La campagne d’Octobre rose bat son plein en pleine crise sanitaire de la Covid-19. La priorité, cette année : rattraper le retard cumulé dans la détection et la prise en charge des cancers du sein, lié au confinement, à la saturation des hôpitaux et à la peur d’être contaminée en se rendant en consultation. Selon une étude menée par l’institut Gustave Roussy, centre de lutte contre le cancer, la pandémie pourrait entraîner une surmortalité à cinq ans de 5%, notamment pour le cancer du sein, qui touche une femme sur huit en France.
« J’ai senti une boule dans mon sein au début de l’été, raconte Léa, 26 ans. Étant donné la période estivale et la crise sanitaire, je n’ai pas obtenu de rendez-vous chez la gynécologue avant deux mois. » Si Léa a fini par être prise en charge, ce n’est pas le cas de toutes les personnes atteintes par la maladie. Selon la Ligue contre le cancer, sur les 400 000 nouveaux cas de cancer détectés chaque année en France, environ 30 000 malades n’auront pas été diagnostiqué·es pendant la période de l’épidémie, qui entre dans sa deuxième vague dans le pays. La suspension partielle de la chirurgie oncologique pendant le confinement a également eu des conséquences sur la prise en charge des patient·es. Le tableau est donc sombre : d’après la modélisation menée par l’institut Gustave Roussy pour évaluer les impacts de la pandémie sur l’organisation des soins en cancérologie, la Covid-19 pourrait entraîner une surmortalité entre 2 et 5 % à cinq ans des suites d’un cancer. L’étude, réalisée grâce à des données hospitalières et des entretiens avec le personnel de l’institut, démontre notamment que l’inquiétude des patient·es quant à la contamination et leur venue plus tardive dans les centres de soins pour recevoir leurs traitements entraîne des retards de diagnostic et donc de prise en charge des cancers.
Le « plan blanc », dispositif hospitalier destiné à faire face à une situation sanitaire exceptionnelle, a été renforcé le jeudi 8 octobre. La déprogrammation d’interventions considérées sans urgence vitale et la mise en place d’un triage médical à l’hôpital font partie des mesures appliquées. C’est donc à la dernière minute que Véronique, 51 ans, a pu bénéficier d’une opération non vitale à l’institut Gustave Roussy, où elle est suivie depuis cinq ans après une mastectomie du sein droit. « Je devais changer ma prothèse en avril dernier, mais évidemment, l’intervention a été reportée sans que je sache quand exactement. J’ai compris, étant moi-même passée par le parcours de la combattante, que je n’étais pas prioritaire. Après un rendez-vous avec ma gynécologue en septembre, nous avons finalement arrêté la date du 8 octobre au matin. Quand je vous dis que je suis passée sur le fil, c’est exactement le cas ! » Véronique est rentrée chez elle l’après-midi même, et une infirmière est passée à domicile pour le suivi postopératoire, la chirurgie ambulatoire étant désormais privilégiée.
Consultations vidéo
Le docteur Anatole Cessot, oncologue médical, spécialisé dans les pathologies du sein, explique à Causette que les mêmes dispositions ont été prises à la clinique Hartmann, dite « du sein », où il exerce à Neuilly-sur-Seine. « Pendant le confinement, en l’absence de signes évocateurs de cancer, comme des grosseurs suspectes dans le sein, nous avons trouvé raisonnable de reporter les examens. Les opérations chirurgicales ont nettement diminué au printemps, dans un souci de hiérarchie de l’urgence. »
Plusieurs établissements proposent également des consultations vidéo pour répondre aux questions et aux doutes des patientes, et éventuellement orienter leurs parcours de soin. À l’instar du centre Léon Bérard, à Lyon. Les praticien·nes de l’établissement ont aussi proposé à leurs patientes, dès le début du confinement, des mastectomies totales en ambulatoire – c’est-à-dire sans passer de nuit dans l’établissement – avec un suivi médical à domicile, assuré par des infirmières coordinatrices. À la clinique Hartmann, les durées d’hospitalisation ont aussi été réduites au maximum, pour éviter la contamination, des patient·es comme du personnel. Quand cela était possible et justifié médicalement, certaines chimiothérapies étaient converties en traitement oral, avec une prise des médicaments chez soi.
