Solène Ducrétot © Félicity Price
Solène Ducrétot, codirectrice du festival « Après la pluie : horizons écoféministes » (Tana Éditions). © Félicity Price

Solène Ducrétot : pour la pla­nète et pour les femmes, « l’écoféminisme veut faire des émo­tions un moteur de la lutte »

Pour la deuxième édi­tion du fes­ti­val éco­fé­mi­niste Après la pluie, qui se tient en ce moment même sur Instagram, ses orga­ni­sa­trices viennent de publier un magni­fique ouvrage, lui aus­si inti­tu­lé Après la pluie. S’y expriment nombre de per­son­na­li­tés éco­fé­mi­nistes, aux points de vue par­fois dia­mé­tra­le­ment oppo­sés. L’occasion de faire le point sur cette école de pen­sée, avec l’une des codi­rec­trices du bou­quin et du pro­jet : la jour­na­liste Solène Ducrétot.

Causette : Si l’on est déjà éco­lo, si l’on est déjà fémi­niste, à quoi sert l’écoféminisme ?
Solène Ducrétot : L’intérêt de l’écoféminisme est de com­battre les oppres­sions patriar­cales dans leur glo­ba­li­té, parce qu’on remarque que les oppres­sions exer­cées sur les femmes sont les mêmes que celles exer­cées sur la nature. On peut même tirer le fil encore plus loin et inclure éga­le­ment le racisme, les inéga­li­tés de classe, les droits des ani­maux… Le pre­mier but est de lever tous ces ver­rous. De trai­ter les ques­tions des femmes face au chan­ge­ment cli­ma­tique, pour­quoi elles sont les pre­mières vic­times de la séche­resse, ces choses-​là, et quelles solu­tions mettre en place pour les valo­ri­ser. Et de pen­ser l’actualité en mêlant tou­jours ces deux composantes.

« L’écoféminisme invite à reva­lo­ri­ser la notion de soin, que ce soit à tra­vers la pré­ser­va­tion de l’humain ou de la nature »

Que pourriez-​vous dire de l’actualité d’un point de vue éco­fé­mi­niste aujourd’hui, par exemple ?
S. D. : On pour­rait par­ler du prin­cipe du care et com­ment il est appli­qué. Surtout dans le contexte de la Covid-​19. On voit que tout ce sec­teur est com­po­sé en majo­ri­té de femmes : les aides-​soignantes, le per­son­nel médico-​social, les infir­mières… etc. Des emplois déva­lo­ri­sés et sous-​payés. Face à ça, l’écoféminisme invite à reva­lo­ri­ser la notion de soin, que ce soit à tra­vers la pré­ser­va­tion de l’humain ou de la nature. On se demande com­ment y arri­ver juri­di­que­ment. On a réus­si à don­ner des droits à des entre­prises, donc à des choses qui ne sont pas pal­pables phy­si­que­ment, alors pour­quoi on ne don­ne­rait pas des droits à la nature ? À un fleuve, par exemple ? Ça paraît fou, mais on n’a pas pas­sé ce cap-​là. Réfléchir dans ces termes-​là pour­rait nous faire chan­ger de para­digme et reva­lo­ri­ser nombre d’activités de soin, dont le care.

Comment don­ner corps à ces idéaux dans nos vies ? Pour cari­ca­tu­rer, faut-​il néces­sai­re­ment vivre dans une com­mu­nau­té de femmes, en Lozère, qui par­tage un pota­ger… ?
S. D. : Cela com­mence par des petites déci­sions indi­vi­duelles du quo­ti­dien, un peu comme l’écologie : en tant que femme, faire le choix quand on peut d’une contra­cep­tion qui ne nuise pas à l’environnement. Par exemple, ne plus prendre la pilule, parce que les hor­mones dans nos urines ne sont pas fil­trées par tous les sys­tèmes et se retrouvent dans l’océan, ce qui per­turbe la bio­di­ver­si­té océa­nique. Si l’on veut s’engager pour notre com­mu­nau­té, on peut œuvrer à reva­lo­ri­ser le rôle de mères. Fatima Ouassak, du Front de mères, est le porte-​flambeau de cette lutte éco­fé­mi­niste. Elle œuvre dans son quar­tier, à Bagnolet, pour faire pres­sion et inci­ter les écoles à pas­ser à une ali­men­ta­tion durable et végé­ta­rienne, ou créer des espaces verts devant les écoles, ce qui aide les femmes – qui res­tent les plus impli­quées dans l’éducation des enfants – lorsqu’elles doivent se poser et leur faire prendre le goû­ter après l’école, par exemple. C’est un enga­ge­ment éco­res­pon­sable qui per­met aux femmes de réin­ves­tir leur rôle dans la société.

