Ce week-end, Causette vous fait (re)découvrir trois grandes figures de la poésie moderne qui ont renouvelé la langue en puisant dans leurs expériences, marquées par les oppressions, pour porter un discours de résilience et de liberté.
Anne Sexton – "Chaque être en moi est un oiseau"
Qui est-elle ? La poétesse est née en 1928 dans le Massachusetts au sein d’une famille de banquier·ères, de politicien·nes et de journalistes. Après le lycée, elle a intégré une “finishing school”, un établissement privé pour préparer les jeunes filles de bonne famille à devenir des épouses et à répondre aux attentes de la société, avant de se marier à 19 ans, à un homme aisé. Ensemble, elle et il ont deux filles, que Anne Sexton élève dans un environnement très conservateur. “Jusqu’à l’âge de 28 ans, mon être profond était comme enseveli, et je ne savais pas que je pouvais faire autre chose que de la sauce blanche et mettre des couches à des bébés”, confiera-t-elle plus tard dans une interview. A la suite d’une violente dépression suicidaire, elle a été internée en hôpital psychiatrique où elle a commencé à écrire, au début, à des fins thérapeutiques. Son premier recueil, Retour partiel de l’asile, a lancé sa carrière littéraire, qui se poursuivra tout au long de sa vie. Dès les années 1960, sa voix s’est distinguée dans le champ poétique et a été auréolée de nombreuses distinctions, sans vraiment recevoir un écho en Europe, les poétesses étant moins traduites que leurs confrères. Elle s’est donné la mort en 1974, alors qu’elle allait avoir 46 ans.
Quelle est son œuvre ? Anne Sexton s’inscrit dans le courant de poésie dit du “confessionnalisme”, auquel l’autrice Sylvia Plath est aussi affiliée, et qui s’est imposé dans les années 1960–1970 aux États-Unis. Autrement dit, l’autrice puise dans ses expériences personnelles et ses traumatismes pour en faire la matière de son discours poétique. Anne Sexton écrit généralement en tant que sujet féminin – ébranlé, en ce qui la concerne, par les troubles mentaux – et part du particulier pour tendre vers l’universel. Dans ses recueils, où s’exprime la violence de la dépression, l’identité est fracturée par l’expérience de l’enfermement psychiatrique. La relation mère-fille est omniprésente : “Mon enfant, le courant de ton souffle est âgé de six jours”, souffle-t-elle, comme une adresse posthume à ses filles, qu’elle ne verra pas grandir. Si Anne Sexton ne s’est jamais revendiquée féministe et n’a pas souhaité faire de son œuvre un outil de lutte politique, elle a pourtant joué un rôle majeur outre-Atlantique, en mettant en lumière l’ennui du quotidien des femmes au foyer américaines et la difficulté de se projeter hors de ces schémas patriarcaux.
On lit quoi ? Tu vis ou tu meurs, publié aux Éditions des Femmes- Antoinette Fouque en 2022, qui regroupe quatre recueils de l’autrice traduits par Sabine Huynh : Retour partiel de l’asile (1960), Tous mes chers petits (1962), Tu vis ou tu meurs (1966) et Poèmes d’amour (1969).
May Ayim : “Parfois les beautés instants passés éclairent le présent”
Qui est-elle ? “à la fin/tout est déjà dit/que ce soit vrai/ou non”, écrivait May Opitz, au nom de plume de May Ayim. Née en 1960 à Hambourg, d’une mère allemande et d’un père ghanéen, la poétesse est confiée à un foyer pour enfants, puis adoptée à 2 ans par une famille blanche, les Opitz. Après avoir obtenu un diplôme en histoire sociale et culturelle des Afro-Allemands, elle s’installe à Berlin, où elle milite contre le racisme en performant ses poèmes et en fondant l’Initiative des personnes noires en Allemagne (ISD) et l’Adefra (Femmes noires en Allemagne). Son premier recueil, Blues en noir et blanc, est publié en 1995. La même année, elle est admise en dans un service psychiatrique de Berlin, où on lui diagnostique une sclérose en plaques. En août 1996, elle se jette du treizième étage d’un immeuble après avoir organisé le Black History Month, commémoration annuelle de l’histoire de la diaspora africaine, née aux États-Unis et lancée en Allemagne par l’ISD.
