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© Jérôme Bonnet pour Causette

Face à la télé pou­belle, ces médias qui élèvent le débat

Culture du buzz, omni­pré­sence du clash, du trash… Face à l’essor du télé­po­pu­lisme, qui n’a jamais son­gé à éteindre défi­ni­ti­ve­ment le petit écran ? Pourtant, à rebours de la « hanou­ni­sa­tion » ambiante, d’irréductibles jour­na­listes œuvrent à une autre télé­vi­sion, où la nuance, la com­plexi­té et l’information ont droit de cité. Qu’ils fassent vivre le débat d’idées, façon Karim Rissouli, ou qu’ils défendent le jour­na­lisme d’investigation, comme Élise Lucet, ils et elles font le pari de l’intelligence.

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© Jérôme Bonnet pour Causette

Il le dit lui-​même : c’était un pari loin d’être gagné. D’ailleurs, lorsqu’on lui a pro­po­sé d’animer C ce soir, l’émission de débats dif­fu­sée du lun­di au jeu­di sur France 5, Karim
Rissouli a d’abord frei­né des quatre fers. Nous sommes alors en 2020. À l’époque, le jour­na­liste pré­sente C Politique, déjà sur France 5, où chaque dimanche il ana­lyse l’actualité en com­pa­gnie de différent·es chroniqueur·euses et invité·es. La chaîne, qui sou­haite cette fois créer un rendez-​vous quo­ti­dien de débats, a pen­sé à lui. « J’ai résis­té pen­dant quelques mois, parce que j'avais peur que l'époque ne nous per­mette plus de débattre serei­ne­ment, de manière apai­sée et nuan­cée. Et je pense que la socié­té est trop frac­tu­rée, trop abî­mée, pour qu’on joue avec cette matière inflam­mable qu’est le débat d’idées », confie le jour­na­liste. Qui n’est mani­fes­te­ment pas le seul à déplo­rer cet affai­blis­se­ment de la ­dis­cus­sion. Si l’on en croit le Baromètre des ter­ri­toires* publié en 2021, sept Français·es sur dix ont, comme lui, l’impression qu’il n’est plus pos­sible de débattre serei­ne­ment, ni même de débattre tout court, tant dans leur vie per­son­nelle (pour 67 % des per­sonnes inter­ro­gées) que sur les pla­teaux de télé (69 %).

M et Mme Je-sais-tout

Il n’y a qu’à zap­per quelques minutes pour s’en rendre compte : cette der­nière décen­nie, la culture du clash et du buzz s’est impo­sée comme une norme télé­vi­suelle, char­riant son lot de polé­miques jour­na­lières, de pro­pos hai­neux et de véri­tés alter­na­tives. En cause ? L’arrivée des réseaux sociaux, qui ampli­fient autant qu’ils ali­mentent les opi­nions les plus radi­cales – quand ils ne font pas tout sim­ple­ment office de bous­sole média­tique. L’essor des talk-​shows (lit­té­ra­le­ment, les « débats-​spectacle ») et de l’infotainement (ou « info-​divertissement »), dont Cyril Hanouna est deve­nu le maître. La main­mise de Vincent Bolloré sur une par­tie signi­fi­ca­tive du pay­sage média­tique, avec l’orientation édi­to­riale qu’on lui connaît. Sans oublier l’apparition des chaînes d’info en conti­nu (BFM-​TV ayant ouvert le bal en France, en 2005), qui doivent meu­bler des heures et des heures ­d’antenne, et qui, pour ça, pro­posent du débat jusqu’à plus soif. « On voit des cher­cheurs invi­tés en per­ma­nence sur dif­fé­rents sujets, et dont on change le “syn­thé” [le ban­deau de pré­sen­ta­tion, ndlr] selon le thème du moment. Une même per­sonne est pré­sen­tée une fois comme spé­cia­liste du ter­ro­risme, ensuite comme spé­cia­liste du monde arabe, puis comme spé­cia­liste de l’insécurité… Tout ça génère de la confu­sion », explique le jour­na­liste et his­to­rien Thomas Snégaroff, qui pré­sente C poli­tique depuis 2021. « On a des gens qui ne sont pas spé­cia­listes, mais quand le micro s’allume, il faut bien par­ler, donc c’est l’opinion qui prend le des­sus. Le débat n’est plus qu’un débat d’apparence. Et puis il y a un niveau encore plus faible, qui est le débat entre des édi­to­ria­listes qui ne connaissent rien au sujet », résume-t-il.

