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La charge (monu)mentale de Noël

À l’approche des fêtes de fin d’année, la ques­tion de la charge men­tale devient omni­pré­sente dans la tête de nom­breuses femmes, qui doivent gérer des repas, des cadeaux, des vacances et pré­ser­ver pour leur entou­rage la féé­rie de Noël, évé­ne­ment qui n’a plus rien de magique pour elles-mêmes.

« J’essaie d’anticiper, sou­vent dès sep­tembre, les invi­ta­tions à don­ner, à rece­voir… et ne par­viens fina­le­ment jamais à évi­ter les ran­cœurs et frus­tra­tions des uns et des autres, déplore Karine, mère de trois enfants. Il va de soi que je tente de gérer la pro­blé­ma­tique du côté de ma propre famille, mais aus­si de celle de mon conjoint… qui pré­fère ne pas trop se mouiller ! » Pour beau­coup d’entre nous, les 24 et 25 décembre sont des casse-​têtes orga­ni­sa­tion­nels plu­sieurs semaines à l’avance et gâchent la vie de nom­breuses femmes, mères de famille ou non, qui prennent en « charge » les pré­oc­cu­pa­tions non seule­ment de leur foyer, mais aus­si de leur entou­rage, pas uni­que­ment proche. 

De cadeaux à cor­vées, il n’y a qu’un pas. Lorsque Causette a lan­cé un appel à témoi­gnages sur le sujet de la charge men­tale, de nom­breuses femmes sont venues vider leur hotte de mère Noël, cer­taines expli­quant que la thé­ma­tique « ne leur aura jamais autant par­lé ». « C’est moi qui rap­pelle à mon cher et tendre que, oui, on offre un cadeau à son filleul et c’est encore moi qui fais un petit tableau Excel pour savoir ce qu’on a ache­té et à qui, com­bien ça coûte, etc. C’est moi, tou­jours, qui prends les ini­tia­tives de cadeaux, sur­tout quand je vois la date fati­dique appro­cher », témoigne Carole, qui, pour­tant, estime son couple éga­li­taire le reste de l’année. Quant à Kassandre, bien trop fémi­niste au goût de sa belle-​famille, elle doit rap­pe­ler tous les ans à son com­pa­gnon de s’organiser avec son ex-​femme pour la garde des enfants à Noël. « Et sur­tout pré­ve­nir sa mère ou son père, s’il faut comp­ter les enfants à table ou non ! » 

Fanny est membre du col­lec­tif "T’as pen­sé à", un regrou­pe­ment de femmes qui dénoncent sur les réseaux sociaux les tur­pi­tudes de la charge men­tale dans nos foyers. Interviewée par Causette, elle pointe du doigt le fait que de nom­breuses femmes n’ont pas encore conscience de la charge men­tale qui leur incombe, ni du concept lui-​même. « Pour ma part, et suite à une sépa­ra­tion, j’ai réa­li­sé à quel point je fai­sais pas­ser mes besoins tou­jours après ceux de mon ex-​compagnon. Notamment au moment de Noël ! »

Les échéances de fin d’année cris­tal­lisent en effet les ten­sions dans de nom­breux foyers, et au sein du couple en par­ti­cu­lier. Coline Charpentier, fon­da­trice du col­lec­tif "T’as pen­sé à" parle de « points chauds » concer­nant les fêtes de famille et les vacances, deux sujets cumu­lés au moment de Noël. À la charge men­tale s’ajoute la charge émo­tion­nelle, car il faut gérer la course aux cadeaux, pré­ser­ver le mythe du père Noël pour les enfants, pré­pa­rer un repas qui conviennent aux « grands », et faire de ce moment de réunion fami­liale un sou­ve­nir inou­bliable. « Nous avons dis­cu­té avec le col­lec­tif de ce que j’appelle “l’obligation du sou­ve­nir”, comme un héri­tage lais­sé aux enfants, car en tant que parent, et spé­ci­fi­que­ment mère, on veut leur trans­mettre des choses posi­tives, leur offrir une enfance dont ils se sou­vien­dront en mar­quant le coup au moment des vacances et des fêtes, nous explique Coline. L’entourage a des attentes ! Et pour satis­faire Papi avec le menu, le petit-​neveu avec son jouet, cela implique de l’anticipation et, sur­tout, un stress latent pour que tout le monde soit bien à un moment cen­sé être fes­tif. Se sou­cier avant tout du bien-​être de son entou­rage, c’est ça la charge émo­tion­nelle et elle est sur­tout dévo­lue aux femmes. » 

Lire aus­si : Charge men­tale : fal­lait donc vous faire un dessin 

Lily n’a jamais fait de sapin jusque-​là, par conscience éco­lo­gique, mais aus­si par pra­ti­ci­té et manque de temps. « Cette année, c’est dif­fé­rent. Mon fils a 9 mois, il com­mence à cra­pa­hu­ter par­tout, mais j’ai tout de même fabri­qué un sapin en car­ton réuti­li­sable, pour créer un envi­ron­ne­ment fes­tif et ras­su­rant pour lui, au risque qu’il fasse tout tom­ber en s’y accro­chant ! » plai­sante la jeune femme, qui avait sol­li­ci­té son mari pour pré­pa­rer le sapin ensemble. « Il n’y a vu aucun inté­rêt, esti­mant que notre fils était trop petit pour com­prendre. Donc je m’en suis occu­pée seule… enfin, tout en sur­veillant le petit et en assu­rant mon télétravail. »

