Exterior of Ecole Polytechnique de Montreal
L'extérieur de l'École Polytechnique de Montréal. ©DR / Wikipedia

Attentat du 6 décembre 1989 à Montréal : récit d’un fémi­ni­cide de masse long­temps pas­sé sous silence

Le 6 décembre 1989, qua­torze jeunes femmes sont assas­si­nées à l’École poly­tech­nique de Montréal. Si leur tueur a lais­sé une lettre expli­quant son geste par sa haine des fémi­nistes, il fau­dra attendre trente ans pour que le crime soit recon­nu comme ce qu’il est : un fémi­ni­cide de masse.

Ce mar­di soir, une poi­gnée de mili­tantes fémi­nistes se réuni­ra, comme chaque année, place du Québec, dans le VIe arron­dis­se­ment de Paris, pour se sou­ve­nir. Se sou­ve­nir des qua­torze jeune femmes tuées à l’École poly­tech­nique de Montréal le 6 décembre 1989 parce qu’elles étaient des femmes et qu’elles étu­diaient dans un domaine que certain·es disaient alors réser­vé aux hommes. Pour se sou­ve­nir aus­si, trente-​trois ans plus tard, du long com­bat qu’il a fal­lu mener pour que cette tue­rie soit consi­dé­rée comme ce qu’elle est : un fémi­ni­cide de masse. 

Montréal, le 6 décembre 1989. Dernière jour­née du semestre à « Poly », der­niers cours avant les exa­mens puis ce seront les vacances de Noël tant atten­dues. L’après-midi de ce mer­cre­di touche d'ailleurs à sa fin. Il est un peu plus de 17 heures lorsque Marc Lépine arrive à l’École Polytechnique, per­chée sur le mont Royal qui sur­plombe la ville. Dehors, il fait nuit, la neige tombe. L’homme de 25 ans, vêtu d’habits mili­taires, s’engouffre rapi­de­ment et monte direc­te­ment au deuxième étage du bâti­ment. Il connaît bien les lieux, il est venu faire du repé­rage à sept reprises la semaine d’avant. Lépine entre dans la salle C‑230.4, où soixante étudiant·es en ingé­nie­rie suivent la pré­sen­ta­tion d’un de leur cama­rade. « Les filles à gauche, les gar­çons à droite », lance l’homme qui vient de sor­tir une cara­bine de son sac de sport. Moment de flot­te­ment dans la classe, per­sonne ne bouge et l’un des deux pro­fes­seurs lui demande de sor­tir. En réponse, Marc Lépine tire un coup de feu en direc­tion du plafond. 

« Je hais les féministes »

« Les filles, au fond de la classe ! Les gars, sor­tez ! », s’énerve alors le jeune homme sui­vi de nou­veaux tirs de som­ma­tion. Un à un, les gar­çons et leurs deux pro­fes­seurs quittent la pièce. À l’intérieur, il ne reste que les neuf étu­diantes qui se sont regrou­pées dans un coin. « Savez-​vous pour­quoi vous êtes là ? », leur demande le tireur. « Non », ose l’une d’elles. « Vous êtes toutes des fémi­nistes et je hais les fémi­nistes », réplique-​t-​il froi­de­ment. « On n’est pas des fémi­nistes… », tente alors l’une des étu­diantes, dans l’espoir de le rai­son­ner. Sa phrase est immé­dia­te­ment inter­rom­pue par une salve de coups de feu. Lépine vient de vider son pre­mier char­geur sur les étu­diantes. Six d’entre elles, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-​Marie Lemay, Sonia Pelletier et Annie St-​Arneault meurent sur le coup. Trois sont griè­ve­ment blessées. 

Il est à pré­sent 17h10 et Marc Lépine vient de com­men­cer son mas­sacre. L’homme quitte la salle, déam­bule dans les cou­loirs en tirant sur toutes les femmes qu’il croise. Il abat ain­si Maryse Laganière et blesse quatre autres étu­diantes. Il emprunte ensuite l’escalator et par­court le troi­sième étage. Dans la café­té­ria, il tue Barbara-​Maria Klucznik-​Widajewicz, Geneviève Bergeron et Anne-​Marie Edward. Un peu plus loin, il pénètre une der­nière salle de cours et tue Maud Haviernick, Michèle Richard, Annie Turcotte et Maryse Leclair. Il achève cette der­nière avec son couteau. 

Onde de choc 

Il est 17h28 ou 17h29 lorsque le tueur pose son cou­teau et ses der­nières muni­tions. Il place son fusil entre ses jambes, cale son canon sous son men­ton et appuie sur la détente. Marc Lépine est mort. En une ving­taine de minutes, il vient de tuer qua­torze jeunes femmes, douze étu­diantes en ingé­nie­rie, une étu­diante infir­mière et une employée de l’université. Toutes avaient moins de trente ans. Il vient aus­si de bles­ser treize autres per­sonnes, dont dix jeunes femmes. 