"On a pen­sé que le ser­vice public devait renouer avec une émis­sion où les écri­vains, les auteurs, les autrices, les pen­seurs, les pen­seuses puissent avoir leur place"

Benjamin Oulahcene, pro­duc­teur édi­to­rial de C ce soir et de C poli­tique
À la mode Fox News

Autrement dit, le débat a été lar­ge­ment sup­plan­té par les com­men­taires des « tou­to­logues », ces intervenant·es qui ont un avis… sur tout, tout le temps. Et tant pis pour la nuance, la com­plexi­té ou même la véra­ci­té des faits. « Ce qui a chan­gé depuis une quin­zaine d’années, c’est qu’on a des médias télé­vi­suels – je veux par­ler de CNews et de C8 avec l’émission de Cyril Hanouna – qui ont assu­mé de se situer dans l’opinion, un peu à l’américaine, comme Fox News. On sent bien que, même dans les débats, l’enjeu n’est pas de dis­cu­ter en pro­fon­deur de cer­tains faits, d’enrichir l’information en tex­ture fac­tuelle, d’apprendre, d’analyser. De manière assez assu­mée, il s’agit de faire un show. Et ce mou­ve­ment s’accompagne d’une sorte d’anti-intellectualisme : on répète son opi­nion, mais on ne met pas trop de concept, pas trop d’élaboration », constate Géraldine Muhlmann, enseignante-​chercheuse en sciences poli­tiques et jour­na­liste sur France Culture. Tout l’inverse, en somme, de ce que pro­posent aujourd’hui des émis­sions comme C ce soir ou C poli­tique.
« Notre constat, c’était que les intel­lec­tuels n’étaient plus pré­sents dans le champ du débat au sens large, et qu’ils n’étaient pas enten­dus sur les pla­teaux télé. On a pen­sé que le ser­vice public devait renouer avec une émis­sion où les écri­vains, les auteurs, les autrices, les pen­seurs, les pen­seuses puissent avoir leur place », retrace Benjamin Oulahcene, pro­duc­teur édi­to­rial de C ce soir et de sa cou­sine, C poli­tique. Depuis jan­vier 2021, Karim Rissouli et ses deux chro­ni­queuses, les jour­na­listes Camille Diao et Laure Adler, s’attellent donc à faire dia­lo­guer des intellectuel·les, mais aus­si des artistes, des écrivain·es ou des per­sonnes de la socié­té civile, sur les grands sujets qui tra­versent l’époque : guerre en Ukraine, crise éner­gé­tique, Coupe du monde, vivre-​ensemble… Sans élu­der les ques­tions qui fâchent, mais sans ver­ser dans le télépopulisme.

"Des pro­pos racistes, anti­sé­mites, homo­phobes… il y a des choses que je ne veux pas entendre sur mon pla­teau"

Thomas Snégaroff, pré­sen­ta­teur de C poli­tique

En clair, ce n’est pas ici qu’on se deman­de­ra : « Faut-​il inter­dire le voile dans l’espace public ? » (comme sur CNews) ou « 55 % des Français sont pour la peine de mort : êtes-​vous d’accord ? » (comme chez Cyril Hanouna). « On consi­dère que tout ne se dis­cute pas de la même façon. Sur cer­tains sujets, on peut aller cher­cher un anta­go­nisme assez fort, parce que ce sont des choix de socié­té impor­tants. Par exemple, on peut être farou­che­ment pour ou contre le nucléaire, mais on peut avoir ce débat de manière très fron­tale, parce que ça ne va pas exci­ter ou atti­ser les maux de la socié­té. En revanche, on n’est pas “pour ou contre” l’écologie, “pour ou contre” le fémi­nisme, “pour ou contre” les immi­grés… Ça, ce sont des ques­tions qu’on refuse de poser de cette manière-​là, assume Karim Rissouli, qui évoque sa res­pon­sa­bi­li­té citoyenne. Je pense que notre rôle, c’est de contri­buer à répa­rer la socié­té, à faire dis­cu­ter ce fameux “archi­pel fran­çais”, pas d’exciter les pas­sions tristes ».