Quelles en sont les grandes repré­sen­tantes, aujourd’hui ?
S. D. : À l’international, on peut citer Vandana Shiva. Son pro­jet est un très bon exemple de l’écoféminisme pratico-​pratique. Elle s’est ren­du compte que dans sa région, en Inde, Monsanto avait éta­bli des accords avec les pro­duc­teurs pour les four­nir en semences contre des ter­rains. Sauf que les graines que Monsanto leur don­nait avaient été modi­fiées pour ne pas pou­voir être replan­tées. Ce qui obli­geait chaque année les petits pay­sans à rache­ter des sacs de graines. Vandana Shiva a mobi­li­sé les femmes de la région, les a for­mées à la culture et à la récolte de graines endé­miques. Elle a même bâti une école pour conti­nuer à en for­mer d’autres. Aujourd’hui, ces femmes-​là dis­tri­buent et vendent à des prix nor­maux ce dont ont besoin les petits pay­sans pour qu’ils puissent tra­vailler dura­ble­ment, sans per­tur­ber la bio­di­ver­si­té de la région. Ce qui per­met aux femmes d’avoir à la fois un reve­nu et de retrou­ver un rôle, une place dans une socié­té très patriarcale.

« Le but du livre n’est pas d’essentialiser les femmes. Certaines autrices parlent des éner­gies fémi­nines et mas­cu­lines que l’on porte tous et toutes en nous, mais dans le but de s’émanciper de ces éti­quettes de genre, pour aller vers une socié­té glo­ba­le­ment plus ouverte à la spi­ri­tua­li­té, à la nature »

Le livre n’émet pas de cri­tique à l’encontre des cou­rants éco­fé­mi­nistes aux com­po­santes plus « fémi­nines » que fémi­nistes. Celles qui parlent volon­tiers de « fémi­nin sacré » et à qui une large part de fémi­nistes reproche d’essentialiser « LA » femme, sup­po­sée natu­rel­le­ment plus connec­tée à la Terre… Pourquoi ce choix ?
S. D. : Parce qu’on estime qu’il y a des bonnes choses à prendre dans ces branches-​là et que l’on pense que l’écoféminisme n’est fon­ciè­re­ment PAS essen­tia­li­sant. La peur de l’essentialisation se fonde sur un rac­cour­ci gros­sier, qui vou­drait que « femmes = vul­gaire = nature ». Cette cri­tique s’est sur­tout déve­lop­pée dans les années 1970. Cela a à voir avec le contexte : on sor­tait alors de siècles ter­ribles en matière de croyances sur le corps des femmes. Il y a une époque où on disait quand même que les règles empê­chaient le sang de remon­ter vers le cer­veau, ce qui expli­que­rait pour­quoi il serait mal irri­gué, plus petit, et pour­quoi les femmes seraient moins intel­li­gentes ! Alors, faire des com­pa­rai­sons avec la nature, c’était la bête noire, tout ce dont ce féminisme-​là essayait de s’émanciper… Je le répète, le but du livre n’est pas d’essentialiser les femmes. Certaines autrices parlent des éner­gies fémi­nines et mas­cu­lines que l’on porte tous et toutes en nous, mais dans le but de s’émanciper de ces éti­quettes de genre, pour aller vers une socié­té glo­ba­le­ment plus ouverte à la spi­ri­tua­li­té, aux cha­kras, à la nature… Des carac­té­ris­tiques sou­vent résu­mées comme des éner­gies du « fémi­nin sacré ». L’objectif est aus­si que les hommes se connectent à cette part d’énergie, qu’ils acceptent leur vul­né­ra­bi­li­té, l’empathie. Pour qu’ils s’occupent plus du care, par exemple. Pour aller vers plus d’égalité. De même que les femmes sont inci­tées à renouer avec les émo­tions de colère, de violence.

