Au Brésil, être noire et accoucher n’est pas une mince affaire. Les stéréotypes véhiculés sur « la femme noire forte » conduisent à de nombreux manquements qui font d’elles les premières victimes de violences obstétricales, pouvant parfois aller jusqu’à la mort.
Amanda Pereira, Alyne Pimentel, Rafaela Silva… Toutes sont des jeunes femmes noires mortes pendant leur accouchement. Alors que la proportion de femmes noires est presque égale à celle de femmes blanches au Brésil, tous les ans, en moyenne 63 % des femmes qui meurent en couches sont noires. « Quand tu survis, que tu sors de l’hôpital avec ton bébé dans les bras, c’est ça que nous, femmes noires, définissons comme un accouchement réussi », affirme Priscilia Pereira.
Priscilia travaille dans un centre d’animation adossé à une favela, dans le nord de Rio de Janeiro. Entre deux tâches, elle conte le récit de la mort de sa nièce. « Amanda avait 21 ans et avait hâte d’accueillir son enfant. Son accouchement a été long et épuisant, les médecins blancs voulaient forcément qu’elle accouche par voie basse. Ils disaient qu’elle était noire, qu’elle savait accoucher. Pendant tout le travail, Amanda a expliqué avoir mal, mais personne ne l’a écoutée. Les médecins considéraient qu’elle en faisait trop. » La jeune femme a subi une épisiotomie dont la déchirure est arrivée jusqu’à l’anus, un médecin serait monté sur son ventre pour faire pression.
Après plusieurs heures de souffrance, Amanda donne naissance à un petit garçon de plus de cinq kilos. Elle aurait continué à demander de l’aide, mais considérant qu’elle surjouait, les médecins lui ont donné un tranquillisant. « À ce moment, elle n’avait pas la possibilité de dire qu’elle était en train de mourir, qu’elle ressentait la douleur, car elle était droguée. À aucun moment, ils n’ont regardé son dossier médical, ils n’ont pas su pour son anémie. Elle est morte le jour de son accouchement. Trois mois plus tard, son enfant aussi. » C’est à chaudes larmes que Priscilia termine son récit.
Le ministère de la Santé au Brésil rapporte qu’en 2019, 1 523 décès maternels ont été recensés chez les femmes âgées de 10 à 49 ans, dont 67 % ont résulté de complications obstétriques directes. Parmi les victimes de ces complications, on compte 681 Noires, 298 Blanches, 18 Indigènes et une personne asiatique. La race de 27 autres victimes n’a pas été dévoilée. Les régions du pays ayant les chiffres les plus élevés sont aussi celles comptant le plus de personnes noires : le Sud-Est et le Nord-Est.
« Notre vie n’a pas d’importance »
« C’était il y a sept ans, mais Amanda n’était pas la première et elle n’a pas été la dernière, appuie sa tante Priscilia. En 2020, il y a encore des Amanda et ce sont de jeunes médecins qui reproduisent les mêmes erreurs. Notre vie n’a pas d’importance. La vie de ma nièce n’avait pas d’importance. Celle de son bébé non plus. Ils ont retiré à une femme noire son droit d’exprimer sa douleur, d’exprimer le fait qu’elle était en train de mourir. »
Au Brésil, les violences obstétricales sont monnaie courante pour toutes les femmes. Le pays possède le plus haut taux de césariennes au monde, 55,5 % des naissances. Une femme sur quatre déclare avoir été victime de violences obstétricales et 66 % de ces femmes sont Noires. « Elles sont celles qui reçoivent le moins d’anesthésie durant l’accouchement, mais aussi celles qui ont le moins d’informations concernant leurs droits. Peu importe le milieu social. La couleur de peau vient en premier », dénonce Chenia d’Anunciacao, une doula (une accompagnatrice pendant l’accouchement) noire de Salvador de Bahia.
Les femmes noires sont victimes de violences obstétricales lors de l’accouchement et pendant la période post-partum. « Elles sont également exposées à une double discrimination et à l’intersection des deux types de violence – obstétrique et raciale – qui se chevauchent. Ainsi, la violence obstétricale entraîne souvent leur mort », indique Emmanuelle Goes, docteure en épidémiologie, activiste pour les droits reproductifs des femmes noires, et féministe du mouvement brésilien Femmes noires féministes.