« C’est de la propagande ! »

Comme on pou­vait s’y attendre, ce posi­tion­ne­ment lui a valu les foudres des pour­fen­deurs de la « bien-​pensance ». À com­men­cer par Pascal Praud, qui, l’hiver der­nier, sur le pla­teau de L’Heure des Pros (sur CNews), dénon­çait, avec un cer­tain sens de la mesure : « C’est de la pro­pa­gande ! », en par­lant de C ce soir. Ou Judith Waintraub, jour­na­liste au Figaro Magazine (éga­le­ment édi­to­ria­liste sur LCI et sur CNews), qui a étrillé plu­sieurs fois l’émission, notam­ment dans un dos­sier sur « Les nou­veaux into­lé­rants ». Après ça, l’équipe de C ce soir l’a invi­tée en pla­teau pour en débattre. Plutôt fair-​play pour des « into­lé­rants », non ? « Ce qui me fait beau­coup rire, c’est cette for­mule qu’on entend tou­jours sur CNews : “On ne peut plus rien dire.” En fait, elle cache une autre for­mule, ce qu’ils disent en réa­li­té, c’est : “On ne peut plus tout dire.” Ce n’est pas la même chose. Et heu­reu­se­ment qu’on ne peut plus tout dire ! Des pro­pos racistes, anti­sé­mites, homo­phobes… il y a des choses que je ne veux pas entendre sur mon pla­teau », appuie Thomas Snégaroff.
À rebours de l’époque, on retrouve dans C poli­tique comme dans C ce soir une même ambi­tion : ne pas lais­ser prise au clash et à l’engueulade sté­rile. « Quand je conduis un débat, ce qui m’intéresse, c’est d’abord d’être sti­mu­lé, inté­res­sé, d’apprendre des choses et, sur­tout, de pen­ser contre moi-​même », explique Thomas Snégaroff. « J’essaie tou­jours de ne pas orga­ni­ser un match de boxe », abonde Karim Rissouli. « Faire du clash, du buzz, c’est la faci­li­té de la télé­vi­sion. Au contraire, c’est très dif­fi­cile de mettre sur un même pla­teau des gens qui ne pensent pas la même chose, sans que ça finisse en match de catch. Moi, ce que je dis à mes invi­tés avant chaque émis­sion, c’est qu’on a 1 h 05 ou 1 h 10 devant nous, dans les condi­tions du direct ou en direct, et qu’on est là pour être plus “intel­li­gents” à la fin de l’émission qu’au début. Ça n’empêche pas les anta­go­nismes, ça n’empêche pas la confron­ta­tion, mais à condi­tion qu’elle débouche sur quelque chose de fécond », pour­suit le journaliste.