Mais cela revient quand même à uti­li­ser un voca­bu­laire dif­fé­ren­tia­liste, qui asso­cie encore vul­né­ra­bi­li­té et fémi­ni­té ou mas­cu­li­ni­té et agres­si­vi­té…
S. D. : La vul­né­ra­bi­li­té n’est pas l’attribut des femmes. C’est une émo­tion humaine qui est effec­ti­ve­ment plus por­tée par les femmes, à cause des normes gen­rées de la socié­té patriar­cale. Le même rai­son­ne­ment s’applique aux hommes et à leurs qua­li­tés sup­po­sées. En fait, le mes­sage prin­ci­pal est sur­tout de se recon­nec­ter à ses émo­tions. Ce mes­sage a été concep­tua­li­sé par Starhawk. Elle l’appelle le « pou­voir du dedans ». Ce pou­voir désigne les richesses inté­rieures que tout le monde détient. Il s’oppose au pou­voir « sur », celui du dehors en quelque sorte, qui désigne le sys­tème patriar­cal dans sa glo­ba­li­té. L’idée est de pas­ser du pou­voir « sur » au « pou­voir du dedans », à une socié­té qui prenne en compte les valeurs de cha­cun et de cha­cune. Une socié­té plus hori­zon­tale, que ce soit dans la famille, la manière dont on éduque nos enfants, l’entreprise : sor­tir du sys­tème du big boss qui gère toutes les déci­sions seul… C’est ins­tau­rer des entre­prises sous forme de Scop [socié­té coopé­ra­tive ouvrière et par­ti­ci­pa­tive, ndlr], des collectifs…

Apres la pluie
Après la pluie : hori­zons éco­fé­mi­nistes,
de Solène Ducrétot et Alice Jehan.
Tana Éditions, 222 pages, 22 euros.

L’écoféminisme com­porte une dimen­sion poé­tique impor­tante. On le voit à tra­vers les poèmes publiés dans le livre, mais aus­si dans l’écriture de presque toutes les autrices, qui nous invitent à appré­cier la sen­teur des ceri­siers, les ver­tus du mil­le­per­tuis… En quoi la poé­sie fait-​elle par­tie des luttes éco­fé­mi­nistes ?
S. D. : La poé­sie est impor­tante pour nous recon­nec­ter au sen­sible, au vivant et pour détruire la sépa­ra­tion nette entre nature et culture. C’est de là que vient la créa­ti­vi­té des éco­fé­mi­nistes. Car, c’est bien beau tous les dis­cours poli­tiques, uni­ver­si­taires, intel­li­gents, avec des grands mots… mais ce qui compte dans nos actions poli­tiques, c’est ce que ça pro­voque en nous, en tant qu’humains, der­rière. Donc ce que ça pro­voque sur nos émo­tions. Et nos sens. L’écoféminisme veut arrê­ter d’étouffer ce pan de nos vies et faire de ces émo­tions un moteur pour trou­ver des solu­tions constructives.

Pour suivre les confé­rences du fes­ti­val, rendez-​vous sur les lives Instagram des Engraineuses, le col­lec­tif éco­fé­mi­niste fon­dé par Solène Ducrétot et Alice Jehan. 

Vous êtes arrivé.e à la fin de la page, c’est que Causette vous passionne !

Aidez nous à accom­pa­gner les com­bats qui vous animent, en fai­sant un don pour que nous conti­nuions une presse libre et indépendante.

Faites un don
Partager

Cet article vous a plu ? Et si vous vous abonniez ?

Chaque jour, nous explorons l’actualité pour vous apporter des expertises et des clés d’analyse. Notre mission est de vous proposer une information de qualité, engagée sur les sujets qui vous tiennent à cœur (féminismes, droits des femmes, justice sociale, écologie...), dans des formats multiples : reportages inédits, enquêtes exclusives, témoignages percutants, débats d’idées… 
Pour profiter de l’intégralité de nos contenus et faire vivre la presse engagée, abonnez-vous dès maintenant !  

 

Une autre manière de nous soutenir…. le don !

Afin de continuer à vous offrir un journalisme indépendant et de qualité, votre soutien financier nous permet de continuer à enquêter, à démêler et à interroger.
C’est aussi une grande aide pour le développement de notre transition digitale.
Chaque contribution, qu'elle soit grande ou petite, est précieuse. Vous pouvez soutenir Causette.fr en donnant à partir de 1 € .

Articles liés