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Rachida Brakni © Dorian Prost

Avec son livre “Kaddour”, Rachida Brakni vou­lait offrir à son père, “qui ne savait ni lire ni écrire, le plus beau des manteaux”

Actrice et réa­li­sa­trice enga­gée, Rachida Brakni se révèle aus­si écri­vaine. Dans Kaddour, son pre­mier livre, elle rend hom­mage à son père et, à tra­vers lui, porte la voix de nom­breux exilés. 

Avant d'écrire ce livre, Rachida Brakni n'avait jamais cher­ché à per­cer les mys­tères de ce père silen­cieux : son enfance d’orphelin très pauvre en Algérie, sa vie de chauf­feur rou­tier en France, son corps cabos­sé, son humour à toute épreuve et sa déter­mi­na­tion à éle­ver sa fille dans un monde libre, affran­chi des humi­lia­tions ordi­naires que subissent les mino­ri­tés. À tra­vers ce récit bou­le­ver­sant, tout en grâce et en musi­ca­li­té, Rachida Brakni porte les voix de nombreux·euses exilé·es qui, comme son père, orchestrent leur vie pour ten­ter d’honorer une pro­messe par­fois vouée à l’échec : (re)trouver des racines. Entretien.

Causette : Votre récit s’ouvre le jour de la mort de votre père, Kaddour, un 15 août 2020, et se ter­mine le jour de son enter­re­ment. Pendant ces cinq jours de brou­ha­ha fami­lial, vous cher­chez à déchif­frer les silences pour racon­ter sa vie. Avez-​vous vrai­ment com­men­cé à écrire ce livre à ce moment-​là ? 
Rachida Brakni : Ce n’est que neuf mois après la mort de mon père que j’ai pu com­men­cer à écrire sur lui. Le point de départ, c’est la relec­ture de La Place, d’Annie Ernaux. Je l’avais lu une pre­mière fois à 23 ans et je l’ai relu à la mort de mon père. Pendant long­temps, c’est dans la lit­té­ra­ture étran­gère que je trou­vais des échos à mon his­toire : James Baldwin, Zadie Smith, Toni Morrison, Imbolo Mbue et jusqu’à Yukio Mishima. Je suis allée loin pour com­prendre ce que je res­sen­tais. Et je me deman­dais pour­quoi, en France, la lit­té­ra­ture ne s’emparait pas de ce récit natio­nal. En reli­sant ce roman d’Annie Ernaux, j’ai tra­ver­sé une défla­gra­tion. Le por­trait qu’elle des­sine de son père et le sien en fili­grane ont eu une réso­nance très forte. J’ai alors réa­li­sé que mon père avait été un homme que je ne connais­sais qu’en sur­face. On parle sou­vent de la condi­tion des immi­grés. On uti­lise ce terme géné­rique sans rendre compte des par­cours sin­gu­liers. Moi-​même, j’avais fina­le­ment empri­son­né mon père dans cette nar­ra­tion col­lec­tive. Les jours qui ont sui­vi sa mort, dans cette mai­son pleine où je crai­gnais que mon deuil me soit confis­qué, j’ai au contraire pris ma part de cha­grin. Et j’ai sen­ti l’impérieuse néces­si­té de dire quelle avait été notre rela­tion et qui il était. Je vou­lais offrir à mon père, qui ne savait ni lire ni écrire, le plus beau des man­teaux. Par égard pour lui, je me devais de confec­tion­ner ce récit comme une bro­de­rie, d’en tra­vailler le style, la pul­sa­tion. Pour l’anecdote, au moment où j’écrivais ce livre, Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de lit­té­ra­ture et j’ai été invi­tée à lire un extrait de La Place en sa pré­sence. Je n’ai jamais autant trem­blé de ma vie. Mais j’y ai aus­si vu un signe, une auto­ri­sa­tion. Comme si elle me trans­met­tait un témoin pour conti­nuer de tis­ser ce dialogue. 

