, Retour par­tiel de l’asile, a lan­cé sa car­rière lit­té­raire, qui se pour­sui­vra tout au long de sa vie. Dès les années 1960, sa voix s’est dis­tin­guée dans le champ poé­tique et a été auréo­lée de nom­breuses dis­tinc­tions, sans vrai­ment rece­voir un écho en Europe, les poé­tesses étant moins tra­duites que leurs confrères. Elle s’est don­né la mort en 1974, alors qu’elle allait avoir 46 ans.

Quelle est son œuvre ? Anne Sexton s’inscrit dans le cou­rant de poé­sie dit du “confes­sion­na­lisme”, auquel l’autrice Sylvia Plath est aus­si affi­liée, et qui s’est impo­sé dans les années 1960–1970 aux États-​Unis. Autrement dit, l’autrice puise dans ses expé­riences per­son­nelles et ses trau­ma­tismes pour en faire la matière de son dis­cours poé­tique. Anne Sexton écrit géné­ra­le­ment en tant que sujet fémi­nin – ébran­lé, en ce qui la concerne, par les troubles men­taux – et part du par­ti­cu­lier pour tendre vers l’universel. Dans ses recueils, où s’exprime la vio­lence de la dépres­sion, l’identité est frac­tu­rée par l’expérience de l’enfermement psy­chia­trique. La rela­tion mère-​fille est omni­pré­sente : “Mon enfant, le cou­rant de ton souffle est âgé de six jours”, souffle-​t-​elle, comme une adresse post­hume à ses filles, qu’elle ne ver­ra pas gran­dir. Si Anne Sexton ne s’est jamais reven­di­quée fémi­niste et n’a pas sou­hai­té faire de son œuvre un outil de lutte poli­tique, elle a pour­tant joué un rôle majeur outre-​Atlantique, en met­tant en lumière l’ennui du quo­ti­dien des femmes au foyer amé­ri­caines et la dif­fi­cul­té de se pro­je­ter hors de ces sché­mas patriarcaux.

On lit quoi ? Tu vis ou tu meurs, publié aux Éditions des Femmes- Antoinette Fouque en 2022, qui regroupe quatre recueils de l’autrice tra­duits par Sabine Huynh : Retour par­tiel de l’asile (1960), Tous mes chers petits (1962), Tu vis ou tu meurs (1966) et Poèmes d’amour (1969).

May Ayim : “Parfois les beau­tés ins­tants pas­sés éclairent le présent”
may ayim © DR
May Ayim © DR

Qui est-​elle ?à la fin/​tout est déjà dit/​que ce soit vrai/​ou non”, écri­vait May Opitz, au nom de plume de May Ayim. Née en 1960 à Hambourg, d’une mère alle­mande et d’un père gha­néen, la poé­tesse est confiée à un foyer pour enfants, puis adop­tée à 2 ans par une famille blanche, les Opitz. Après avoir obte­nu un diplôme en his­toire sociale et cultu­relle des Afro-​Allemands, elle s’installe à Berlin, où elle milite contre le racisme en per­for­mant ses poèmes et en fon­dant l’Initiative des per­sonnes noires en Allemagne (ISD) et l’Adefra (Femmes noires en Allemagne). Son pre­mier recueil, Blues en noir et blanc, est publié en 1995. La même année, elle est admise en dans un ser­vice psy­chia­trique de Berlin, où on lui diag­nos­tique une sclé­rose en plaques. En août 1996, elle se jette du trei­zième étage d’un immeuble après avoir orga­ni­sé le Black History Month, com­mé­mo­ra­tion annuelle de l’histoire de la dia­spo­ra afri­caine, née aux États-​Unis et lan­cée en Allemagne par l’ISD. 