La défla­gra­tion du choc est consi­dé­rable dans la socié­té qué­bé­coise. « Il faut ima­gi­ner qu’à l’époque, la vio­lence de masse n’est pas com­mune au Québec », sou­ligne l’historienne et fémi­niste Christelle Taraud, qui a récem­ment diri­gé le vaste ouvrage Féminicides : une his­toire mon­diale (La Découverte). Il faut aus­si rap­pe­ler qu'à l’aube des années 9o, la pro­vince du Québec incarne une socié­té pro­gres­siste, éga­li­taire et moderne où rien ne semble pou­voir frei­ner l’émancipation des femmes. « La Révolution tran­quille » des années 60 a en effet bou­le­ver­sé la région, jusque-​là encla­vée par la main­mise de l’Église. En vingt ans, les Québecoises obtiennent des avan­cées consi­dé­rables sur leurs droits, bien sou­vent plus rapi­de­ment qu’ailleurs, la décri­mi­ni­li­sa­tion de la contra­cep­tion et de l'avortement notam­ment. Le 6 décembre 1989 sonne donc comme un fatal back­lash. Car, il s’agit bien ici d’un atten­tat anti­fé­mi­niste. « Le pre­mier fémi­ni­cide de masse contem­po­rain reven­di­qué », pointe Christelle Taraud. 

Revendications poli­tiques

La lettre trou­vée par les policier·ières sur la dépouille du tueur ne laisse en effet aucun doute sur ses moti­va­tions : « Veillez noter que si je me sui­cide aujourd’hui (…) c’est bien pour des rai­sons poli­tiques. Car j’ai déci­dé d’envoyer ad patres les fémi­nistes qui m’ont tou­jours gâché la vie (…) J’ai déci­dé de mettre les bâtons dans les roues à ces vira­gos. Même si l’épithète “tireur fou” va m’être attri­bué dans les médias, je me consi­dère comme un éru­dit ration­nel (…) Les fémi­nistes ont tou­jours eux le dont (sic) de me faire rager. Elles veulent conser­ver les avan­tages des femmes (…) tout en s’accaparant de ceux des hommes. »

Dès les pre­mières heures s’engage pour­tant une bataille mémo­rielle pour expli­quer la tue­rie. La qua­li­fi­ca­tion de fémi­ni­cide de masse appa­raît comme une évi­dence aux yeux des mili­tantes fémi­nistes qué­bé­coises de l’époque. Mais dans la fou­lée du mas­sacre, com­mence à s’écrire un curieux scé­na­rio dans lequel les médias et le gou­ver­ne­ment qué­bé­cois peinent à affir­mer que ces futures ingé­nieures ont été tuées parce qu’elles étaient jus­te­ment des femmes. Dès le len­de­main, le pre­mier ministre du Québec, Robert Bourassa, déplore ain­si la mort tra­gique des vic­times sans jamais men­tion­ner leur genre tan­dis que l’éditorial du jour­nal qué­bé­cois Le Soleil titre sur « une tue­rie inex­pli­quée ». « “Je hais les fémi­nistes”, a lan­cé le tueur fou avant de tuer et de bles­ser les femmes mais cela ne prouve rien », y affirme le journaliste.

Sinistre liste

Si la police refuse de publier la lettre de reven­di­ca­tion de Lépine, elle dif­fuse le 7 décembre, une « annexe » écrite par le tueur et jointe à cette lettre. Dessus, une liste de dix-​neuf noms de femmes sui­vie de cette anno­ta­tion : « Ont toutes failli dis­pa­raître aujourd’hui. Le manque de temps (car je m’y suis mis trop tard) a per­mis que ces fémi­nistes radi­cales sur­vivent ». Sur cette liste, on trouve des poli­cières, des femmes poli­tiques, une syn­di­ca­liste, une vedette de la télé et des jour­na­listes. Beaucoup sont iden­ti­fiées et connues comme étant fémi­nistes. Parmi elles, la jour­na­liste de 34 ans Francine Pelletier. Trente-​trois ans après, ses sou­ve­nirs sont tou­jours intacts « à force peut-​être de racon­ter les choses », sou­ligne t‑elle à Causette.

Celle qui a com­men­cé sa car­rière en fon­dant La Vie en rose, un maga­zine d’actualité fémi­niste dans les années 80, est, en décembre 1989, chro­ni­queuse dans le quo­ti­dien natio­nal La Presse. « Mon rédac­teur en chef m’a appe­lé le len­de­main matin du mas­sacre en me disant de prendre une grande res­pi­ra­tion », se sou­vient l'ancienne jour­na­liste. Il lui apprend qu’elle fait par­tie de la funeste liste. « J'ai eu long­temps l'impression qu'elles ont été tuées à ma place mais bizar­re­ment je ne me suis pas sen­tie ciblée, je savais que ce n’était pas dans son plan de nous tuer, nous les femmes pré­sentes sur la liste. Je pense que c’était juste une façon pour lui d’alimenter la ter­reur », explique celle qui est aujourd'hui pro­fes­seure de jour­na­lisme à l'Université Concordia à Montréal. 

« Marc Lépine pen­sait avoir un droit natu­rel en tant qu’homme et ne sup­por­tait pas que des femmes puissent prendre sa place. »

Christelle Taraud, his­to­rienne et féministe. 