Le public en redemande

Susciter le débat sans tom­ber dans la polé­mique, abor­der des sujets de fond mais acces­sibles au télé­spec­ta­teur, cap­ter le public tout en met­tant à l’antenne des têtes incon­nues : pour tenir ce déli­cat équi­libre, chaque émis­sion demande un long tra­vail de pré­pa­ra­tion. En cou­lisses, dans les stu­dios de Together Media (qui pro­duit C ce soir, C poli­tique ou encore Brut), les invité·es sont soi­gneu­se­ment sélectionné·es, des inter­views sont réa­li­sées en amont de l’émission, et des quan­ti­tés de livres sont ava­lés, « fichés », digé­rés. « Un débat ne se limite pas au fait de mettre des gens autour d’une table, il faut savoir où on va les emme­ner. Nous, on sait au mil­li­mètre où on veut aller. Tout est hyper pen­sé », confirme Benjamin Oulahcene, pro­duc­teur édi­to­rial de l’émission. Et à l’antenne, ça fait la dif­fé­rence. Y com­pris pour celles et ceux qui viennent débattre. « Il y a une grande écoute et un grand res­pect de la parole des invi­tés. On sent qu’il y a du tra­vail et une volon­té de ne pas être dans la polé­mique. Le ton est sérieux et juste, mais acces­sible. En tant qu’invitée, c’est agréable, car c’est un vrai espace de débat public », salue l’ancienne ministre et dépu­tée Aurélie Filippetti, qui a par­ti­ci­pé plu­sieurs fois à C ce soir. Et pré­cise n’aller « qua­si­ment plus » dans aucun média, « à part chez eux ou chez France Culture ». « C’est une émis­sion où il y a de la pen­sée, de la réflexion. Et on a du temps pour répondre et s’exprimer », appré­cie éga­le­ment l’avocate Élodie Tuaillon-​Hibon, invi­tée à l’automne par C ce soir dans le cadre d’un débat consa­cré à l’affaire Julien Bayou (elle défend son ex-​compagne).
Le public ne s’y trompe pas : chaque jour, en deuxième par­tie de soi­rée, l’émission réunit en moyenne 300 000 à 400 000 per­sonnes (soit envi­ron 3 % des parts d’audience), et a même fran­chi la barre du demi-​million deux fois depuis l’automne. Quatre fois moins, certes, que ce que peuvent géné­rer les talk-​shows de Yann Barthès (Quotidien) ou de Cyril Hanouna (Touche pas à mon poste !, Face à Baba), dif­fu­sés en pre­mière par­tie de soi­rée. « C ce soir ne fera jamais 10 mil­lions de télé­spec­ta­teurs, mais l’émission fait un score hono­rable, dans la four­chette haute des résul­tats de France 5. Pour une émis­sion assez exi­geante, c’est plu­tôt bien », ana­lyse Richard Sénéjoux, jour­na­liste à Télérama et coau­teur de Médias. Les nou­veaux empires (éd. First, 2017). S’il se réjouit de ce suc­cès, Karim Rissouli y voit aus­si un signal posi­tif : « C’est ras­su­rant, à la fois sur les médias et sur la socié­té. On a beau­coup par­lé ces der­niers mois des suc­cès de CNews ou de Touche pas à mon poste !, qui font du débat assez dif­fé­rent de ce que nous pro­po­sons. Mais parier sur la curio­si­té du télé­spec­ta­teur, ça marche aus­si ».

L’agora, pas l’arena

En témoigne éga­le­ment le suc­cès de C poli­tique, qui frôle désor­mais le mil­lion de téléspectateur·trices. Ou celui de 28 minutes, maga­zine d’actualité et de débats que pré­sente chaque soir Élisabeth Quin, à 20 h 05, sur Arte. L’émission, qui vient de fêter ses 11 années d’existence, a connu une audience crois­sante : alors qu’elle ras­sem­blait en moyenne 250 000 per­sonnes à ses débuts, elle a dépas­sé le cap du mil­lion en 2022. Avec, là aus­si, la même exi­gence : être « l’agora, pas l’arena », comme le dit Élisabeth Quin. En d’autres termes : le lieu du débat, pas du pugi­lat. « Je pense que les gens qui nous regardent sont esso­rés par la vio­lence de tous les côtés : vio­lence éco­no­mique, vio­lence des réseaux sociaux, vio­lence qu’il y a dans les débats sur la plu­part des chaînes… Ils trouvent dans l’émission quelque chose de plus pon­dé­ré, de plus nuan­cé, de plus posé. Une res­pi­ra­tion », avance la jour­na­liste.
Au départ, pour­tant, rien n’indiquait que 28 minutes trou­ve­rait sa place dans le PAF. Diffusé au même moment que la grand-​messe du JT, por­té par une femme aux che­veux poivre et sel, ani­mé d’une ambi­tion intel­lec­tuelle… « C’était un pari assez culot­té ! », concède en riant Élisabeth Quin. Un pari comme seul ose en faire l’audiovisuel public (voir notre article p. 41). À l’image d’Arte (finan­cée à 95 % par les rede­vances fran­çaise et alle­mande). Ou de France Télévisions, qui, outre la réha­bi­li­ta­tion du débat d’idées, a rele­vé un autre défi : celui de faire une vraie place au ­jour­na­lisme d’investigation.

