Pendant un an et demi, Constance Vilanova, qui collabore avec Causette, a enquêté sur les violences sexuelles dans l’Église, mettant en lumière la libération de la parole de ces « servantes de Dieu » dans le sillage de #MeToo. Du Vatican à l’Inde en passant par la France et le continent africain, la journaliste a dû convaincre les victimes de livrer leur histoire, ainsi que déjouer la réticence des autorités ecclésiastiques à être mises face à leurs responsabilités. Elle publie aujourd’hui le fruit de ce travail, Religieuses abusées, le grand silence, aux éditions Arpège. Bonnes feuilles par ici et interview ci-dessous.
Causette : Qu’est-ce qui vous a amenée à entreprendre cette enquête ?
Constance Vilanova : J’ai commencé à travailler sur les violences sexuelles au sein de l'Église lors d'un CDD au journal La Croix, à l’été 2018, au moment où des religieuses, motivées par la déflagration #MeToo, commençaient à dénoncer les abus, les agressions, voire les viols qu’elles avaient elles-mêmes subis de la part d’hommes d’Église, la plupart supérieurs hiérarchiques ou accompagnateurs spirituels. Une de mes sources – un « père blanc », comme on nomme ces missionnaires européens officiant en Afrique – m’a suggéré de m’intéresser plus précisément au continent africain, car, selon elle, il y avait beaucoup d’abus au sein des congrégations là-bas. Après la parution de l’article en janvier 2019, j’ai été contactée par la maison d’édition Arpège pour poursuivre ce travail dans un livre. Écrire sur ce sujet pour une maison d’édition catholique m’a permis d’obtenir la confiance de mes sources, car le milieu craint l’enquête à charge, sensationnaliste.
Je crois que le fait de n’être moi-même pas catholique m’a permis de prendre du recul durant l’enquête, non pas sur les faits, qui m’ont bouleversée, mais disons que je n’ai pas eu en plus à être ébranlée dans ma foi dans l’institution.
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Tout un chapitre de votre livre porte en effet sur les deux rapports de sœurs britanniques, rendus au Vatican en 1994 et 1998, sur de multiples affaires étouffées de violences sexuelles commises sur des sœurs sur plusieurs continents mais particulièrement en Afrique. Ces rapports, étouffés eux aussi, feront l’objet de révélations dans la presse en 2001, sans grand écho, comme vous le montrez. Vous vous êtes intéressée à la situation actuelle en Afrique. Qu’est-ce qui a changé ?
C. V. : Dans ces pays, le cléricalisme est encore toujours plus prononcé qu’en Europe : dans certaines congrégations, le prêtre a un rôle quasi politique, de nature à le renforcer dans son statut social et dans sa puissance masculine. Par ailleurs, dans les pays en développement, les sœurs intègrent les ordres très jeunes, pour ne plus être une charge pour leur famille et aussi parce qu’avoir un enfant servant l’Église est une forme de promotion sociale. Conséquence : elles grandissent sans être conscientes des dangers et, arrivées jeunes femmes, certaines ne voient pas à mal lorsque le curé leur demande de passer dans sa chambre.
Ces facteurs expliquent que dans les pays africains pauvres les abus demeurent plus nombreux qu’ailleurs. Mais les choses bougent ici aussi, au niveau des supérieur·eures des couvents et congrégations. Prenons l’exemple de l’entrée d’une religieuse dans un couvent : traditionnellement, elle doit obtenir une lettre de recommandation du curé de sa paroisse, sauf que le curé va parfois lui demander en échange une faveur sexuelle. Beaucoup de mères supérieures ont donc choisi de ne plus demander de lettre de recommandation pour les protéger.
Autre signe d’une volonté de lutter contre ces violences sexuelles : dans certains couvents au Kenya, les confessionnaux disposent d’une vitre transparente afin que tout un chacun puisse voir ce qui s’y passe. Il faut savoir que l’accompagnement spirituel est trop souvent mené par des hommes, alors que laïcs comme religieuses peuvent le prendre en charge. Petit à petit, dans l’architecture des couvents, on est en train de changer les choses et de donner plus de pouvoir aux femmes.
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée en travaillant sur ces sujets ?
C. V. : Le fait de me rendre compte que les mécanismes d’emprise sont les mêmes partout, en France, en Italie, en Inde ou ailleurs ; peu importe le niveau de développement ou la culture. Ces agressions et viols apparaissent toujours après l’installation d’une emprise mentale, c’est très rare que cela arrive spontanément. C’est ce que j’appelle l’abus spirituel, précédant la violence physique. Un homme va profiter de son statut supérieur et de la confiance que la victime lui offre, pensant intégrer un milieu protégé dans lequel les hommes se sont défaits de leurs désirs comme de leur propension à la violence. Ils instrumentalisent alors en leur faveur le sentiment religieux pour contraindre leurs proies.
Comment cette emprise se construit-elle ?
C. V. : Cela fonctionne parce que ces femmes ont été conditionnées à l’obéissance, et l’organisation – elles accomplissent souvent un immense travail ménager gratuit pour les congrégations confinant parfois à l’esclavage – les maintient dans cette soumission. Quand on a 5 euros par mois d’argent de poche comme les religieuses indiennes, on ne peut pas forcément s’enfuir. Et quitter la communauté, c’est être en échec vis-à-vis de sa famille et de soi, c’est souvent honteux.
Les victimes que vous avez rencontrées ont-elles perdu leur foi en même temps que leur confiance dans l’institution ?
C. V. : La majorité d’entre elles ont encore la foi et continuent de mener une vie spirituelle toujours riche. Elles ne vont juste plus à l’église, car elles n’ont en effet plus confiance dans ses représentants. Mais la déflagration du documentaire d’Arte, Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, en 2019, leur a permis de se rendre compte qu’elles n’étaient pas seules. À travers les continents, elles se sont mises en relation sur les réseaux sociaux et se soutiennent sororalement. En fait, grâce aux réseaux sociaux, les religieuses abusées ne sont plus coupées du monde, et l’Église doit désormais composer avec.
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À vos yeux, comment l’Église devrait-elle combattre cette culture du viol en son sein ?
C. V. : Assurément en laissant plus de places aux femmes, en les intégrant au pouvoir, qu’elles réclament. Il faut qu’elles soient écoutées et entendues. Au Vatican, elles sont souvent surdiplômées et on les retrouve à faire la cuisine pour les évêques.
En ce sens, le pape François ouvre un chemin. Certes, il a un discours problématiques sur l’IVG et le mariage pour tous, mais il s’est engagé – en opposition avec la droite catholique – sur les migrants et la place des femmes dans l’Église.
Il faudrait aussi des formations obligatoires (il en existe quelques-unes optionnelles) à la maturité affective et au consentement au sein de l’Église. Ce n’est pas comme si on découvrait son gros problème de base avec la sexualité. Il faut éduquer les prêtres ! Pour l’heure, ils sont trop nombreux à recevoir une formation coupée des réalités du monde, une formation de princes.
Religieuses abusées, le grand silence, de Constance Vilanova. Éditions Artège. Sortie le 7 octobre.