Face au phénomène d’empoisonnement des femmes au GHB en soirée, l’appel au boycott des bars et clubs lancé en Belgique pour ce vendredi 12 novembre fait tâche d’huile en France.
La fête dans les bars vendredi soir, ce sera sans elle. Eina*, membre du collectif féministe Héro·ïnes du Val d’Oise a décidé avec ses copines militantes de suivre le mouvement de boycott des lieux de nuit lancé en Belgique pour le 12 novembre afin de protester contre un phénomène semblant exploser ces derniers mois : les intoxications au GHB, dite « drogue du violeur » dans les bars et discothèques, sur l’ensemble du territoire français. « Nous souhaitons d’une part afficher notre solidarité envers les victimes, leur dire que nous les avons entendues et dire aux agresseurs que nous les voyons faire, détaille Eina. Il s’agit aussi de faire entendre nos revendications : notre droit à passer une soirée en sécurité. » Dans le concret, il s’agit d’exiger de faire « ajouter dans le cahier des charges des établissements de nuit un volet obligatoire de dispositif de prévention des violences sexistes et sexuelles » mais aussi que les dirigeant·es et le personnel soient formé·es à prendre en charge les victimes et à identifier ces délits (depuis 2018, administrer du GHB à une personne à son insu est passible de cinq ans de prison et de 75 000 euros d’amende). Et par-là même, responsabiliser les patron·nes de bars. Enfin, les militantes exigent un « accueil digne et respectueux » des victimes par les urgences médicales et la police.
Héro·ïnes du Val d’Oise s’est emparé du sujet car l’une de ses membres est persuadée d’avoir été témoin de l’empoisonnement de l’une de ses amies au O’SUllivan’s du XVIIIème arrondissement de Paris durant le week-end d’Halloween. « C’est arrivé après le deuxième verre de la soirée, vers 2h30 du matin, raconte Taeko* à Causette. Quinze minutes après avoir commencé à le boire, mon amie a ressenti des effets qui n’étaient pas du tout habituels. Elle a eu des bouffées de chaleur et s’est sentie partir, dans un état comateux. Elle est partie vomir aux toilettes, est revenue auprès de moi et à partir de ce moment-là, ça a été la dégringolade. Les bouffées de chaleur se sont intensifiées, elle se sentait plus capable de tenir sur ses jambes, elle s'écroulait. » Des symptômes typiques de la prise du GHB, qui poussent les deux jeunes femmes à trouver refuge « dans un coin du bar » où la fête bat alors son plein, à l'opposé de la sortie, pour pouvoir « respirer ». Taeko procure un verre d’eau à son amie, qui parvient à reprendre ses esprits et constate qu’elle a dû être droguée : « On s’est dit que ça ne pouvait pas être l’alcool puisque ce n’était que notre deuxième verre et que ma copine avait mangé et dormi correctement. » Lorsque les deux jeunes femmes parviennent à rejoindre la sortie, Taeko raconte l’incident et ses soupçons à un videur, qui lui demande qui a drogué son amie. « J’ai répondu que je n’en avais aucune idée et que nous avions besoin d’aide, se souvient-elle. Le gars m’a répondu : "non mais nous on s'occupe pas de ça, c'est pas notre problème, vous savez on a d'autres choses à gérer, si vous voulez vous vous mettez à l'intérieur mais c'est tout quoi". » Taeko finira par appeler les pompiers, qui transportent son amie à l’hôpital Bichat, où des tests sanguins et d’alcoolémie sont réalisés : les résultats sont négatifs. « Ils n’ont rien trouvé, explique Taeko, mais nous ont dit que pour eux, elle avait bel et bien été droguée au GHB, qui a la particularité d’être rapidement indétectable dans l’organisme. » Le GHB a cela de pernicieux qu’au bout de quelques heures, il ne laisse aucune trace.
