Les pauvres, cobayes idéaux des labos

Jill Fisher, cher­cheuse en méde­cine sociale à l’université de Caroline du Nord, aux États-​Unis, s’est immer­gée pen­dant trois ans dans le monde opaque et déran­geant des cobayes humains. Ces Américain·es qui testent, à haute dose, les médi­ca­ments avant qu’ils n’arrivent sur le marché. 

CAUSETTE COBAYES HUMAINS FINAL
© Illustration Grégoire Gicquel pour Causette

Causette : Strictement enca­drées en Europe, ces pra­tiques sont déré­gu­lées aux États-​Unis. Qui sont ces « loueurs de corps » et quelles sont leurs motivations ?

Jill Fisher : Pour l’étude, nous avons sui­vi avec mon équipe 180 volon­taires amé­ri­cains, en bonne san­té et de tout âge, à qui nous avons garan­ti un ano­ny­mat total. L’industrie phar­ma­ceu­tique dépend d’individus comme eux pour tes­ter les médi­ca­ments expé­ri­men­taux. La plu­part d’entre eux étaient issus des mino­ri­tés noires (40 % des par­ti­ci­pants) et his­pa­niques (21 %) du pays. La moi­tié des per­sonnes que nous avons sui­vies n’avaient pas étu­dié au-​delà du bac­ca­lau­réat. Le point com­mun des volon­taires est la pré­ca­ri­té et leur unique moti­va­tion, l’argent. Les per­sonnes qui s’engagent dans les essais cli­niques n’ont pas de tra­vail fixe et doivent trou­ver un moyen de « joindre les deux bouts ». Parmi elles, celles qui ont connu la déten­tion sont sur­re­pré­sen­tées : aux États-​Unis, trou­ver un tra­vail tra­di­tion­nel après être pas­sé par la pri­son relève du par­cours du com­bat­tant. Mais dans les cli­niques de tests de médi­ca­ments, elles ne sont pas discriminées. 

Les par­ti­ci­pants ont-​ils d’autres sources de reve­nus que l’industrie phar­ma­ceu­tique, ou travaillent-​ils à temps plein pour celle-ci ?

J. F. : 80 % se prêtent aux essais de manière régu­lière. Ils peuvent s’en éloi­gner par moments, mais y reviennent lorsque le besoin d’argent se fait sen­tir. 20 % sont de véri­tables cobayes profes­sionnels qui ne vivent que du tra­vail pour les indus­triels du médicament.

Comment en viennent-​ils à cette activité ?

J. F. : Par le bouche-​à-​oreille. Peu de gens aux États-​Unis savent qu’il est pos­sible de gagner de l’argent en par­ti­ci­pant à des essais cli­niques. C’est un monde caché, auquel ils accèdent géné­ra­le­ment parce qu’ils connaissent quelqu’un qui s’y est déjà essayé et à qui ils font confiance. 

Comment intègrent-​ils ensuite cette acti­vi­té dans leur vie quotidienne ?

J. F. : Ils bou­le­versent leur quo­ti­dien pour être recru­tés par les firmes. Les par­ti­ci­pants qui jonglent avec des petits bou­lots sont prêts à poser plu­sieurs jours de congé pour inté­grer une cli­nique. Les « par­ti­ci­pants en série » se livrent, eux, à une véri­table chasse à l’essai cli­nique à l’année. Certains voyagent des mil­liers de kilo­mètres, de la côte Est à la côte Ouest, en pas­sant par le Middle West. Ils déve­loppent une véri­table exper­tise du sec­teur et par­viennent à être au cou­rant des expé­riences qui vont com­men­cer. Ils sont sans cesse contraints de cher­cher des essais pour les­quels ils sont de « bons can­di­dats » et pour les­quels ils ont une chance d’être sélec­tion­nés. Beaucoup s’épuisent à la tâche.

Ont-​ils conscience des risques pour leur san­té ? Quelle rela­tion entretiennent-​ils avec ce risque ?

J. F. : Oui, ils en ont conscience et l’acceptent. À l’échelle d’un essai cli­nique unique, le risque est réduit. Statistiquement, de 2 à 3 % des par­ti­ci­pants déclarent un effet secon­daire grave à la prise de la molé­cule. Mais les nau­sées, les diar­rhées, les symp­tômes grip­paux ou la som­no­lence sont leur lot quo­ti­dien. Ils acceptent de se mettre dans de tels états, car ils savent que la situa­tion est tran­si­toire. En revanche, beau­coup d’entre eux ont peur des effets à long terme. Cependant, l’appré­ciation du risque pour leur san­té est inti­me­ment cor­ré­lée au déses­poir et à l’angoisse que leur pro­cure leur situa­tion éco­no­mique. Pour les plus pauvres, les risques liés aux médi­ca­ments en déve­lop­pe­ment sont per­çus comme minces en com­pa­rai­son des menaces qui pèse­raient sur eux sans une ren­trée immé­diate d’argent. Chez cer­tains, le sen­ti­ment d’exploitation s’efface même, au pro­fit d’un sen­ti­ment de gra­ti­tude pour l’industrie pharmaceutique.

Existe-​t-​il un cadre légis­la­tif pour les protéger ?

J. F. : Non, la loi amé­ri­caine ne pré­voit rien. En revanche, il y a une norme dans ce busi­ness qui impose une période de « net­toyage » aux volon­taires, qui sont cen­sés ne par­ti­ci­per à aucun essai pen­dant une période de trente jours. Durant ce « break » impo­sé, beau­coup sont obsé­dés par l’idée de puri­fier leur corps des médi­ca­ments admi­nis­trés. Ils font des cures de jus de cran­ber­ry, prennent des com­plé­ments ali­men­taires en tout genre pour se remettre rapi­de­ment sur pied… pour se tran­quilli­ser ou pour inté­grer dès que pos­sible un nou­vel essai clinique. 

Certains volon­taires enfreignent-​ils la règle ?

J. F. : C’est rare, mais cela arrive. Il existe des sys­tèmes de cen­tra­li­sa­tion des don­nées pour véri­fier que les par­ti­ci­pants res­pectent bien ces pauses, mais ils ne sont pas géné­ra­li­sés. La règle des « trente jours » est, en pra­tique, pos­sible à contour­ner. Les cobayes de métier savent quelles cli­niques les uti­lisent et ils intègrent cette infor­ma­tion à leurs stra­té­gies pour se faire recru­ter. De 1 à 2 % des per­sonnes uti­lisent même plu­sieurs noms pour ne pas se faire repérer.

Les volon­taires parviennent-​ils à vivre de leur activité ?

J. F. : Non. Au tarif moyen de 200 à 300 dol­lars [de 175 à 265 euros, ndlr] la nuit en cli­nique, la plu­part des gens ne par­viennent pas à gagner plus de 20 000 dol­lars [17 650 euros] par an, ce qui les main­tient en deçà du seuil de pau­vre­té amé­ri­cain. Et à par­tir de 45 ans, les indus­triels sont de plus en plus réti­cents à les embau­cher. Leurs organes ne sont plus aus­si per­for­mants que ceux de per­sonnes jeunes et ils ne cor­res­pondent plus au « corps idéal » des firmes. Ils sont alors pro­gres­si­ve­ment exclus de ce grand marché. 

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