L’un des mys­tères qui tra­versent le livre, c’est celui de com­prendre pour­quoi votre père insis­tait tant pour être enter­ré en Algérie. Avez-​vous réus­si à répondre à cette ques­tion ? 
R.B :
Il a quit­té son pays et rêvait, comme beau­coup d’autres, de retrou­ver sa terre per­due. À mesure que ses enfants gran­dis­saient – mes frères, ma sœur et moi –, il voyait ce rêve s’éloigner. Il s’est alors ins­tal­lé ici, bon an mal an, dans ce ter­ri­toire qui était une zone grise. Il a vécu tiraillé entre un pays natal qui n’était plus tout à fait le sien, puisque son his­toire conti­nuait de s’écrire sans lui, et un pays d’accueil où tout concou­rait à lui rap­pe­ler qu’il n’était pas né ici. Dans le livre, je raconte qu’à par­tir du moment où il a per­du son tra­vail pour inva­li­di­té, il a pas­sé son temps à faire ses bagages pour ren­trer en Algérie. Une fois en Algérie, il reve­nait ici plus tôt que pré­vu parce qu’il tour­nait en rond. Il n’était guère mieux là-​bas qu’ici. Cette souf­france qui a été la sienne, en Algérie et ensuite en France, où il a pas­sé sa vie à tra­vailler, tra­vailler… y est pour beau­coup, je pense, dans l’ambivalence de cette quête d’identité. Il avait déjà don­né tant de lui-​même à la France qu’il vou­lait gar­der une part de lui pour l’Algérie. Mais qu’on ne se méprenne pas, qu’on ne cherche pas à y voir une décla­ra­tion d’amour à sa patrie d’origine. Il est sim­ple­ment allé au moindre mal. Ce qui me bou­le­verse aujourd’hui, c’est que, dans ma famille, comme dans un grand nombre de familles immi­grées, les hommes ne rentrent sur leur terre natale que les pieds devant. Les femmes, à l’inverse, veulent sou­vent être enter­rées près de leurs enfants. Je n’ai pas de chiffres, mais c’est très fré­quent. L’exil, jusque dans la mort, déchire les familles. 

Vous dites que votre père vous a affran­chie des inéga­li­tés de genre, peut-​être sans s’en rendre compte…
R.B : Un jour, une voi­sine est venue son­ner à la porte pour le mettre en garde, lui dire que je par­lais à des gar­çons de la cité et qu’il fal­lait prendre garde si nous vou­lions gar­der notre bonne répu­ta­tion. Avant de lui cla­quer la porte au nez, il lui a répon­du : “Je ne sais pas de quelle fille vous par­lez, je n’ai que des gar­çons.” Comment vous dire à quel point cette réponse a été la clé de voûte de mon rap­port au monde. En disant cela, il ne fai­sait pas insulte à mon sexe, au contraire ! C’était une façon de m’en affran­chir. Ma mère, de son côté, ne se serait jamais défi­nie comme “fémi­niste”, mais pour moi elle l’était ! Elle avait ce geste [Rachida Brakni montre ses deux bras, ndlr]. Et elle disait : “Ma fille, ne compte que là-​dessus. Ne compte que sur tes deux bras ! Les hommes, ça va, ça vient.” Pour moi, ces phrases sont des cadeaux. Et c’est aus­si en obser­vant la façon dont mes parents étaient trai­tés que j’ai res­sen­ti un tel besoin de m’émanciper par les études. Je ne sup­por­tais pas, par exemple, que cer­taines per­sonnes se per­mettent de tutoyer mes parents. Ce pater­na­lisme, je le trou­vais abso­lu­ment détes­table. En gran­dis­sant, j’ai déci­dé que les mots seraient mon armure. La langue fran­çaise me per­met­trait de pro­té­ger leurs droits, de por­ter leurs voix. Et peut-​être même, par rico­chets, la voix d’autres familles qui ne pou­vaient pas se pro­té­ger ni s’émanciper. 

Votre fils vous dit un jour que vous sem­blez avoir été très mal­heu­reuse dans votre enfance. Est-​ce aus­si pour lui répondre que vous avez écrit ce livre ?
R.B : Ce jour où il m’a dit “Maman, à chaque fois que tu parles de Bouya et Mouima (mamie et papi en arabe), on dirait que tu n’étais pas heu­reuse” a été un coup de poi­gnard et un déclen­cheur. Je crois que c’est inhé­rent aux familles d’extraction modeste. Quand on réus­sit éco­no­mi­que­ment, on a peur de faire des enfants ingrats et pri­vi­lé­giés, qui trouvent banal d’aller au res­tau­rant, au théâtre et au ciné­ma… Alors on n’invoque nos sou­ve­nirs d’enfance qu’à tra­vers le prisme du manque. Or, mon enfance était heu­reuse. Ce n’était pas un bon­heur clin­quant ni osten­ta­toire. Mais il y avait, chez moi, l’essentiel. Mon père avait un humour fou, cet humour que l’on appelle la “poli­tesse des pauvres”. Il tour­nait tout en déri­sion. Il met­tait en place des stra­ta­gèmes pour cacher ses fai­blesses en nous fai­sant rire. Par exemple, quand il devait rem­plir un man­dat à la poste et qu’il se ban­dait la main pour dire qu’il était bles­sé. Ou quand il devait se rendre à une adresse et qu’il bais­sait la vitre pour dire : “Je n’ai pas mes lunettes, pouvez-​vous me dire ce qui est écrit sur ce pan­neau.” Imaginez, il était chauf­feur rou­tier ! Il regor­geait d’astuces, c’était le sys­tème de la débrouille.