Démocratiser l’enquête

« Quand on a créé Pièces à ­convic­tion, avec Hervé Brusini [en 2000], sur France 3, il n’y avait aucun maga­zine d’investigation. L’enquête jour­na­lis­tique, c’était dans Le Monde, dans des livres, mais ça n’existait ni à la radio ni à la télé. Les télé­spec­ta­teurs n’étaient pas du tout habi­tués à ça », se sou­vient la jour­na­liste Élise Lucet, qui pré­sente aujourd’hui Envoyé spé­cial et Cash Investigation. Lancée en 2012 – d’abord en deuxième par­tie de soi­rée, puis en prime time –, cette der­nière émis­sion est venue renou­ve­ler le genre. « Au début, les enquêtes d’investigation s’adressaient plu­tôt à un public CSP+. Nous, on vou­lait que tout le monde puisse s’y inté­res­ser. Moi-​même, je le dis fran­che­ment, j’en avais ras le bol du ton pro­fes­so­ral de cer­taines émis­sions », retrace la patronne de Cash Investigation, convain­cue que l’on peut trai­ter de sujets com­plexes, voire fran­che­ment tech­niques, à une heure de grande écoute.
« L’investigation, c’est une aven­ture incroyable. À par­tir du moment où l’on par­tage cette aven­ture avec les télé­spec­ta­teurs, on les embarque et ils montent les marches avec nous. Parfois, on leur explique des trucs super com­pli­qués, qu’on a nous-​mêmes mis beau­coup de temps à com­prendre, alors qu’on est plon­gés dans le dos­sier. Mais on fait le pari que tout le monde peut com­prendre. Il suf­fit d’être péda­gogue, d’avoir de l’humour, de faire des rebon­dis­se­ments, un peu comme dans une série », assure celle qui a démo­cra­ti­sé l’investigation à la télé. En une décen­nie, elle et son équipe (de 20 à 30 jour­na­listes) ont réus­si à inté­res­ser le grand public aux dérives de grandes entre­prises, à l’influence des lob­bys, aux fraudes à la Sécurité sociale, aux des­sous de la poli­tique agri­cole com­mune ou de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle… Même si la mise en scène des enquêtes, comme les désor­mais célèbres courses-​poursuites d’Élise Lucet der­rière des patron·nes ou des poli­tiques, leur vaut aus­si son lot de critiques.

"Mieux vaut de l’investigation mise en scène que pas d’investigation du tout"


