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© Abigaïl Auperin

"La fugue" : une nou­velle éro­tique fémi­niste de Manon Buselli

A l'occasion de la sor­tie du beau livre Hold-​Up 21, aux édi­tions Anne Carrière, Causette offre à ses abonné·es une nou­velle éro­tique de Manon Buselli. Une bouillante his­toire de grève du silence… 

Sois à la mai­son à 18 h pour les enfants, moi je n’y serai pas.

À la lec­ture du SMS de son épouse, Paul est d’abord contra­rié d’avoir à chan­ger ses plans. Puis il s’en veut de ne pas avoir prê­té plus d’attention à leur conver­sa­tion de la veille. Pour être hon­nête, il s’agissait davan­tage d’une dis­pute que d’une conver­sa­tion, et Julia a peut-​être quelques rai­sons d’être fâchée. Il avait un article à rendre, ce n’était pas le bon soir pour une engueu­lade, il a été négligent. Mais il est vrai aus­si que sa femme est chiante en ce moment. D’ordinaire, il fait des efforts pour ne pas lais­ser les choses s’envenimer. Il fait montre de patience et de rete­nue, écoute ses griefs, et s’abstient par élé­gance de lui repro­cher cette insa­tis­fac­tion chro­nique qui pèse sur leur couple depuis quelques mois.

Il quitte la salle de classe et s’isole un ins­tant pour l’appeler. Il tombe sur son répon­deur. Une, deux, trois fois. Cette absence de der­nière minute ne l’arrange pas. Ça ne lui res­semble pas, Julia est tel­le­ment orga­ni­sée, la mère par­faite – de ce côté-​là, rien à redire. Il ter­mine ses cours, quitte la facul­té en avance. Enfin, pas vrai­ment, mais il avait rendez-​vous et doit pré­ve­nir Alice de son empê­che­ment main­te­nant. Elle est déçue. Il se sent un peu gou­jat de l’annuler alors qu’elle est déjà en route pour l’hôtel. Elle s’en remet­tra, et leur contrat est clair. Il la voit depuis presque deux mois. Elle suit son cours de « modèles lin­guis­tiques » à la Sorbonne. Alice s’est révé­lée être bien plus qu’une élève brillante et appli­quée. Ils parlent le même lan­gage ; le rythme, l’intensité, la tona­li­té ; ils se com­prennent et se font jouir sans mal. Paul regrette sou­vent de ne pas se don­ner plus de mal pour être un meilleur amant, une sorte de pro­messe qui devrait figu­rer de son côté du contrat. À cinquante-​cinq ans, il assume de trom­per sa femme parce qu’il a besoin de se ras­su­rer. Il se sent vieillir. Il n’est plus aus­si en forme, récu­père moins bien les len­de­mains de cuite, dort mal ; il a même l’impression de perdre un peu de ses facul­tés audi­tives. Alice lui donne une illu­sion de vic­toire sur le temps. En seize ans de mariage, c’est la pre­mière fois qu’il a une rela­tion sui­vie. Il ne culpa­bi­lise pas, il ne quit­te­ra jamais son épouse, il n’est même pas amou­reux de sa maî­tresse. Un type solide, quoi.

Le cou­loir est sombre, l’ampoule gré­sille, cela fait des semaines qu’il a pré­ve­nu le syn­dic, ça l’exaspère. Il intro­duit la clef dans la ser­rure, donne un tour, la porte n’est pas fer­mée. L’odeur de feu de bois embaume l’appartement comme chaque soir quand il rentre, été comme hiver, une odeur deve­nue fami­lière, l’expression d’une paix qu’il ne sau­rait véri­ta­ble­ment nom­mer. Depuis leur ins­tal­la­tion Julia voue un culte à cette che­mi­née. Elle peut pas­ser des heures devant, à boire, lire, tra­vailler, ne rien faire. « La che­mi­née de maman », c’est ain­si que l’appellent les enfants.