Vous le disiez, la langue fran­çaise est deve­nue votre bou­clier pour pro­té­ger votre famille en cas d’attaque sur leurs droits. Comment réagissez-​vous à la loi d’immigration qui a été pro­mul­guée en jan­vier 2024 ?
R.B : Je réagis très mal à cette loi. Si je suis deve­nue comé­dienne, c’est presque un acci­dent de par­cours, car je rêvais de deve­nir avo­cate. Je m’étais ins­crite dans un cours de théâtre avec la pers­pec­tive d’y déve­lop­per l’art ora­toire pour rendre jus­tice aux miens et aux autres. Cette loi sur l’immigration est la plus grosse erreur que l’on puisse ima­gi­ner. Quand on fait ren­trer, à juste titre, Robert Badinter au Panthéon, on ne peut pas “en même temps” (comme ils disent), voter une telle loi. Il en est de même pour Missak Manouchian. Mais on devrait aus­si expri­mer une gra­ti­tude immense à l’égard des mil­lions d’anonymes qui par­ti­cipent à la gloire de ce pays chaque jour. Mes parents s’éreintaient pour tra­vailler en France. Je ne les ai jamais vus en arrêt mala­die. C’était un che­min de croix. Ils s’accrochaient à leurs papiers comme à des reliques pré­cieuses, parce qu’ils les avaient obte­nus à la sueur de leur front et qu’ils redou­taient plus que tout qu’on les leur retire. Au lieu de s’attaquer aux vrais pro­blèmes urgents comme l’école, les dis­pa­ri­tés sociales et éco­no­miques, on s’attaque à quelque chose qui par­ti­cipe à bri­ser notre huma­ni­té. Cette chose si belle dont nous nous sommes tar­gués si long­temps, la patrie des droits de l’homme est mal­me­née, voire anéantie.

Le dia­logue avec votre père se pour­sui­vra, vous le lui pro­met­tez à la fin du livre. Comment se pour­sui­vra votre che­min dans l’écriture ?
R.B : J’aimerais écrire un jour le por­trait de ma mère. Je la tanne avec cela. Je ne la lâche pas ! Elle se confie plus que mon père, d’ailleurs. Mais pour l’instant, je ne fais que gla­ner ses récits. Mon écri­ture prend un autre che­min. Je me lance dans un roman. Le thème reste auto­bio­gra­phique et lié à la quête d’identité dans cette France que je veux conti­nuer d’explorer. J’y tra­vaille tous les jours. Et c’est très sti­mu­lant. D’une part parce que, dans l’écriture, on n’a besoin de per­sonne. Et, sur­tout, parce qu’on se débar­rasse, enfin, de cette notion de désir que l’on doit sans arrêt sus­ci­ter en tant que comé­dienne. Une actrice, contrai­re­ment à un acteur, est comme une ath­lète de haut niveau. Sa car­rière est limi­tée dans le temps. J’ai tou­jours eu beau­coup de mal avec cette notion. C’est pour cela que j’ai sou­vent cher­ché à m’échapper en me met­tant à la réa­li­sa­tion ou à la chan­son (avec Gaëtan Roussel). Dans l’écriture, je n’ai de compte à rendre à per­sonne. Et je n’ai pas à com­po­ser avec des tas de choses qui, en vieillis­sant, me gonflent de plus en plus, pour par­ler crû­ment ! Pendant long­temps, j’ai été inti­mi­dée par l’écriture. En tant que comé­dienne, j’étais la voix de ces auteurs et autrices pour qui j’avais une admi­ra­tion sans bornes. Mais j’ai désor­mais fait sau­ter ce ver­rou et je me sens aujourd’hui capable d’écrire. C’est un émerveillement ! 

Kaddour, de Rachida Brakni. Stock, 197 pages, 19,50 euros.

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