Le 6 décembre 1989, quatorze jeunes femmes sont assassinées à l’École polytechnique de Montréal. Si leur tueur a laissé une lettre expliquant son geste par sa haine des féministes, il faudra attendre trente ans pour que le crime soit reconnu comme ce qu’il est : un féminicide de masse.
Ce mardi soir, une poignée de militantes féministes se réunira, comme chaque année, place du Québec, dans le VIe arrondissement de Paris, pour se souvenir. Se souvenir des quatorze jeune femmes tuées à l’École polytechnique de Montréal le 6 décembre 1989 parce qu’elles étaient des femmes et qu’elles étudiaient dans un domaine que certain·es disaient alors réservé aux hommes. Pour se souvenir aussi, trente-trois ans plus tard, du long combat qu’il a fallu mener pour que cette tuerie soit considérée comme ce qu’elle est : un féminicide de masse.
Montréal, le 6 décembre 1989. Dernière journée du semestre à « Poly », derniers cours avant les examens puis ce seront les vacances de Noël tant attendues. L’après-midi de ce mercredi touche d'ailleurs à sa fin. Il est un peu plus de 17 heures lorsque Marc Lépine arrive à l’École Polytechnique, perchée sur le mont Royal qui surplombe la ville. Dehors, il fait nuit, la neige tombe. L’homme de 25 ans, vêtu d’habits militaires, s’engouffre rapidement et monte directement au deuxième étage du bâtiment. Il connaît bien les lieux, il est venu faire du repérage à sept reprises la semaine d’avant. Lépine entre dans la salle C‑230.4, où soixante étudiant·es en ingénierie suivent la présentation d’un de leur camarade. « Les filles à gauche, les garçons à droite », lance l’homme qui vient de sortir une carabine de son sac de sport. Moment de flottement dans la classe, personne ne bouge et l’un des deux professeurs lui demande de sortir. En réponse, Marc Lépine tire un coup de feu en direction du plafond.
« Je hais les féministes »
« Les filles, au fond de la classe ! Les gars, sortez ! », s’énerve alors le jeune homme suivi de nouveaux tirs de sommation. Un à un, les garçons et leurs deux professeurs quittent la pièce. À l’intérieur, il ne reste que les neuf étudiantes qui se sont regroupées dans un coin. « Savez-vous pourquoi vous êtes là ? », leur demande le tireur. « Non », ose l’une d’elles. « Vous êtes toutes des féministes et je hais les féministes », réplique-t-il froidement. « On n’est pas des féministes… », tente alors l’une des étudiantes, dans l’espoir de le raisonner. Sa phrase est immédiatement interrompue par une salve de coups de feu. Lépine vient de vider son premier chargeur sur les étudiantes. Six d’entre elles, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier et Annie St-Arneault meurent sur le coup. Trois sont grièvement blessées.
Il est à présent 17h10 et Marc Lépine vient de commencer son massacre. L’homme quitte la salle, déambule dans les couloirs en tirant sur toutes les femmes qu’il croise. Il abat ainsi Maryse Laganière et blesse quatre autres étudiantes. Il emprunte ensuite l’escalator et parcourt le troisième étage. Dans la cafétéria, il tue Barbara-Maria Klucznik-Widajewicz, Geneviève Bergeron et Anne-Marie Edward. Un peu plus loin, il pénètre une dernière salle de cours et tue Maud Haviernick, Michèle Richard, Annie Turcotte et Maryse Leclair. Il achève cette dernière avec son couteau.
Onde de choc
Il est 17h28 ou 17h29 lorsque le tueur pose son couteau et ses dernières munitions. Il place son fusil entre ses jambes, cale son canon sous son menton et appuie sur la détente. Marc Lépine est mort. En une vingtaine de minutes, il vient de tuer quatorze jeunes femmes, douze étudiantes en ingénierie, une étudiante infirmière et une employée de l’université. Toutes avaient moins de trente ans. Il vient aussi de blesser treize autres personnes, dont dix jeunes femmes.