Pour autant, les patient·es encore non diagnostiquées sont lésé·es. « En temps normal, les patient·es, par peur des résultats, reportent déjà les examens de contrôle, déplore le docteur Cessot. Une crise sanitaire est un véritable frein supplémentaire à la prise en charge précoce des pathologies. » Il pointe aussi la situation des laboratoires d’analyses, submergés par les tests de Covid et donc soumis à des délais de traitement beaucoup plus longs. Mais ces derniers temps, les laboratoires s’organisent : au centre d’analyses médicales Bio Paris Ouest-Notre-Dame-de-Lorette, par exemple, des circuits dédiés ont été mis en place afin de séparer les patient·es par examens, pallier les urgences et éviter l’exposition au virus.
Établissement « covid free »
Considérant toutes ces précautions sanitaires, les médecins et l’association Ruban rose, qui porte le mois d’Octobre rose, plaident pour que les patientes n’abandonnent ni visites de dépistage ni suivi médical de leur maladie. Les établissements ont compris l’importance de rassurer les patientes. « Nous sommes un établissement dit “covid free”, c’est-à-dire sans risque de contamination pour des patients soignés pour des pathologies lourdes caractérisées », nous explique la docteure Mellie Heinemann, chirurgienne « sénologue » à l’institut Bérard. Quant au docteur Paul Cottu, de l’institut Curie, il tient à pointer qu’être traitée dans le cadre d’un cancer du sein n’entraîne a priori pas d’« interaction infectieuse » spécifique avec la Covid. « Chez les femmes traitées pour un cancer du sein, l’immunodépression est en général assez modeste, appuie-t-il. Le caractère potentiellement grave de l’infection Covid-19 sera évalué au cas par cas, selon des recommandations établies et partagées avec nos collègues des autres centres, mais il n’y a pas de lien démontré entre traitement anticancéreux et risque d’infections virales. »
Léa, qui avait obtenu un rendez-vous chez la gynécologue cet été après suspicion de malignité dans son sein gauche, a été rapidement prise en charge une fois l’attente du rendez-vous gynéco passé. « La médecin m’a prescrit une échographie qui a été directement suivie d’une mammographie, car l’imagerie était suspecte. Une biopsie a été effectuée une semaine plus tard. J’ai un rendez-vous à l’institut Curie la semaine prochaine pour planifier la suite des événements. »
Dans les cas les plus sérieux, un manque ou une interruption de suivi impliquent nécessairement des préjudices très importants, tels qu’une évolution rapide de la maladie, un alourdissement du traitement et, parfois, une chimiothérapie ou une radiothérapie là où une chirurgie aurait pu suffire.
Élodie, 33 ans, a fait les frais de ces retards de soin directement liés au contexte sanitaire. Après avoir subi une tumorectomie il y a trois ans, elle doit se faire suivre régulièrement, à hauteur d’une mammographie tous les six mois afin de vérifier l’évolution d’autres grosseurs dans son sein gauche. « Devant l’impossibilité de prendre rendez-vous, j’ai laissé filer le temps. Normalement, j’aurais dû faire un examen de contrôle au printemps. J’y suis allée fin septembre, découragée par les délais d’attente annoncés. Mauvaise nouvelle : un des nodules que j’ai dans le sein est suspect. Il a triplé de taille en un an, je vais devoir me faire réopérer dès que possible. » La jeune femme s’accroche et a bon espoir de voir le bout du tunnel.
Avec la reprise de l’épidémie cet automne, l’institut Gustave Roussy alarme : « Le sur-risque [de mortalité] pourrait augmenter en cas de deuxième vague et il sera important de tout mettre en œuvre pour maintenir le diagnostic et l’offre de soins en cancérologie. » Pour autant, les oncologues interrogé·es par Causette souhaitent nuancer le risque de surmortalité. Ils et elles estiment à ce stade ne pas avoir suffisamment de recul pour évaluer les conséquences réelles de la Covid-19 sur leur patientèle. L’association Ruban rose, elle, continue de marteler : « Détectés à temps, neuf cancers du sein sur dix sont guéris. »