Le racisme, l'origine du mal
Face à l’implacable réalité des chiffres, le gouvernement d’extrême droite de Bolsonaro répond par la censure. En mai 2019, le ministère de la Santé brésilien a lancé une directive qui demande d’éviter, voire d’interdire l’utilisation du terme « violence obstétricale » dans les documents de politique publique. « On vit dans un pays où le gouvernement ne veut même pas se poser la question de savoir comment réduire la mortalité maternelle des femmes noires. On a les chiffres, mais ce dont on a besoin aujourd’hui, c’est d’agir », souligne la docteure, avant d’ajouter : « Le racisme est à l’origine de ces systèmes inégalitaires. L’exploitation et la déshumanisation des femmes noires sont le résultat de ces stéréotypes. Sans le racisme au centre du débat et de la réflexion, il n’est pas possible de changer cette réalité. »
Dans certaines régions, la voix des femmes noires est encore moins entendue. Tout au nord du Brésil, dans l’État d’Amazonas, c’est seulement en 2013 que la première dénonciation pour violences obstétricales a eu lieu. Gabriela Repolho en est l’auteure. Mère de deux enfants, elle se souvient de ce matin, quelques jours après son accouchement il y a sept ans : à son réveil, elle se rend compte qu’elle ne voit plus que très mal. « J’ai perdu partiellement la vue de l’œil gauche à cause de négligence médicale. J’ai accouché dans une clinique privée où l’on m’a reproché de voler la place de femmes blanches. Quand j’expliquais durant les rendez-vous médicaux que je ne voyais pas bien de mon œil gauche, on me disait d’attendre. » Les conséquences malheureuses d’une pré-éclampsie qui aurait pu être soignée si Gabriela avait été entendue.
Depuis la dénonciation de Gabriela Repolho, 141 femmes de la région ont suivi le mouvement. Même s’il leur faut parfois cinq jours de pirogue depuis la forêt amazonienne pour le faire. « Le gouvernement utilise notre éloignement pour ne pas prendre en considération notre vécu », explique Alessandrine Silva, membre du collectif Humaniza qui lutte contre les violences obstétricales en Amazonas.
Manque de représentativité
Dans d’autres grandes villes comme Sao Paulo, Manaus, ou encore Rio de Janeiro, les femmes noires mettent en place des espaces de prévention, d’information et d’accompagnement des femmes noires de banlieues. « Une femme que l’on aide est une personne de plus pour aider d’autres femmes dans le besoin », explique la fondatrice du collectif de Rio de Janeiro Maman et plus. D’autres se dédient aux femmes sans domicile, qui sont majoritaires parmi les femmes noires. « Par manque de moyens ou par peur des violences du corps médical, les femmes noires vont très rarement voir un médecin. Quand elles sont dans la rue, elles n’y vont presque jamais. Nous sommes là pour les accompagner pendant et après la grossesse », explique Emmanuel Santi.
À Salvador de Bahia, capitale de la culture afro-brésilienne, des femmes noires font le pari que si la question économique est réglée, alors elles pourront avoir droit à un accouchement humanisé. Depuis deux ans, Laura Daltro, Chenia d’Anunciacao, Sueide Fereira, Claudio Santos et Mag Antunes ont formé le collectif Doulas noires. Elles sont doulas pour des femmes noires des banlieues de Salvador, sans contrepartie financière. « Se payer une doula, ce n’est pas facile pour une femme noire en situation de vulnérabilité. Ce n’est pas qu’au Brésil toutes les personnes noires sont pauvres, mais elles y sont plus exposées », détaille Laura. L’autre idée du collectif est de former un maximum de femmes noires à être doulas. « Il y a un manque de représentativité des personnes noires dans ce domaine. Les femmes ne devraient pas avoir à choisir entre un accouchement humanisé et mourir », poursuit la doula.
Une forme de résistance nécessaire face au racisme institutionnel de l’actuel gouvernement. « Le développement du Brésil se fait au prix de beaucoup de violences dont sont victimes les Noirs et les Indigènes, qui sont déshumanisés, ajoute Laura Daltro. Ils disent qu’on est tous humains, mais les Noirs sont ceux qui meurent le plus. Les hommes meurent aux mains de la police et les femmes meurent dans les mains des médecins pendant qu’elles donnent la vie. »
Le Brésil n’est pas le seul pays où les femmes noires sont les premières victimes des violences obstétricales. Dans d’autres pays comme les États-Unis, l’Angleterre ou encore la France, à cause du fameux supposé « syndrome méditerranéen » (le fait de considérer que les personnes non blanches surjouent leur douleur), les femmes noires sont plus exposées aux violences obstétricales.