Il pénètre dans le séjour. Julia est assise dans son fau­teuil, les jambes repliées sous elle. Plongée dans un gros livre, elle ne semble pas avoir remar­qué sa pré­sence.
« Ben tu es là, fina­le­ment ? C’était quoi ce message ? »

Silence. Elle ne bouge pas d’un cil. « Chérie ? Ça va ? »

Il enlève sa veste, l’accroche au por­te­man­teau, pose ses clefs sur la console de l’entrée et revient au salon.
« Julia ? »
Elle tourne une page.

« Mais réponds-​moi. »
Il sou­pire fort pour sou­li­gner son désar­roi. Va dans la cui­sine se ser­vir un verre d’eau au robi­net, ouvre machi­na­le­ment le fri­go, le referme. Sur le bar il avise un tas d’enveloppes fer­mées. Habituellement, c’est Julia qui gère le cour­rier. Il déca­chette la pre­mière : les charges de copro­prié­té. Ça l’exaspère.
« Chérie, qu’est-ce qui ne va pas ? Parle-​moi. »
Elle a l’air d’aller fou­tre­ment bien et elle se tait, obs­ti­né­ment.
« Mais enfin, ça n’a aucun sens. Lâche ce bou­quin et regarde- moi ! »
Ça se bous­cule dans sa tête. C’était quoi le pro­blème hier ? Elle lui repro­chait… Ah oui ! D’être deve­nu « tran­chant », « auto­ri­taire », de la « déni­grer » ? Et lui, il lui a sor­ti quoi ? Que l’appartement était de plus en plus en bor­del… Merde ! Pas glo­rieux, il faut l’admettre.
« Chérie… Je suis déso­lé pour hier soir. »
Il se tient debout face à elle. Il se conten­te­rait d’un signe, d’un mou­ve­ment. Elle conti­nue de lire, comme s’il n’existait pas.
« Julia, c’est ridi­cule. Dis-​moi ce qui ne va pas. »
Le feu cré­pite dans la che­mi­née. Une bûche se fend dans l’âtre en un grand crac moqueur. Ça l’exaspère.
« Mais merde à la fin ! »
Julia pose son livre sur le gué­ri­don, se lève et, sans un regard, tra­verse le salon, l’entrée. Il la suit, par réflexe, l’interpelle encore. Elle par­court le long cou­loir qui mène aux chambres, de cette allure sou­ve­raine qui l’avait fait cha­vi­rer dès leur pre­mière ren­contre et qu’elle a eu l’impudence de per­fec­tion­ner au fil des ans. En regar­dant son cul cha­lou­per, il est pris de panique. Mais qu’est-ce qu’il est bête ! Elle a décou­vert sa liai­son. C’est ça, bien sûr ! Il faut qu’il trouve une parade. Non, il faut tout nier en bloc. Toujours nier en bloc.
Julia entre dans la chambre et se désha­bille, elle plie ses vête­ments sur le lit. Elle entre dans la salle de bains, der­rière le paravent. La vapeur enva­hit la pièce. Elle est forte, se dit-​il. Ou non. Il doit s’inquiéter pour rien. Elle ne gar­de­rait pas son calme de cette façon pour un adul­tère. Elle est fâchée pour tous les trucs sans impor­tance qu’il a dits hier et elle fait sa maligne. Debout sur le seuil de la douche, Paul, d’une voix pla­cide et sans lais­ser trans­pa­raître son aga­ce­ment, conti­nue de prê­cher pour un retour à la rai­son. Elle sort, il l’observe, nue, dans le miroir – ses côtes, son ventre creux, ses hanches à peine mar­quées –, la buée pare son reflet d’une sen­sua­li­té altière. Elle passe devant lui pour attra­per la ser­viette, le contourne comme un vul­gaire poteau. Paul s’impatiente, la pousse légè­re­ment du doigt.

« Parle. »
Elle se sèche, d’abord les jambes, puis le ventre, les bras. Il lui claque une piche­nette de vilain môme sur l’épaule.
« Parle. »
Elle met de[…]

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