Ces pré­pa­ra­tifs devraient être de l’ordre du plai­sir, mais en réa­li­té, ils génèrent beau­coup de stress et sont sources de culpa­bi­li­té, notam­ment pour Karine : « Voilà plu­sieurs fois que je sug­gère à mon mari de par­tir en voyage pen­dant les fêtes de Noël : ne pas avoir à gérer les invi­ta­tions, les repas, les cadeaux, les sus­cep­ti­bi­li­tés de cha­cunMais il me rétorque tou­jours le même refrain : “Je com­prends bien, maistu ne peux pas faire ça aux enfants !” » De la même manière, gare à celles qui se sous­traient à la charge émo­tion­nelle d’alimenter le mythe du père Noël auprès de leurs enfants. « Mon conjoint, qui vient d’une famille très tra­di­tion­nelle, me le reproche tous les ans, c’est sys­té­ma­tique, raconte Catherine. Et je ne vous parle pas de ma char­mante belle-​mère qui tente coûte que coûte de ravi­ver le mythe auprès de notre petit der­nier, qui a 2 ans. » De fait, Catherine a le sen­ti­ment de pas­ser pour la « mère indigne » aux yeux de sa belle-​famille. Rien que ça. Cette année, au moins, les grands-​parents étant trop éloi­gnés géo­gra­phi­que­ment, et par sou­ci de res­pec­ter les direc­tives gou­ver­ne­men­tales, il n’y aura pas de réunion de famille élar­gie chez Catherine, qui recon­naît en être soulagée.

Certaines arrivent tou­te­fois à rompre les habi­tudes et à réin­ven­ter les fes­ti­vi­tés, comme par exemple Lolotte, qui, pen­dant de nom­breuses années, mariée à un musi­cien à l’emploi du temps char­gé, s’est accom­mo­dée comme elle pou­vait. « Comme mon mari était d’astreinte pour les tra­di­tion­nels concerts de Noël, j’ai dû faire une croix sur Noël le 24 et m’adapter. On fai­sait donc “notre Noël” à une date non conven­tion­nelle : un “pique-​nuit”, au pied du sapin avec le plat pré­fé­ré de cha­cun… que j’achetais tout fait chez le trai­teur ou sur­ge­lé, sans pres­sion ! » Séparée il y a quelques années, Lolotte vit désor­mais Noël avec encore plus de décom­plexion : « Une année, je me suis réser­vé une place au théâtre et après la repré­sen­ta­tion, je suis ren­trée chez moi en métro, mar­chant dans les rues déser­tées… Et je me suis gavée de cho­co­lat devant la télé ! » Depuis, le pre­mier cadeau qu’elle choi­sit, c’est le sien « car je le mérite », dit-​elle, allant tout à fait dans le sens de Coline Charpentier, qui invite les femmes à pen­ser à elles : « Il faut que cha­cun – adultes et enfants – exprime ses attentes afin que les femmes n’aient pas à anti­ci­per les desi­de­ra­ta des uns et des autres et s’épargner la charge men­tale et émo­tion­nelle de Noël. » Lolotte, non sans humour, se lance quant à elle dans le livre de Robert Benchley, Pourquoi je déteste Noël, et recom­mande déjà sa saine lecture.

Lire aus­si I Charge men­tale : les Mères Noël en ont plein la hotte


Petite his­toire de la charge mentale

Si elle a tou­jours exis­té, c’est à la socio­logue fran­çaise Monique Haicault qu’on doit les pre­miers tra­vaux sur son concept, dans les années 1980. La cher­cheuse a démon­tré à tra­vers une série d’enquêtes que la part de tra­vail domes­tique la moins visible concerne l’organisation et la ges­tion du foyer, et incombe qua­si­ment exclu­si­ve­ment aux femmes.
En 1990, l’expression de « charge men­tale » est employée et défi­nie pour la pre­mière fois par Danièle Kergoat, spé­cia­liste de la divi­sion sexuelle du tra­vail, en évo­quant le cas par­ti­cu­lier des infir­mières.
La des­si­na­trice et auteure fémi­niste Emma a ample­ment démo­cra­ti­sé la notion de charge men­tale à tra­vers une série de bandes des­si­nées depuis 2017, en fai­sant de ce concept un ensei­gne­ment néces­saire, relayé en 2018 par Coline Charpentier, pro­fes­seure d’histoire géo­gra­phie. Confrontée à son expé­rience per­son­nelle et à la fatigue de la mater­ni­té, elle décide, « entre un bibe­ron et un café », de créer le compte Instagram T’as pen­sé à pour ouvrir un espace de paroles à l’adresse de nom­breuses femmes dépas­sées. Son pre­mier post annonce : « Parce qu’aucun compte ne reprend ce que nous res­sen­tons. Parce que je vois de plus en plus de femmes qui ne savent pas mettre les mots sur leurs maux. Parce que la charge men­tale et émo­tion­nelle sont des poids qui nous empêchent de vivre nos vies. Parlons. » La publi­ca­tion a engen­dré de très nom­breux retours, qui démontrent à quel point le sujet de la charge men­tale a été négli­gé, mal­gré le tra­vail socio­lo­gique de fond ini­tié il y a qua­rante ans et jusque-​là très peu relayé. En ont décou­lé la for­ma­tion d’un col­lec­tif et la paru­tion d’un livre qui com­pile les témoignages. 

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