Le 3 novembre, le monde entier aura les yeux rivés sur l’élection présidentielle américaine qui départagera deux vieux mâles blancs. Mais, depuis les élections de mi-mandat de 2018, c’est essentiellement avec des jeunes femmes racisées, que la révolution se prépare. De élues progressistes secouent le paysage politique. Leurs objectifs : dégager Trump et changer le Parti démocrate.
Cori Bush – rien à voir avec George père et fils – n’a pas loupé son mois d’août. Cette ancienne infirmière, pasteure et activiste au sein du mouvement Black Lives Matter a, coup sur coup, guéri du Covid et remporté une primaire face au baron local en poste depuis vingt ans. Pas mal ! La première circonscription du Missouri, où elle a concouru, vote démocrate depuis toujours. Sa qualification face au sortant William Lacy Clay lui assure quasiment une victoire lors des prochaines législatives, prévues le 3 novembre en même temps que la présidentielle et destinées à renouveler toute la Chambre des représentants et un tiers du Sénat. Dans quelques semaines, elle devrait faire ses premiers pas au Congrès et être la première femme noire à siéger pour son État. Après avoir mené campagne sur le terrain et, Covid oblige, parfois depuis son lit, Cori Bush brûle désormais de s’atteler à sa future tâche. « Je n’allais pas laisser cette maladie m’arrêter dans mon combat, a‑t-elle raconté dans une interview sur la chaîne ABC, le 21 août. J’avais peut-être temporairement perdu mon souffle, mais la plupart des citoyen·nes de ce pays s’étoufferont pour de bon si on ne fait rien. »
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L’Amérique est à cran, déchirée par de très fortes tensions raciales, et les élections à venir s’annoncent décisives. Le 3 novembre, le monde entier aura les yeux rivés sur le duel présidentiel entre Donald Trump et Joe Biden, deux hommes blancs de 74 ans et 77 ans… Même si l’un des deux candidats est nettement moins flippant que l’autre, l’affiche n’a rien de bien excitant. Mais au cœur du pays, une nouvelle garde fourbit ses armes. Et elle fait plaisir à voir et à entendre.
Une profonde colère
New York, Missouri, Michigan…, de plus en plus de novices aux idées progressistes, comme Cori Bush, s’imposent dans les duels démocrates. Comme une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, ces nouvelles voix sont féminines. Ces deux dernières années aux États-Unis, les femmes ont cessé de faire de la figuration en politique. Si on rembobine, on voit que tout part d’elles et de leur colère devant l’arrivée de Trump au pouvoir. Le premier mouvement de protestation de grande ampleur a été mené par des femmes. La Women’s March du 21 janvier 2017, organisée le lendemain de l’investiture officielle, a rassemblé plus de 4 millions de personnes dans tout le pays. « Trump a mis tout le monde dans la rue : les femmes, les jeunes et les défenseur·euses du climat, détaille Célia Belin, chercheuse invitée à la Brookings Institution et autrice du livre Des démocrates en Amérique. Mais très vite, elles se sont dit que ça n’était plus suffisant, qu’il fallait s’impliquer davantage dans la vie politique en se présentant aux élections. » Et ça a marché. D’après les données collectées par le Center for American Women and Politics de l’université Rutgers, dans le New Jersey, en 2018, 182 femmes démocrates ont obtenu la nomination de leur parti pour les élections à la Chambre des représentants. Au total, elles sont 88 à y défendre les couleurs démocrates. « Lors des primaires pour les élections de mi-mandat en 2018, on a vu la victoire d’un grand nombre de femmes, toutes meurtries par l’arrivée de Donald Trump et bien décidées à s’emparer du pouvoir, rappelle Célia Belin. C’était une vague démocrate, une vague de femmes, une vague de nouveaux visages. » Cette année, 183 candidates sont en lice.
