Chaque mois, un·e auteur·rice que Causette aime nous confie l’un de ses coups de cœur littéraires.
L’héritage de Gabriel Garcia Marquez a été lourd à porter pour la littérature colombienne. Rien n’a poussé au pied du géant, à l’exception peut-être d’Alvaro Mutis. Le « réalisme magique » a tenu lieu d’histoire pour un pays qui, en même temps, était coupé du monde par une sanglante guerre civile.
Aujourd’hui, une paix fragile est revenue. Les étrangers visitent en nombre ce pays superbe. En même temps émerge une nouvelle génération d’auteurs colombiens de grand talent. Ils ont fait d’immenses efforts pour se libérer de l’influence du patriarche des lettres colombiennes. Certains y sont brillamment parvenus. L’un des plus remarquables est Juan Gabriel Vasquez.
Pour construire son œuvre, Vasquez a longtemps séjourné à l’étranger et s’est intéressé à des écrivains de divers horizons, de Julio Cortazar à Joseph Conrad et bien d’autres. Son dernier roman, Le Corps des ruines, est une plongée vertigineuse dans l’histoire de son pays. Il s’en explique lui-même : « J’ignore quand j’ai commencé à me rendre compte que le passé de mon pays me semblait nébuleux et obscur comme un terrain plongé dans les ténèbres et je suis incapable de me rappeler le moment précis où tout ce que j’avais cru vraiment fiable et prévisible – l’endroit où j’ai grandi, la langue que je parle, ses coutumes, son passé qu’on m’a enseigné à l’école et à l’université, son présent que j’ai pris l’habitude d’interpréter ou de feindre de comprendre – s’est mis à devenir un territoire peuplé d’ombres d’où jaillissaient des créatures horribles au moindre instant d’inattention. »
En 1948, le politicien libéral Gaitan est assassiné à Bogota, et sa mort plonge le pays dans un chaos meurtrier. Le roman de Vasquez commence en 2014, quand le costume du défunt, exposé comme une relique, est volé par un certain Carlos Carballo. En apparence, il s’agit d’un fou, mais, peu à peu, cet étrange personnage entraîne Vasquez, qui refuse pourtant les théories du complot, à mener une enquête et à remettre en question toutes les vérités officielles. Par un jeu narratif fascinant, on découvre les liens entre cet épisode et un autre meurtre célèbre, commis en 1914 contre le général Uribe Uribe, massacré à coups de hache non loin de la place Bolivar.
On a comparé la méthode de Vasquez à celle de Philippe Jaenada : tous deux se mettent en scène dans leur enquête. Ils creusent, décortiquent, ne s’arrêtent jamais aux apparences.
L’œuvre de Vasquez, par des voies totalement originales, retrouve, à sa manière, le réalisme magique. Car à force d’ouvrir des portes derrière des portes, on retrouve dans ce roman une Colombie tragique et mystérieuse qui n’est pas sans rappeler la fascinante poésie de Cent ans de solitude.
Le Corps des ruines, de Juan Gabriel Vasquez. Traduit de l’espagnol (Colombie) par Isabelle Gugnon. Éd. Seuil, 512 pages, 23 euros.
En librairie : Les Sept Mariages d’Edgar et Ludmilla
« Il n’y a pas d’amour heureux », dit le poète. C’est ce qu’on va voir, répond Jean-Christophe Rufin. Dans son nouveau roman, l’académicien accomplit une prouesse : nous faire rêver, vibrer, voyager autant que dans un roman de Melville… mais avec une histoire vraie, celle d’Edgar et Ludmilla, couple improbable et passionné, qui se marieront sept fois. À 20 ans, ils n’ont aucune chance de se rencontrer. Edgar enchaîne les jobs de reporter pour des magazines parisiens. Ludmilla escalade en chantant les arbres de son village ukrainien. Ces deux-là vivent le coup de foudre, le vrai. Mais le chemin à parcourir est long, tumultueux. En conteur né, qui les a connus de (très) près, Rufin nous entraîne à toute berzingue dans une histoire qui est en partie la sienne, nous fait traverser l’Ukraine, l’Afrique jusqu’à l’Amérique des années 1950 à 2000 avec la surprise pour seul guide. Car « souvent, dit aussi le poète, l’inattendu arrive ». L.M.
Les Sept Mariages d’Edgar et Ludmilla, de Jean-Christophe Rufin, de l’Académie française. Éd. Gallimard, 384 pages, 22 euros.