La déflagration du choc est considérable dans la société québécoise. « Il faut imaginer qu’à l’époque, la violence de masse n’est pas commune au Québec », souligne l’historienne et féministe Christelle Taraud, qui a récemment dirigé le vaste ouvrage Féminicides : une histoire mondiale (La Découverte). Il faut aussi rappeler qu'à l’aube des années 9o, la province du Québec incarne une société progressiste, égalitaire et moderne où rien ne semble pouvoir freiner l’émancipation des femmes. « La Révolution tranquille » des années 60 a en effet bouleversé la région, jusque-là enclavée par la mainmise de l’Église. En vingt ans, les Québecoises obtiennent des avancées considérables sur leurs droits, bien souvent plus rapidement qu’ailleurs, la décriminilisation de la contraception et de l'avortement notamment. Le 6 décembre 1989 sonne donc comme un fatal backlash. Car, il s’agit bien ici d’un attentat antiféministe. « Le premier féminicide de masse contemporain revendiqué », pointe Christelle Taraud.
Revendications politiques
La lettre trouvée par les policier·ières sur la dépouille du tueur ne laisse en effet aucun doute sur ses motivations : « Veillez noter que si je me suicide aujourd’hui (…) c’est bien pour des raisons politiques. Car j’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie (…) J’ai décidé de mettre les bâtons dans les roues à ces viragos. Même si l’épithète “tireur fou” va m’être attribué dans les médias, je me considère comme un érudit rationnel (…) Les féministes ont toujours eux le dont (sic) de me faire rager. Elles veulent conserver les avantages des femmes (…) tout en s’accaparant de ceux des hommes. »
Dès les premières heures s’engage pourtant une bataille mémorielle pour expliquer la tuerie. La qualification de féminicide de masse apparaît comme une évidence aux yeux des militantes féministes québécoises de l’époque. Mais dans la foulée du massacre, commence à s’écrire un curieux scénario dans lequel les médias et le gouvernement québécois peinent à affirmer que ces futures ingénieures ont été tuées parce qu’elles étaient justement des femmes. Dès le lendemain, le premier ministre du Québec, Robert Bourassa, déplore ainsi la mort tragique des victimes sans jamais mentionner leur genre tandis que l’éditorial du journal québécois Le Soleil titre sur « une tuerie inexpliquée ». « “Je hais les féministes”, a lancé le tueur fou avant de tuer et de blesser les femmes mais cela ne prouve rien », y affirme le journaliste.
Sinistre liste
Si la police refuse de publier la lettre de revendication de Lépine, elle diffuse le 7 décembre, une « annexe » écrite par le tueur et jointe à cette lettre. Dessus, une liste de dix-neuf noms de femmes suivie de cette annotation : « Ont toutes failli disparaître aujourd’hui. Le manque de temps (car je m’y suis mis trop tard) a permis que ces féministes radicales survivent ». Sur cette liste, on trouve des policières, des femmes politiques, une syndicaliste, une vedette de la télé et des journalistes. Beaucoup sont identifiées et connues comme étant féministes. Parmi elles, la journaliste de 34 ans Francine Pelletier. Trente-trois ans après, ses souvenirs sont toujours intacts « à force peut-être de raconter les choses », souligne t‑elle à Causette.
Celle qui a commencé sa carrière en fondant La Vie en rose, un magazine d’actualité féministe dans les années 80, est, en décembre 1989, chroniqueuse dans le quotidien national La Presse. « Mon rédacteur en chef m’a appelé le lendemain matin du massacre en me disant de prendre une grande respiration », se souvient l'ancienne journaliste. Il lui apprend qu’elle fait partie de la funeste liste. « J'ai eu longtemps l'impression qu'elles ont été tuées à ma place mais bizarrement je ne me suis pas sentie ciblée, je savais que ce n’était pas dans son plan de nous tuer, nous les femmes présentes sur la liste. Je pense que c’était juste une façon pour lui d’alimenter la terreur », explique celle qui est aujourd'hui professeure de journalisme à l'Université Concordia à Montréal.