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Quand elle arrivera à Washington, Cori Bush pourra donc compter sur ses sœurs de lutte, en poste depuis deux ans : les membres que la presse et le microcosme politique ont baptisés « The Squad » ou « la brigade », en français. Mais ça sonne moins bien… Une dream team composée de quatre élues issues des minorités : Alexandria Ocasio-Cortez, élue du Bronx et du Queens à New York et la plus connue du lot ; Rashida Tlaib, élue dans le Michigan ; Ilhan Omar, qui représente le Minnesota ; et Ayanna Pressley pour le Massachusetts. Quatre femmes fortes. Quatre femmes fières. Et, évidemment, féministes, radicales et en colère. Quatre femmes qui viennent surtout bousculer les codes de l’establishment. « Elles ont fait exploser l’image habituelle de l’élue politique, analyse la politiste Melissa Deckman. Elles se situent dans une logique de confrontation et savent manier leurs comptes Twitter ou Instagram à la perfection. » Avec leur aisance et leurs récits personnels touchants (lire page 52), elles créent un lien plus direct avec leur électorat. « Jusqu’à présent, les figures féminines emblématiques du Parti démocrate, comme Hillary Clinton ou la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, étaient surtout issues de grandes familles rompues aux codes politiques. Avec les membres de The Squad, on change de registre », poursuit Melissa Deckman. La professeure de science politique, Kelly Dittmar, membre du Center for American Women and Politics, lui emboîte le pas : « On assiste à l’arrivée de nouveaux profils qui collent à la grande diversité raciale, sociale et idéologique du parti et du pays. »
Place aux femmes racisées
Coller à la réalité démographique des cinquante États américains, voilà l’enjeu crucial. D’après les projections du bureau américain du recensement, d’ici à une quarantaine d’années, les minorités noires, asiatiques et hispaniques représenteront la majorité de la population. Le Parti démocrate a compris que son salut électoral passerait par le renouvellement et la place accordée aux femmes en général, et aux femmes noires ou racisées en particulier. De toute façon, aux États-Unis, l’électeur démocrate de base, la cible ultime, est une électrice. Une électrice noire même. En 2017, Tom Perez, le président de l’instance dirigeante du Parti démocrate, le DNC, avait estimé que les femmes noires étaient « la colonne vertébrale du parti ». Le choix de Kamala Harris comme colistière de Joe Biden s’inscrit dans cette logique de reconnaissance de leur poids politique. En face, le Parti républicain campe sur sa ligne en se vendant comme la valeur refuge des mâles blancs persécutés. Quelques très rares femmes, y compris racisées, ont déjà occupé des fonctions de premier plan dans le camp conservateur, bien entendu. Condoleezza Rice, par exemple, a été conseillère à la Sécurité nationale entre 2001 et 2005 aux côtés de George W. Bush – mais elle fait figure d’exception. Ah si, il y a aussi Candace Owens, jeune femme noire de 31 ans et figure montante de la droite dure, qui a créé le Blexit, mélange de Black et Exit, un mouvement destiné à encourager les femmes racisées à ne pas voter démocrate justement. Dans les rangs du pouvoir législatif, les bancs républicains restent monochromes et masculins. Un seul chiffre résume tout : pour cette mandature au sein de la Chambre des représentants, on compte – accrochez-vous bien – 90 % d’hommes blancs ! Bienvenue au boys’ club. Côté démocrates, ils ne sont que 38 %.
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Plus de poids pour la gauche
La mixité parmi les élu·es et candidat·es du Parti démocrate n’est pas venue toute seule. Elle est le résultat du travail de terrain mené par un comité d’action politique indépendant baptisé Justice Democrats. Fondé en 2017 par d’anciens membres de la campagne de Bernie Sanders, la figure tutélaire de la gauche américaine, ce groupe a mené un travail de fond pour identifier les candidat·es capables de défier les démocrates centristes dans leurs circonscriptions et les soutenir financièrement, afin de pousser la Chambre des représentants le plus à gauche possible. Pour le moment, le Parti démocrate reste très centre droit. Mais toute la stratégie vise à influer sur la ligne majoritaire pour modifier le rapport de force. Joe Biden a d’ailleurs repris certaines propositions dans son programme. « Ces deux courants ont besoin l’un de l’autre, estime Melissa Deckman. Pour le moment, l’unité se fait autour d’un seul but : battre Trump. »
Justice Democrats défend l’assurance maladie universelle, l’instauration d’un salaire horaire minimal à 15 dollars, l’annulation de la dette étudiante ou la mise en place d’un Green New Deal, afin d’allier transition écologique et retombées économiques pour le plus grand nombre. Autant de sujets désormais défendus par les membres de The Squad.
Mathieu Magnaudeix, correspondant à l’époque de Mediapart aux États-Unis et auteur du livre Génération Ocasio-Cortez, a suivi de près la naissance de ce courant. Il se souvient : « L’équipe de Justice Democrats a lancé un appel à candidatures en vue des élections de mi-mandat et reçu dix mille réponses. Ils ont mené une sorte de casting en fonction des profils et une dizaine de personnes sont largement sorties du lot, dont AOC [Alexandria Ocasio-Cortez, ndlr], qui a bluffé tout le monde. » Rashida Tlaib, Ilhan Omar ou Cori Bush faisaient aussi partie des recrues de 2018. Après un premier échec, Cori Bush a été à nouveau soutenue par Justice Democrats cette année, elle a pu lever trois fois plus d’argent via un système de dons individuels et mener une campagne plus efficace. Un système volontariste dont la France ferait peut-être bien de s’inspirer, non ? « Chez nous, les nominations sont beaucoup plus cornaquées par les partis politiques avec des logiques de courants et de synthèse, répond Mathieu Magnaudeix. Le mode de scrutin joue beaucoup. Aux États-Unis, la logique de la primaire est bien plus systématique, ce qui permet de faire éclore plus de nouveaux challengers. » Résultat, on attend toujours notre AOC.