Annie Ernaux : Prix Nobel de lit­té­ra­ture (et de la cause des femmes)

Annie Ernaux, infa­ti­gable socio­logue de la vie des femmes, s’est vue décer­ner, ce jeu­di, le prix de l’Académie royale des sciences de Suède.

EV Annie Ernaux Strega 2016
Annie Ernaux en 2016 © Wikimedia Commons

Enfin ! On l’attendait, le Nobel l’a fait. Annie Ernaux a été cou­ron­née, le 6 octobre, du prix de l’Académie royale des sciences sué­doise. L’une des plus grandes écri­vaines fran­çaises, infa­ti­gable socio­logue de sa propre vie, mais aus­si de la vie de toutes les femmes tant elle a décryp­té son inti­mi­té de façon uni­ver­selle, est célé­brée à la hau­teur de son impor­tance, tant pour la lit­té­ra­ture que pour la cause féministe.

Et aujourd’hui, alors qu’elle reçoit, à 82 ans, la plus pres­ti­gieuse des dis­tinc­tions, c’est à ses parents que l’on pense. Ils seraient si fiers. Eux qui, comme l’écrivaine l’a maintes fois racon­té dans ses livres, tenaient un café-​épicerie à Yvetot, en Seine-​Maritime. Eux qui l’ont tant sou­te­nue. Tant encou­ra­gée. Surtout sa mère, qui avait très vite com­pris, comme Annie Ernaux le racon­tait à Causette, dans un entre­tien paru en juin 2015, que sa fille était, selon ses mots, « bien douée pour les études ». Pour nous, il y a sept ans, Annie Ernaux se sou­ve­nait : « Quand je lui avais mon­tré mon tout pre­mier livre, à 23 ans, qui n’est jamais paru, elle avait rou­gi, sou­ri, elle était enchan­tée. Elle avait dit : “Moi aus­si j’aurais bien aimé, si j’avais su.” J’ai été tel­le­ment sou­te­nue par ma mère. C’est pour ça que je dis tou­jours : “Ce sont les mères qui font les filles ! Et les gar­çons.” » Alors aujourd’hui, oui, on remer­cie cette mère qui a tant sacri­fié pour cette fille à qui les femmes, les lec­trices, doivent tant.

Lire aus­si l Annie Ernaux et Dominique Blanc : le grand entretien

Cet entre­tien, nous l’avions mené chez elle, à Cergy-​Pontoise (Yvelines), sa ville qu’elle a aus­si beau­coup racon­tée. Elle était venue nous cher­cher à la sor­tie du RER, au volant de sa petite voi­ture. Et nous avions dis­cu­té à bâtons rom­pus, autour d’un Apfelstrudel mai­son, des fémi­nistes, de la gauche, de la sexua­li­té des femmes de 70 ans, des jour­naux fémi­nins. Elle avait à l’époque 75 ans, et ne per­dait pas une miette de l’évolution des fémi­nismes, très au cou­rant des luttes nou­velles. Enthousiasmée par leur vivacité.

L’œuvre d’Annie Ernaux illustre, comme aucune autre, cette expres­sion désor­mais connue de tous·tes : « L’intime est poli­tique. » Dans Les Armoires vides (Gallimard, 1974), elle retrace son par­cours de trans­fuge de classe, dans La Femme gelée (1981), elle détaille com­ment la vie domes­tique l’a peu à peu et insi­dieu­se­ment asser­vie, dans Passion simple (1992), elle raconte une pas­sion sexuelle presque obses­sion­nelle, et dans L’Événement (2000), sa bataille pour avor­ter clan­des­ti­ne­ment dans les années 1960. Son œuvre, c’est l’histoire de la vie d’une femme. L’histoire de la vie des femmes.

Lire aus­si l Laetitia Dosch : « Annie Ernaux est une super direc­trice d’actrice à sa façon »

Depuis plus de qua­rante ans, elle s’est atta­chée, avec une constance et une pré­ci­sion remar­quables, à recen­ser, sans jamais céder aux fio­ri­tures sty­listes, mais en véri­table écri­vaine, son intime, pour mieux le poli­ti­ser. Produisant là une œuvre qui tra­verse les époques et témoigne, un livre après l’autre, de son temps. « L’écriture per­met de sau­ver cette his­toire. Je n’écris pas l’Histoire, j’écris la mémoire. C’est l’Histoire dans une mémoire », nous disait-​elle en 2015. 

Si elle est aujourd’hui mon­dia­le­ment célé­brée, il ne faut pas oublier qu’elle aus­si a subi le sexisme, les moque­ries et des humi­lia­tions diverses pour avoir osé consi­gner avec tant de détails la réa­li­té de la vie d’une femme. Mais le corps et le vécu d’une femme ne sont pas, et n’ont jamais été, pour Annie Ernaux, un sujet mineur pour la lit­té­ra­ture. Un geste, en soi, fémi­niste. C’est en tout cas ce qu’elle a tou­jours défen­du, sans jamais se lais­ser inti­mi­der par la condes­cen­dance de cer­tains de ses pairs. Elle en est aujourd’hui féli­ci­tée, de la plus magis­trale des façons. Et ce sont toutes les femmes, les pas­sion­nées, les amou­reuses, les avor­tées, les gelées, les « char­ge­men­ta­li­sées », qui lui font la holà et lui disent mer­ci. Et nul doute que, lors de la remise du Nobel, à Stockholm, elle sera à la hau­teur de L’Événement.

Lire aus­si l Romane Bohringer : « Le regard sur le monde d'Annie Ernaux me rend meilleure »

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