En 1985, Duras publie La Douleur, où elle raconte son insupportable attente et sa souffrance durant la déportation de son mari Robert Antelme. Elle dit avoir écrit ce livre à partir des cahiers rédigés pendant la guerre, dont elle avait oublié l’existence et qu’elle a retrouvés quarante ans plus tard. Beaucoup l’accusèrent alors de mentir sur ce prétendu oubli et mirent en doute l’existence même des carnets. Dominique Blanc, qui a joué ce texte pendant trois ans, a souhaité faire le point sur cette question.
Olivier Corpet se souvient encore de ce jour de 1995 où l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens (P.O.L) a débarqué à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), dont il était à l’époque l’un des directeurs : « P.O.L est arrivé accompagné de Yann Andréa avec un gros sac de sport. Dedans : toutes les archives de Duras. Une inondation dans la maison de Marguerite les avait obligés à tout déménager en urgence. » C’est dans ce sac qu’Olivier Corpet trouve quatre petits carnets d’écolier aux couleurs passées écrits entre 1943 et 1949. Les fameux Cahiers de la guerre. Le premier contient des ébauches d’Un barrage contre le Pacifique. Les deux suivants, celles de La Douleur. Une découverte majeure. « Ces carnets sont très émouvants, raconte l’éditrice Sophie Bogaert, qui a participé avec Olivier Corpet à leur publication. Visuellement, ils sont superbes et très peu raturés. Comme écrits d’un seul jet. C’est un contact premier avec son écriture. On devine les moments de repentir, ceux où elle s’arrête. Il y a quelque chose de très physique. Et puis, sur une page ou l’autre, un gribouillage de son fils, Jean Mascolo. Pour un durassien, c’est bouleversant. » Dans les marges, des annotations en rouge qui datent, elles, des années 80, moment où Duras retrouve par hasard ces cahiers oubliés en haut d’une armoire et décide d’en faire un nouveau texte : La Douleur.
« Publier ces cahiers, en 2006, pour nous, c’était aussi une façon de réparer une injustice quant à la polémique », assure Sophie Bogaert. Olivier Corpet comprend que certains spécialistes aient pu douter : « Dans les cahiers, son écriture est très libre. Ça ne correspond pas à ce qu’elle écrit dans les années 40, époque où son écriture est plus convenue. On y trouve des expressions, un style que l’on ne retrouvera que beaucoup plus tard dans ses romans. » Sophie Bogaert confirme : « À ses débuts, elle essaie de faire du Hemingway. »
La découverte des cahiers prouve donc que Duras n’a pas menti quant à leur existence. Mais surtout, qu’elle avait trouvé son style très tôt. « Le cœur de son écriture, émotive, viscérale, est là, dès 1943. Les cahiers sont la matrice des écrits à venir. Ils contiennent l’architecture primitive de tout l’imaginaire durassien », assure Sophie Bogaert. En 1985, reprenant ses cahiers d’origine, l’écrivaine n’a fait que peaufiner, aménager pour finalement livrer ce texte bouleversant qu’est La Douleur, porté, quelques décennies plus tard sur la scène, tout aussi magistralement, par Dominique Blanc.