Quelle est son œuvre ? Dans ses écrits, May Ayim s’adresse à Audre Lorde ou Martin Luther King et dénonce l’hypocrisie de la réuni­fi­ca­tion alle­mande après la chute du Mur de Berlin. Avec un style épu­ré, elle raconte le racisme quo­ti­dien en rap­por­tant des pro­pos qu’elle a enten­dus, tout en déployant une Histoire à contre-​courant du dis­cours gou­ver­ne­men­tal, res­sus­ci­tant les militant·es de la cause noire et por­tant la mémoire des vic­times de la haine raciale. Le thème de l’identité et de la double natio­na­li­té, incar­né par les cou­leurs blanches et noires, irriguent ses écrits, dans les­quels la jeune femme évoque aus­si ses doutes et ses peines de cœur, en nouant mélan­co­lie et iro­nie grin­çante. Elle qui fut amie avec Audre Lorde lui dédie le poème Soul Sister, dans lequel elle rap­pelle : “Nous pleu­rons la mort d’une grande poé­tesse noire/d’une sœur amie et com­pagne de lutte/​son action conti­nue à vivre dans ses œuvres/​nos visions/​portent les expériences/​de ses mots”. Une autre de ses consœurs, Maryse Condé, a pré­fa­cé Blues en noir et blanc, se remé­mo­rant sa voix “dont le timbre por­trait les traces de bles­sures très vieilles, encore ouvertes”. Injustement mécon­nue en France, May Ayim a pro­duit une œuvre bou­le­ver­sante, lais­sant d’invisibles marques. 

On lit quoi ? Blues en noir et blanc, son unique recueil, tra­duit en fran­çais pour la pre­mière fois en 2022, aux édi­tions Ypsilon.

Natalie Diaz : “Cet endroit si calme que même le vent l’épargne”
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Natalie Diaz © PalFest /​Flickr

Qui est-​elle ? Natalie Diaz, née en 1978, gran­dit avec le “ciel pour pla­fond” à Fort Mohave, une réserve indi­gène à la fron­tière de la Californie, de l’Arizona et du Nevada, où elle connaît une enfance mar­quée par les par­ties de bas­ket et la pau­vre­té. Élevée dans une fra­trie de onze enfants, elle s’imprègne des diverses tra­di­tions lin­guis­tiques et cultu­relles de sa famille, espa­gnole et mexi­caine du côté de son père, Mojave du côté de sa mère. Après avoir inté­gré une uni­ver­si­té en Virginie grâce à une bourse d’athlétisme, elle joue au bas­ket en pro­fes­sion­nel en Asie et en Europe, jusqu’à ce qu’une bles­sure au genou la contraigne à arrê­ter sa car­rière spor­tive. De retour dans son ancienne uni­ver­si­té, elle étu­die les beaux-​arts, la poé­sie et la fic­tion. Désormais pro­fes­seure de poé­sie contem­po­raine et moderne dans l’Arizona, cette poé­tesse, membre de la nation Mojave et de la com­mu­nau­té de la Gila River (une réserve indienne de l’Arizona), œuvre à la pré­ser­va­tion lin­guis­tique des langues autoch­tones dans la val­lée Mohave. 

Quelle est son œuvre ? Natalie Diaz décrit les condi­tions de vie des popu­la­tions indi­gènes aux États-​Unis et les effets trau­ma­tiques de la vio­lence que subissent les peuples autoch­tones. La poé­tesse livre le témoi­gnage dou­lou­reux, mais jamais pathé­tique, d’un quo­ti­dien mar­qué par les vio­lences poli­cières et la pré­ca­ri­té. Elle s’empare des bles­sures et des pro­tes­ta­tions col­lec­tives pour créer, à tra­vers une langue poé­tique, un uni­vers hybride et cultu­rel­le­ment métis­sé. L’autrice se fait Minotaure et ani­mal à cornes, cite l’écrivain Jorge Luis Borges, le phi­lo­sophe fran­çais Jacques Derrida ou Beyoncé. En s’appropriant la culture amé­ri­caine alors qu’elle fait par­tie d’une mino­ri­té domi­née, Natalie Diaz fait de son œuvre un hymne uni­ver­sel. Sous sa plume, la rési­lience fait son œuvre et les corps meur­tris par la drogue, l’obésité et le dia­bète se libèrent dans l’acte amou­reux. Le désir et le sexe insufflent son dis­cours et, ici, la lit­té­ra­ture se fait conti­nui­té des corps, qui portent sur eux le sou­ve­nir d’un ancien amour les­bien et les stig­mates infli­gés par le racisme. 

On lit quoi ? Son pre­mier recueil, When My Brother Was an Aztec (Quand mon frère était un Aztèque), paru en 2012 et tra­duit en fran­çais en 2023 aux édi­tions des Lisières, qui se concentre sur la figure de son frère, accro à la meth. Dans un lan­gage lyrique et tein­té d’humour noir, elle se sou­vient : Mon frère est encore arrê­té encore et encore. Et de nou­veau notre père, notre Sisyphe, pousse son vieux cœur déso­lé vers le com­mis­sa­riat.” Le livre a rem­por­té l’American Book Award 2013. 

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