Quelle est son œuvre ? Dans ses écrits, May Ayim s’adresse à Audre Lorde ou Martin Luther King et dénonce l’hypocrisie de la réunification allemande après la chute du Mur de Berlin. Avec un style épuré, elle raconte le racisme quotidien en rapportant des propos qu’elle a entendus, tout en déployant une Histoire à contre-courant du discours gouvernemental, ressuscitant les militant·es de la cause noire et portant la mémoire des victimes de la haine raciale. Le thème de l’identité et de la double nationalité, incarné par les couleurs blanches et noires, irriguent ses écrits, dans lesquels la jeune femme évoque aussi ses doutes et ses peines de cœur, en nouant mélancolie et ironie grinçante. Elle qui fut amie avec Audre Lorde lui dédie le poème Soul Sister, dans lequel elle rappelle : “Nous pleurons la mort d’une grande poétesse noire/d’une sœur amie et compagne de lutte/son action continue à vivre dans ses œuvres/nos visions/portent les expériences/de ses mots”. Une autre de ses consœurs, Maryse Condé, a préfacé Blues en noir et blanc, se remémorant sa voix “dont le timbre portrait les traces de blessures très vieilles, encore ouvertes”. Injustement méconnue en France, May Ayim a produit une œuvre bouleversante, laissant d’invisibles marques.
On lit quoi ? Blues en noir et blanc, son unique recueil, traduit en français pour la première fois en 2022, aux éditions Ypsilon.
Natalie Diaz : “Cet endroit si calme que même le vent l’épargne”
Qui est-elle ? Natalie Diaz, née en 1978, grandit avec le “ciel pour plafond” à Fort Mohave, une réserve indigène à la frontière de la Californie, de l’Arizona et du Nevada, où elle connaît une enfance marquée par les parties de basket et la pauvreté. Élevée dans une fratrie de onze enfants, elle s’imprègne des diverses traditions linguistiques et culturelles de sa famille, espagnole et mexicaine du côté de son père, Mojave du côté de sa mère. Après avoir intégré une université en Virginie grâce à une bourse d’athlétisme, elle joue au basket en professionnel en Asie et en Europe, jusqu’à ce qu’une blessure au genou la contraigne à arrêter sa carrière sportive. De retour dans son ancienne université, elle étudie les beaux-arts, la poésie et la fiction. Désormais professeure de poésie contemporaine et moderne dans l’Arizona, cette poétesse, membre de la nation Mojave et de la communauté de la Gila River (une réserve indienne de l’Arizona), œuvre à la préservation linguistique des langues autochtones dans la vallée Mohave.
Quelle est son œuvre ? Natalie Diaz décrit les conditions de vie des populations indigènes aux États-Unis et les effets traumatiques de la violence que subissent les peuples autochtones. La poétesse livre le témoignage douloureux, mais jamais pathétique, d’un quotidien marqué par les violences policières et la précarité. Elle s’empare des blessures et des protestations collectives pour créer, à travers une langue poétique, un univers hybride et culturellement métissé. L’autrice se fait Minotaure et animal à cornes, cite l’écrivain Jorge Luis Borges, le philosophe français Jacques Derrida ou Beyoncé. En s’appropriant la culture américaine alors qu’elle fait partie d’une minorité dominée, Natalie Diaz fait de son œuvre un hymne universel. Sous sa plume, la résilience fait son œuvre et les corps meurtris par la drogue, l’obésité et le diabète se libèrent dans l’acte amoureux. Le désir et le sexe insufflent son discours et, ici, la littérature se fait continuité des corps, qui portent sur eux le souvenir d’un ancien amour lesbien et les stigmates infligés par le racisme.
On lit quoi ? Son premier recueil, When My Brother Was an Aztec (Quand mon frère était un Aztèque), paru en 2012 et traduit en français en 2023 aux éditions des Lisières, qui se concentre sur la figure de son frère, accro à la meth. Dans un langage lyrique et teinté d’humour noir, elle se souvient : “Mon frère est encore arrêté encore et encore. Et de nouveau notre père, notre Sisyphe, pousse son vieux cœur désolé vers le commissariat.” Le livre a remporté l’American Book Award 2013.