Richard Sénéjoux, jour­na­liste à Télérama

Trop scé­na­ri­sé, Cash Investigation ? « Le ton est par­fois un peu lourd et avec des grosses ficelles, mais c’est le prime qui veut ça. Il faut inté­res­ser les gens, les faire res­ter devant leur télé­vi­sion. Ça marche, car les audiences sont au beau fixe [entre 9,6 % et 13,9 % de parts d’audience, l’an der­nier]. S’il y a des séquences for­cées, tant pis. Mieux vaut de l’investigation mise en scène que pas d’investigation du tout. C’est un jour­na­lisme qui fait quand même bou­ger les lignes, et pro­gres­ser la connais­sance sur des pro­blèmes comme la fraude fis­cale ou la souf­france au tra­vail. On ne peut que s’en réjouir », tem­père Richard Sénéjoux. D’autant que, depuis que Vincent Bolloré a mis la main sur Canal+, en 2015, France Télévisions est désor­mais le seul groupe télé­vi­suel à lais­ser une véri­table place à l’enquête.
« On a une pré­si­dente [Delphine Ernotte] hyper­pro­tec­trice, et même pro­active sur le sujet. Elle l’a dit très clai­re­ment : elle pré­fère perdre une cam­pagne de pub plu­tôt que notre répu­ta­tion. Croyez-​moi, il n’y a pas beau­coup de diri­geants de télé qui disent ça en ce moment. Des cam­pagnes de pubs, ce sont des mil­lions d’euros. Et on en a per­du. Mais elle tient bon », constate Élise Lucet. Réclamée par les télé­spec­ta­teurs du ser­vice public**, l’investigation est un par­ti pris assu­mé de France Télévisions. Pour le jour­na­liste Tristan Waleckx, aux manettes de Complément d’enquête (France 2) depuis l’automne 2021, le groupe vivrait même « son âge d’or » en la matière. Mais à vou­loir révé­ler sans cesse au public les men­songes des un·es et les dérives des autres, ne risque-​t-​on pas de nour­rir l’éternelle ren­gaine du « tous pour­ris » ? Voire d’alimenter le conspi­ra­tion­nisme ?
« Dans ce contexte de mon­tée des fake news et du com­plo­tisme, le jour­na­lisme d’investigation est le meilleur anti­dote. En mon­trant qu’on est com­plè­te­ment libres et indé­pen­dants, qu’on peut enquê­ter sur tout le monde, y com­pris d’un point de vue poli­tique, on peut contrer cer­tains dis­cours com­plo­tistes », veut croire Tristan Waleckx. Bien conscient des frac­tures de la socié­té, il dit d’ailleurs faire atten­tion à enquê­ter « sur tous les sujets ».

Ne pas être partisan

« Aujourd’hui, on est dans un monde extrê­me­ment binaire, où on est soit “pro”, soit “anti”. C’est très cli­vé. Typiquement, quand on a com­men­cé à enquê­ter sur Didier Raoult, l’année der­nière, on voyait bien qu’on allait don­ner l’impression d’être anti-​Raoult, à la solde du gou­ver­ne­ment, de Big Pharma… Alors, qua­si simul­ta­né­ment, on a lan­cé une grosse enquête sur le labo­ra­toire Pfizer. Pour mon­trer qu’on n’est pas par­ti­sans, qu’on ne règle pas des comptes, et qu’on peut révé­ler à la fois des choses sur Didier Raoult et sur Pfizer », illustre le jour­na­liste, qui a réus­si à don­ner un nou­veau souffle à l’émission.
Fruit de six mois de tra­vail, le numé­ro de Complément d’enquête sur le busi­ness des influen­ceurs, dif­fu­sé en sep­tembre der­nier, a été vu par près d’un mil­lion de télé­spec­ta­teurs et télé­spec­ta­trices, avant d’être regar­dé en strea­ming par plus de 370 000 per­sonnes en vingt-​quatre heures. Au total, ce sont plus d’un mil­lion d’internautes, âgé·es de moins de 30 ans en moyenne, qui l’ont vision­né. Du jamais-​vu pour France Télévisions. « Il y a un lieu com­mun, enten­du quand j’étais jeune jour­na­liste, qui veut que, plus c’est bête, plus les gens regardent. Ce n’est pas le cas. On peut faire des choses intel­li­gentes et que ça marche », se féli­cite Tristan Waleckx. Et si, plu­tôt que de l’éteindre, on déci­dait fina­le­ment de ne pas la lâcher, notre télé ? 


*Enquête réa­li­sée par Elabe et l’Institut Montaigne en par­te­na­riat avec la SNCF, auprès d’un échan­tillon repré­sen­ta­tif de 10 000 per­sonnes.
** Lors de la grande consul­ta­tion réa­li­sée en 2019, l’investigation figu­rait comme la deuxième prio­ri­té (43 %) sou­hai­tée par les télé­spec­ta­teurs et télé­spec­ta­trices des médias publics.


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