Francine Pelletier décide aus­si­tôt de divul­guer la liste à la Une du jour­nal et demande dans le même temps la publi­ca­tion de la lettre de reven­di­ca­tion du tueur à la police. Nouvelle stu­pé­fac­tion. La jour­na­liste va se battre pen­dant des mois contre la police, puis la jus­tice, pour avoir accès à la lettre de Lépine. En vain. La police et la jus­tice refusent pré­tex­tant ne pas vou­loir prendre le risque que cela donne des idées à d’autres. Ce n’est qu’en novembre 1990, quelques semaines avant le pre­mier anni­ver­saire du mas­sacre, que Francine Pelletier reçoit chez elle une enve­loppe ano­nyme dans laquelle se trouve une pho­to­co­pie de la lettre. Le quo­ti­dien La Presse la publie aus­si­tôt. « Je reste per­sua­dée que quelqu'un dans la police était fina­le­ment de mon côté », dit-​elle.

Les moti­va­tions sont désor­mais connues de tous·toutes : en assas­si­nant les étu­diantes de Polytechnique, Marc Lépine vou­lait punir toutes celles qui emprun­taient la voie de l’indépendance et de l'émancipation. « On a su plus tard qu’il avait vou­lu étu­dier à Polytechnique mais qu’il n’était pas assez bon pour inté­grer l'école, sou­ligne l'historienne Christelle Taraud. Il pen­sait avoir un droit natu­rel en tant qu’homme et n'a pas sup­por­té que des femmes puissent prendre sa place. »

Omerta 

Si les moti­va­tions sont désor­mais connues, rien ne se passe pour autant. Pendant des années, dans les médias qué­bé­cois comme dans la classe poli­tique, on conti­nue de par­ler d’un « cas iso­lé », rame­nant sans cesse à la folie de Marc Lépine et s’entêtant à pas­ser sous silence la dimen­sion poli­tique de la tue­rie de « Poly ». « Pour tout le monde, il fal­lait tour­ner la page », pointe Francine Pelletier regret­tant jusqu'à aujourd'hui qu’aucune enquête par­le­men­taire n'ait été ouverte à ce jour. « Il y a eu de belles com­mé­mo­ra­tions mais jamais de tra­vail appro­fon­di sur la nature de cet acte. »

« Pour moi, il y a eu deux tra­gé­dies ce jour-​là, poursuit-​elle. La pre­mière, c’est l’assassinat de ces qua­torze jeunes filles, tuées parce qu’elles occu­paient leur place de femmes. La deuxième tra­gé­die, c’est le déni qu’on a vécu après. » Il a fal­lu attendre le 25ème anni­ver­saire de la tue­rie, le 6 décembre 2014, pour que le maire de Montréal, le pre­mier ministre du Québec ain­si que des per­son­na­li­tés poli­tiques et média­tiques rendent hom­mage aux vic­times, tuées « parce qu’elles étaient des femmes ». Il fau­dra encore cinq ans de plus pour par­ler expli­ci­te­ment d’un « atten­tat anti­fé­mi­niste ». Le 6 décembre 2019, la muni­ci­pa­li­té de Montréal fait en effet modi­fier la plaque com­mé­mo­ra­tive place du 6‑décembre-​1989, à Montréal. Elle men­tionne enfin que « qua­torze femmes ont été assas­si­nées lors d’un atten­tat anti­fé­mi­niste ». La pre­mière plaque, rédi­gée en 1999, indi­quait seule­ment « la tra­gé­die sur­ve­nue à l’École poly­tech­nique ».

Désillusion col­lec­tive

Pourquoi a‑t-​il fal­lu attendre si long­temps pour admettre que ces qua­torze femmes avaient été abat­tues en rai­son de leur genre ? Comment expli­quer que le Québec ait pré­fé­ré fer­mer les yeux pen­dant trois décen­nies ? Pour l’historienne Christelle Taraud, recon­naître la nature anti­fé­mi­niste de l’acte de Lépine, c’est admettre que la socié­té qué­bé­coise n’était pas le modèle pro­gres­siste et éga­li­taire qu’elle croyait avoir construit. Une idée alors incon­ce­vable pour une large par­tie des Québécois·es. « C’est là que j’ai com­pris à quel point, nous, les fémi­nistes, avions été naïves pour pen­ser qu’il n’y avait aucun res­sen­ti­ment d’hommes face à la libé­ra­tion des femmes », affirme de son côté Francine Pelletier.

Trente-​trois ans après le fémi­ni­cide de masse de « Poly », Francine Pelletier se ren­dra, ce 6 décembre 2022, comme chaque année à la céré­mo­nie com­mé­mo­ra­tive devant l’École. « Cet atten­tat a affec­té notre socié­té mais aus­si ma propre vie, sou­ligne l’ancienne jour­na­liste. Je sais que la bles­sure ne se refer­me­ra jamais entiè­re­ment. » En effet, trois décen­nies après, le Québec semble tou­jours en phase de cicatrisation. 

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