Francine Pelletier décide aussitôt de divulguer la liste à la Une du journal et demande dans le même temps la publication de la lettre de revendication du tueur à la police. Nouvelle stupéfaction. La journaliste va se battre pendant des mois contre la police, puis la justice, pour avoir accès à la lettre de Lépine. En vain. La police et la justice refusent prétextant ne pas vouloir prendre le risque que cela donne des idées à d’autres. Ce n’est qu’en novembre 1990, quelques semaines avant le premier anniversaire du massacre, que Francine Pelletier reçoit chez elle une enveloppe anonyme dans laquelle se trouve une photocopie de la lettre. Le quotidien La Presse la publie aussitôt. « Je reste persuadée que quelqu'un dans la police était finalement de mon côté », dit-elle.
Les motivations sont désormais connues de tous·toutes : en assassinant les étudiantes de Polytechnique, Marc Lépine voulait punir toutes celles qui empruntaient la voie de l’indépendance et de l'émancipation. « On a su plus tard qu’il avait voulu étudier à Polytechnique mais qu’il n’était pas assez bon pour intégrer l'école, souligne l'historienne Christelle Taraud. Il pensait avoir un droit naturel en tant qu’homme et n'a pas supporté que des femmes puissent prendre sa place. »
Omerta
Si les motivations sont désormais connues, rien ne se passe pour autant. Pendant des années, dans les médias québécois comme dans la classe politique, on continue de parler d’un « cas isolé », ramenant sans cesse à la folie de Marc Lépine et s’entêtant à passer sous silence la dimension politique de la tuerie de « Poly ». « Pour tout le monde, il fallait tourner la page », pointe Francine Pelletier regrettant jusqu'à aujourd'hui qu’aucune enquête parlementaire n'ait été ouverte à ce jour. « Il y a eu de belles commémorations mais jamais de travail approfondi sur la nature de cet acte. »
« Pour moi, il y a eu deux tragédies ce jour-là, poursuit-elle. La première, c’est l’assassinat de ces quatorze jeunes filles, tuées parce qu’elles occupaient leur place de femmes. La deuxième tragédie, c’est le déni qu’on a vécu après. » Il a fallu attendre le 25ème anniversaire de la tuerie, le 6 décembre 2014, pour que le maire de Montréal, le premier ministre du Québec ainsi que des personnalités politiques et médiatiques rendent hommage aux victimes, tuées « parce qu’elles étaient des femmes ». Il faudra encore cinq ans de plus pour parler explicitement d’un « attentat antiféministe ». Le 6 décembre 2019, la municipalité de Montréal fait en effet modifier la plaque commémorative place du 6‑décembre-1989, à Montréal. Elle mentionne enfin que « quatorze femmes ont été assassinées lors d’un attentat antiféministe ». La première plaque, rédigée en 1999, indiquait seulement « la tragédie survenue à l’École polytechnique ».
Désillusion collective
Pourquoi a‑t-il fallu attendre si longtemps pour admettre que ces quatorze femmes avaient été abattues en raison de leur genre ? Comment expliquer que le Québec ait préféré fermer les yeux pendant trois décennies ? Pour l’historienne Christelle Taraud, reconnaître la nature antiféministe de l’acte de Lépine, c’est admettre que la société québécoise n’était pas le modèle progressiste et égalitaire qu’elle croyait avoir construit. Une idée alors inconcevable pour une large partie des Québécois·es. « C’est là que j’ai compris à quel point, nous, les féministes, avions été naïves pour penser qu’il n’y avait aucun ressentiment d’hommes face à la libération des femmes », affirme de son côté Francine Pelletier.
Trente-trois ans après le féminicide de masse de « Poly », Francine Pelletier se rendra, ce 6 décembre 2022, comme chaque année à la cérémonie commémorative devant l’École. « Cet attentat a affecté notre société mais aussi ma propre vie, souligne l’ancienne journaliste. Je sais que la blessure ne se refermera jamais entièrement. » En effet, trois décennies après, le Québec semble toujours en phase de cicatrisation.