62 témoignages reçus par Héro·ïnes du Val d'Oise
Dans la foulée de cette nuit cauchemardesque et dans un contexte où, dans plusieurs grandes villes de France, en Grande-Bretagne ou encore en Belgique, des centaines de femmes et parfois des hommes dénoncent les empoisonnements au GHB dont elles ont été victimes depuis le déconfinement, le collectif décide de lancer un appel à témoignages sur les réseaux sociaux, en axant sa demande sur le quartier parisien de Pigalle (à cheval sur les XVIIIème et IXème arrondissements). Depuis lundi 1er novembre, une soixantaine de récits concernant des faits qui se sont produits à Paris ont été recueillis. Les faits concernant Pigalle représentent à eux seuls la moitié des témoignages : 33, sur la période du 12 juillet au 6 novembre, dont 21 depuis le 22 octobre. Les autres témoignages se rapportent à d'autres quartiers ou des faits antérieurs à cet été. « Fort heureusement, les personnes qui nous ont raconté leur histoire n’ont pas été victimes d’agressions sexuelles, car elles ne se sont jamais retrouvées isolées, indique Eina. Mais nous avons plusieurs cas de vols d’affaires, un homme a même été frappé par des types qui se sont emparés de son sac. »
Malek Délégué, chroniqueur dans l’émission Balance ton post présentée par Cyril Hanouna, n’a pas attendu l’appel au boycott des bars pour fuir le monde de la nuit. Depuis cet été, le jeune homme voit venir à lui des amies mais aussi des inconnues, dans ses DM, l’interpellant sur une recrudescence des dangers que représente une simple virée en boîte. L’habitué des clubs en a perdu le goût de la fête. « A moi seul, j’ai spontanément reçu une dizaine de témoignages, dont un particulièrement grave : une jeune femme m’a dit avoir été droguée puis violée par un promotteur de soirées, explique-t-il à Causette. Et je me dis que si ça revient à mes oreilles, les patrons de clubs sont forcément au courant. » A force d’entendre des femmes lui dire que surveiller leurs verres n’a pas empêché qu’elles se retrouvent intoxiquées, Malek Délégué se demande : et si dans certains cas, c’était les serveurs eux-mêmes qui droguaient les verres ? En Belgique, le mouvement de boycott #BalanceTonBar est né après une affaire dans laquelle deux victimes sont persuadées d’avoir été droguées par le serveur du bar El Café. Le mouvement a ensuite essaimé en France, avec de nombreux comptes Instagram invitant dans chaque grande ville française à témoigner anonymement si on estime avoir été victime d'un empoisonnement au GHB. Les témoignages recueillis pointent parfois les serveurs.
Témoignages transmis à la police
Les observateur·trices du phénomène se posent des questions sur les motivations des drogueurs. Peu coûteux et facile à acheter, le GHB créé l'opportunité d'agresser sexuellement, de violer ou de voler. Mais à écouter certaines victimes raconter qu'elles étaient entourées et n'ont pas été abordées, le motif semble parfois plus flou. Certains seraient-ils prêts à en acheter par simple plaisir de les voir vaciller sous son effet ? La militante féministe française Anna Toumazoff, à l'origine de la libération de la parole sous le hashtag #SciencesPorcs, observe des similitudes avec les pratiques de bizutage aveugle dans les grandes écoles : « Dans certaines soirées d'intégration d'IEP, des groupes de personnes finissent à l'hôpital après avoir ingéré à leur insu du GHB, indique-t-elle à Causette. On dirait une manière de dire aux femmes "vous allez payer d'avoir voulu faire la fête". »
Difficile de faire la lumière sur ce qui pousse les empoisonneurs sans enquête policière. Eina déplore que dans les témoignages reçus par le collectif Héro·ïnes du Val d’Oise, de nombreuses victimes se soient vu rétorquer de la part des policiers : « Cela ne sert à rien de porter plainte, parce qu’il n’y a pas de preuve », à cause du fait que le GHB soit rapidement indétectable dans le sang. « Mais ce n’est pas aux victimes d’apporter les preuves, et d’ailleurs, seule la police peut exiger de récupérer les images des caméras des bars », souligne Eina. C'est pourquoi l'association a choisi la date du 12 novembre pour remettre l'ensemble des témoignages qu'elles ont reçus et rendus anonymes à la police. Selon les informations de Causette, le commissariat du XVIIIème arrondissement de Paris enquête actuellement sur trois affaires d’empoisonnement au GHB et rassemble les plaintes concernant Pigalle.
En Belgique, l’appel au boycott est lancé par l’Union féministe inclusive et autogérée (UFIA), qui réunit des collectifs et associations féministes de différents courants et a été mise sur pieds ces dernières semaines face à la prise de conscience de l’ampleur du phénomène d’intoxication au GHB. Une sorte « d’union sacrée » qui manifestera ce soir à 20h place Albertine dans le centre de Bruxelles pour la troisième fois depuis la mi-octobre. Anna Toumazoff, qui réside actuellement à Bruxelles et est fer de lance du mouvement, souligne que « plusieurs bars belges ont décidé d’apporter leur soutien aux victimes en annonçant tirer le rideau le soir du 12 novembre ». Pour les manifestant·es, l’enjeu est de dénoncer la gravité de la situation, dans un pays « profondément choqué par l’afflux de témoignages, venant ternir la culture de la fête qui en fait sa fierté ». La semaine dernière, l’UFIA a envoyé un courrier d’alerte aux 19 bourgmestres de la capitale belge, restée pour l’heure lettre morte. Elle exige des autorités qu’elles s’emparent de ce qui est devenu, pour beaucoup, « un sujet de santé publique ».
*Le prénom a été modifié